Catherine ferma les yeux, revit le doux visage blond de sa mère, la grosse figure rougeaude de l'oncle Mathieu sous son chaperon de travers, l'étroit profil pâle de sa sœur Loyse, la religieuse du couvent de Tart. Et sous ses paupières closes, les larmes vinrent avec une envie soudaine, si aiguë qu'elle était douloureuse, de les revoir, de retrouver le tendre refuge des bras maternels. Que pensait à cette heure Jacquette Legoix, sans nouvelles de sa fille depuis si longtemps ? Elle devait prier et pleurer souvent... Derrière son ombre si tendrement évoquée, Catherine en vit surgir une autre, mince, haute et dure, la forme inflexible du duc Philippe. C'était un homme juste, mais il avait tant d'orgueil ! Avait-il su empêcher sa rancune d'homme délaissé de peser sur des innocents ? La jeune femme l'espérait, mais brûlait tout à coup de le savoir... D'autres silhouettes encore apparaissaient, peuplant la nuit auvergnate, celles des amis chers : la grosse Ermengarde de Châteauvillain terrifiante et merveilleuse dans les robes pourpres qu'elle affectionnait, l'élégante tournure de Jacques de Roussay, le jeune capitaine des gardes qui avait aimé Catherine si tendrement. Jean Van Eyck, le peintre qui ne se lassait jamais de la peindre, puis la silhouette fantastique, empanachée, surdorée, éblouissante, de son ami Jean de Saint-Rémy devenu messire Toison d'Or, roi d'armes de Bourgogne. De l'ombre sortait maintenant une mince forme en robe de soie bleue, coiffée d'un énorme turban qui avait la grosseur et la couleur des belles citrouilles, deux yeux vifs au-dessus d'une barbe blanche comme neige, le plus cher ami de tous peut- être, le petit médecin arabe Abou-al-Khayr...

Il avait toujours dans ses larges manches quelque formule philosophique, quelque pensée poétique pour souligner chaque moment de l'existence. Que lui avait-il dit, à l'auberge de la route de Flandres, alors qu'elle sortait, meurtrie et désolée de cette première entrevue avec Arnaud ? Quelque chose qui l'avait frappée et qui devait encore être valable aujourd'hui...

Ah oui ! Il avait dit : « Le chemin de l'amour est semé de chair et de sang. Vous qui passez par là, relevez le pan de vos robes... » Seigneur ! Quel chemin avait été plus difficile que celui de son amour ! Que de déchirures, que de sang ! Et aujourd'hui encore, quelle blessure nouvelle allait-elle recevoir des mains de cet homme pour lequel elle avait tout quitté, tout abandonné et qu'elle ne pouvait s'empêcher d'adorer ?

D'un geste las, Catherine écarta la masse lourde et chaude de sa chevelure retombante, leva vers Sara, qui l'observait, des yeux tout brillants de larmes.

— Sara, murmura-t-elle, je voudrais retourner chez nous ! Je voudrais revoir maman, et l'oncle Mathieu, et tous les autres...

— Même... le duc Philippe ?

D'un élan, la jeune femme se laissa tomber à terre auprès de Sara, enfouit sa tête dans ses genoux et se mit à sangloter désespérément.

Je ne sais pas ! Je ne sais plus !... Mais j'ai si mal, tu sais ! Je voudrais tant ne plus avoir mal, redevenir comme avant... comme avant !

Sara ne répondit pas. Elle écoutait, contre elle et là-bas, au-delà de la porte de chêne, ces sanglots séparés qui, pourtant, semblaient se répondre : ceux de la mère, ceux de la femme. Toutes deux pleuraient pour le même homme et Sara savait pourquoi. Elle savait que les larmes d'Isabelle motivaient celles de Catherine, elle connaissait le secret qu'Arnaud, une nuit, lui avait confié, mais qu'il lui avait fait jurer, sur le salut éternel de son âme, de ne révéler à quiconque. Si elle avait pu, en parlant, calmer la douleur de Catherine, certes avec quelle sérénité se fût-elle parjurée, mais elle savait bien que cette douleur deviendrait désespoir. Mieux valait laisser les choses aller comme elles l'entendraient, en espérant qu'elles ne blesseraient pas trop cruellement son enfant chérie.

— Mon Dieu, pria-t-elle silencieusement, mon Dieu qui êtes toute justice et toute bonté, elle n'a jamais commis d'autre mal que d'aimer cet homme, de l'aimer par-dessus tout et tous, plus qu'elle-même... plus que vous-même ! Épargnez-la !

Le vent hurla, à cet instant précis, et s'engouffra dans la cheminée avec tant de violence que les flammes furent chassées presque jusqu'à Sara qui dut s'écarter légèrement. Son esprit superstitieux vit, dans cette fureur, une réponse à sa prière. Mauvais présage ! Elle se signa vivement, mais sans cesser de caresser, de l'autre main, la tête de la jeune femme prostrée.

Quand le jour, pâle et frileux, éclaira l'immense paysage dévasté, Fortunat vint gratter à la porte de Catherine. Sara ouvrit.

Son bonnet à la main, le petit Gascon se faufila dans la chambre et s'avança vers Catherine sur la pointe des pieds, comme s'il s'approchait d'un autel. Il n'avait pas dû beaucoup dormir, lui non plus. Sous le hâle, la peau de son visage avait des reflets gris, la bouche montrait un pli de lassitude et les paupières retombaient sans cesse comme s'il n'avait plus la force de les tenir ouvertes. Il plia péniblement le genou devant Catherine.

— Dame, fit-il, monseigneur m'envoie vous dire qu'il vous verra vers l'heure de tierce, après la messe, et vous prie de lui faire savoir si cette heure vous convient.

Le côté solennel du procédé amena un sourire amer sur les lèvres de Catherine. Ainsi, ils en étaient là : à s'envoyer des messagers, à s'accorder des audiences ? Le faible espoir que les paroles de Sara avaient réveillé en elle s'assoupissait de nouveau.

— Pourquoi ne me conviendrait-elle pas ? Celle-là ou une autre... Où dois-je rencontrer mon époux ? Viendra-t-il jusqu'ici ?

L'air gêné de l'écuyer n'échappa pas à la jeune femme. Il baissa le nez, tortilla son bonnet entre ses doigts.

— Non. Il m'enverra vous chercher. Il y a, depuis l'aube, des mouvements suspects dans la campagne. Monseigneur ne quittera pas les défenses.

Ce dialogue courtois et officiel eut le don d'exaspérer Sara. Elle empoigna Fortunat par les épaules et le remit debout de force, puis elle le fit pivoter pour l'amener en face d'elle. Le visage crucifié de Catherine était pour beaucoup dans sa violence.

— Assez de cérémonies, mon garçon ! J'ai, moi, quelques questions à te poser. J'imagine que tu n'as guère quitté ton maître depuis hier ?

— En effet.

— Qu'a-t-il fait depuis le moment où il est sorti des étuves ?

Il s'est rendu au corps de garde où il a donné les instructions pour la nuit. Puis il est rentré chez lui et je lui ai servi un peu de venaison froide. Ensuite, il s'est rendu à la chapelle. Sa mère est venue le rejoindre. J'ignore ce qu'ils se sont dit, mais cela a duré longtemps.

Sara approuva d'un signe puis :

— Continue... Après ? A-t-il cherché à voir la demoiselle de Comborn ?

— Oui, répondit Fortunat qui, instinctivement, baissa la voix, jetant autour de lui des regards inquiets. Il m'a envoyé la chercher, après la chapelle. Elle dormait, j'ai dû l'éveiller. Il s'est enfermé avec elle et là non plus je ne sais pas ce qu'ils se sont dit... mais j'ai entendu crier !

— Crier ? Qui criait ?

— La demoiselle ! Je ne comprenais pas, bien sûr, mais j'ai compris, un moment plus tard quand la porte s'est ouverte et que monseigneur m'a appelé. II... il tenait encore à la main un fouet à chiens dont il venait sans doute de se servir car la demoiselle était tassée dans un coin. Ses vêtements étaient déchirés et elle tremblait comme une feuille. Monseigneur me l'a désignée : « Enferme-la dans la tour Guillot, m'a-t-il dit. Donne-lui ce qu'il lui faut, mais qu'elle n'en sorte sous aucun prétexte. Tu mettras deux hommes à sa porte. Personne ne doit l'approcher... »

Catherine et Sara échangèrent un regard perplexe. Qu'Arnaud eût frappé Marie après ce qui s'était passé s'expliquait aisément, mais pourquoi cet emprisonnement alors que le plus simple était encore de la hisser sur un cheval aux premiers feux de l'aurore et de la réexpédier sous escorte à Comborn ?

— Décidément, il tient à la garder ! commenta aigrement Catherine.

— Fortunat vient de dire qu'il y avait des mouvements suspects dans la vallée, se hâta d'interrompre Sara. Messire Arnaud ne peut sans doute la renvoyer aujourd'hui, ni surtout se démunir de quelques hommes pour elle.

Il n'a qu'à la renvoyer seule, s'écria Catherine furieuse. Que de précautions pour une meurtrière ! Qu'elle s'en aille... à la grâce du Diable et s'il lui arrive quelque chose, ce ne sera, après tout, que justice !

L'écuyer écarta les bras en un geste d'impuissance. La colère de Catherine lui semblait légitime, mais il s'était pris pour son maître d'une admiration sans bornes et d'un dévouement quasi religieux qui lui interdisaient toute critique même légère. Il se contenta de s'incliner de nouveau, de répéter: «Après la messe, vers l'heure de tierce... » puis disparut.

Catherine s'était mise à tourner en rond dans la pièce, comme une bête en cage, maîtrisant difficilement son irritation croissante. Elle eût aimé pouvoir se livrer à quelque geste de violence, pouvoir, comme un homme, crier, hurler, injurier la terre et le ciel, étouffer sous les gémissements des autres les plaintes de son propre cœur. Elle comprenait, brusquement, la volupté qu'il y a dans le mal quand la souffrance affole et se fait intolérable.

— Je sais ! fit Sara qui, depuis bien longtemps, avait appris à lire dans sa pensée, mais les femmes n'ont droit qu'aux larmes ou au silence. Il est temps de nous occuper de ton fils. Ensuite, je t'aiderai à te préparer pour la messe.

Autour d'elle, le château s'éveillait. Sur les murailles, les cris des sentinelles se répondaient d'une tour à l'autre, les portes des étables et des écuries s'ouvraient en grinçant, les valets s'interpellaient à grands cris. On sortait les chevaux pour les soigner, la basse-cour retentissait des cris de la volaille et des grosses plaisanteries des servantes. Dans la forge, le maréchal-ferrant tapait déjà sur son enclume et la cloche de la chapelle sonnait l'office de l'aube. Catherine aimait, ordinairement, ce tintamarre matinal, mais, ce matin, il l'irrita. Elle eût préféré un grand silence pour mieux entendre battre son cœur. Après avoir soigné Michel et l'avoir allaité, elle se fit apporter un cuveau plein d'eau bien chaude et s'y trempa tout entière pour tenter de chasser la fatigue et la sensation de malaise qu'elle devait à sa nuit d'insomnie. Armée d'une brosse, Sara la frictionna jusqu'à ce que sa peau devînt d'un beau rouge clair. Après quelques instants de ce traitement, Catherine se sentit mieux, le corps plus détendu et l'esprit plus clair. Le courage aussi lui revenait avec l'instinct combatif, l'envie de sortir de ce marasme invraisemblable dans lequel elle s'enlisait. Avant d'en venir aux solutions extrêmes, avant de songer à tout abandonner pour rentrer chez elle, la jeune femme était décidée à se battre jusqu'au bout !