Catherine vit, pendant devant la poitrine du géant, de longs cheveux noirs, un visage verdâtre aux yeux clos.
Au seuil, le géant s'arrêta un instant, regarda tour à tour Kennedy encore courbé et Catherine, si droite et si pâle dans son fauteuil. Puis, remontant son fardeau sur son dos, il marcha droit à la jeune femme. Avant qu'elle ait pu seulement dire un mot, il avait fait glisser à terre, jusqu'à ses pieds, le cadavre de Marie de Comborn.
— J'ai trouvé ça près du lit de la rivière, dit-il rudement, dans un fourré où on aurait pu chercher longtemps. L'aurait fallu le plein été et l'odeur de charogne pour qu'on ait l'idée d'y aller voir.
Pétrifiée, Catherine regardait les serpents de cheveux noirs qui se tordaient sur le dallage jusqu'à ses pantoufles de velours. Les yeux de Marie, fixés par la mort, étaient emplis à la fois d'horreur et de fureur. Elle était morte comme elle avait vécu, en pleine colère, haïssant le ciel et la terre sans doute. Sur son corsage, à l'endroit du cœur, une grande tache brune avait séché. Kennedy, éberlué, regardait tantôt le cadavre, tantôt Gauthier qui se tenait auprès, jambes écartées, bras croisés, mais son sang-froid britannique reprit le dessus.
— Euh ! fit-il pointant un doigt vers le corps. Il me semble que ce n'est pas l'ourse ?
— C'était une sorcière ! cracha le Normand. Que les Nornes infernales aient son esprit damné !
Mais Catherine se penchait sur son ennemie morte, examinait le visage où la décomposition mettait des taches violettes, relevait les lèvres bleues sur les gencives. La mort prêtait à Marie de Comborn un affreux visage devant lequel Catherine frissonna. Instinctivement, elle se signa et demeura là, à genoux, sans pouvoir ni se relever, ni faire un geste.
Pourtant, elle regarda Gauthier.
— Qui l'a tuée ? En as-tu une idée ?
Pour toute réponse, il tira de sa tunique de cuir une dague à lame longue, encore tachée de sang séché, qu'il jeta sur les genoux de la jeune femme.
— Elle avait ça dans la poitrine, dame Catherine. Celui qui a frappé savait qu'il faisait justice !
Sur le velours noir de sa robe, Catherine vit luire, à peine terni par trois nuits dans l'humidité des bois, l'épervier d'argent des Montsalvy. Ses yeux s'agrandirent. La dernière fois qu'elle avait vu cette arme, c'était entre les doigts d'Arnaud, sur le chemin de ronde... il jouait avec en lui disant qu'il aimait sa cousine et voulait partir avec elle. Pourtant, Marie était là, morte, et c'était la dague des Montsalvy qui l'avait tuée !
— Arnaud !... souffla-t-elle. Je rêve !... Cela ne peut pas être lui !
— Si ! affirma Sara qui s'était approchée. C'est lui qui l'a tuée, n'en doute pas.
— Mais pourquoi ? Il m'a dit lui-même qu'il l'aimait...
Sara hocha la tête, prit des mains de Catherine la dague sanglante et la tourna un instant entre ses doigts bruns.
— Non, dit-elle doucement, il ne l'a jamais aimée ! Il a voulu que tu le croies ! Mais sans doute lui faisait-elle trop horreur pour qu'il pût longtemps supporter sa vue ! Il n'a pas eu le courage d'attendre plus longtemps ! Il a frappé.
D'un bond, Catherine, ressuscitée, se redressa. Elle empoigna Sara aux épaules et, mue par une force secrète, se mit à la secouer avec violence.
— Que m'as-tu caché ? Que savais-tu ? Que taisais-tu pendant que je mourais de désespoir ? Pourquoi cette comédie atroce qui m'a rendue folle ? Mais parle, parle ! Je saurai bien t'arracher les paroles de la gorge, même si je dois...
Malgré sa colère, elle s'arrêta, réalisant ce qu'elle avait failli dire et honteuse en proportion. Oui, elle avait failli menacer Sara, sa vieille Sara, sa plus fidèle amie, de la torture ! Quelle folie allumait donc dans son sang le seul nom d'Arnaud pour la conduire ainsi aux limites de la sauvagerie ! Sara avait baissé la tête, comme une coupable.
Fais ce que tu veux, murmura-t-elle. Je n'ai pas le droit de parler... J'ai juré sur la Madone et sur le salut de mon âme.
— Et vous avez tenu parole, Sara... Merci !
Au son de cette voix nouvelle, Catherine poussa un cri et se retourna. Mais elle dut empoigner le dossier de son fauteuil pour ne pas s'écrouler de tout son long. Au seuil de la porte, pâle et mince dans ses vêtements de daim noir, Arnaud de Montsalvy venait d'apparaître... Le cri s'étrangla dans la gorge de sa femme. Elle croyait voir un spectre. Mais le spectre vivait... Il avançait, lentement, vers elle et, dans ses yeux sombres, il y avait tout l'amour d'autrefois. Jamais il ne l'avait regardée avec cette tendresse désespérée.
— Toi ! souffla-t-elle. C'est toi ! Dieu m'a exaucée ! Il a permis que je te revoie !
Parce qu'il était là, plus rien ne comptait pour elle, tout avait disparu : le décor de cette chambre où elle avait agonisé d'amour, Gauthier, l'Écossais, Sara et même la triste dépouille de son ennemie. Il n'y avait plus que lui seul... lui, l'homme qu'elle aimait pardessus tout ! Qu'importaient les autres ?
Elle allait s'élancer vers lui, les bras tendus, folle de bonheur comme elle avait failli devenir folle de chagrin, mais, cette fois encore, il l'arrêta.
— Non, mon amour... ne t'approche pas ! Tu ne dois plus me toucher, plus jamais. Messieurs, voulez- vous nous laisser ? Merci à vous de ce que vous avez fait.
De nouveau, Kennedy balaya le sol de sa plume de héron, Gauthier mit un genou en terre, plantant son regard gris dans celui, si triste, de l'homme qu'en cette minute, enfin, il reconnaissait pour son seigneur.
— Messire Arnaud, dit-il, vous avez fait justice ? Pardonnez-moi d'avoir douté de vous. Désormais, je suis votre serviteur !
— Merci, fit Montsalvy mélancoliquement. Mais ton service sera bref. Et je regrette, mon camarade, de ne pouvoir, cette fois, te tendre la main.
Kennedy et Gauthier sortirent. Sara quitta la pièce pour retrouver Michel confié à sa grand-mère. Catherine et Arnaud demeurèrent seuls, face à face. La jeune femme dévorait des yeux son époux.
— Pourquoi, commença-t-elle d'une voix étranglée, pourquoi dis-tu que je ne dois... plus jamais te toucher ? Et cette abominable comédie ? Pourquoi m'avoir fait croire à ton amour pour une femme que tu haïssais, pourquoi m'avoir tant fait souffrir ?
— Il fallait que je le fasse. Il fallait qu'à tout prix je te détache de moi. Je n'ai plus le droit de t'aimer, Catherine... et pourtant jamais je ne t'ai autant aimée.
Elle ferma les yeux pour mieux goûter la divine musique de ces mots qu'elle avait bien cru ne plus jamais entendre.
Dieu tout-puissant ! Dieu de miséricorde ! Il l'aimait toujours ! Il brûlait toujours de cette passion qui la dévorait ellemême ! Mais pourquoi alors ces étranges paroles, pourquoi l'écarter de lui si obstinément ? Ce mystère qui les enveloppait tous deux depuis de si longs jours, Catherine sentait bien qu'elle allait le percer, mais, maintenant, il lui faisait peur et elle tremblait au seuil comme aux abords d'un gouffre.
— Tu n'as plus le droit de m'aimer ? répéta-t-elle péniblement. Mais qui pourrait t'en empêcher ?
— Le mal que je porte en moi, ma mie ! Le mal que j'aurais tant voulu te cacher parce que je craignais, par-dessus tout, de te faire horreur. Mais j'ai compris que je craignais plus encore ta haine, ton mépris. J'ai eu peur, si peur, que tu t'en ailles, que tu retournes vers l'autre ! Cela... te savoir dans ses mains, imaginer ton corps entre ses bras, ta bouche contre la sienne... cela, c'était l'enfer ! Je ne pouvais pas l'endurer. Mieux valait revenir... mieux valait tout te dire !
— Mais quoi ? Pour l'amour de Dieu, pour l'amour de notre amour, Arnaud, parle ! Je peux tout endurer... tout plutôt que te perdre.
— Et pourtant, Catherine, tu m'as déjà perdu ! C'est la mort que je porte et, mort, je le suis déjà plus qu'à demi.
— Mais que dis-tu ? Es-tu fou ? As-tu perdu l'esprit ? Mort ?
Brusquement, il lui tourna le dos comme s'il ne pouvait plus supporter l'angoisse du tendre visage.
— Mieux vaudrait pour moi l'être tout à fait et Dieu m'eût fait grande miséricorde s'il avait permis que je tombe, comme tant d'autres, dans la boue d'Azincourt ou sous les murs d'Orléans...
Catherine, tendue comme une corde d'arc, cria :
— Parle... par pitié !
Alors, il parla. Quatre mots, quatre mots terribles qui, durant des mois, allaient hanter les rêves de Catherine, l'éveiller en sursaut baignée d'une sueur d'agonie et s'enfler encore aux échos vides d'une chambre déserte.
— Je suis lépreux !... LEPREUX !
Puis il se retourna, la regarda, étouffa une exclamation de douleur. Jamais il ne lui avait vu ce visage de crucifiée. Elle avait fermé les yeux et de lourdes larmes roulaient lentement sur les joues pâles. Debout, très droite, les mains devant sa bouche, elle semblait ne se soutenir que par quelque prodige. Elle était si fragile, si désarmée, qu'instinctivement il tendit les bras... les laissa retomber presque aussitôt. Même cette dernière joie, pleurer ensemble, l'un contre l'autre, leur était refusée... Elle haletait doucement, à petits coups, comme la biche forcée qui n'a plus d'espérance. Il l'entendit murmurer :
— Ce n'est... pas possible ! Pas possible !
Le cri d'un oiseau qui rayait le ciel d'un vol rapide vint meubler le silence, fit entrer dans cette chambre le souffle de la terre, l'appel de la réalité. Catherine ouvrit les yeux et Arnaud, qui, ravagé d'angoisse, avait guetté le moment où les douces prunelles violettes se poseraient de nouveau sur lui, sentit son cœur fondre. Il n'y avait, dans leur profondeur chaude, ni dégoût, ni horreur... rien qu'un amour sans plus de limites que le grand ciel bleu. Les belles lèvres rondes s'entrouvrirent pour un sourire lumineux de tendresse.
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