Elle monta rapidement à sa chambre, poussée par une hâte soudaine de revoir l'enfant. Peut-être aussi d'ôter cette robe trempée de pluie qui plaquait désagréablement à son corps et gênait ses mouvements. Elle entra dans sa chambre, se dirigea vers le berceau de chêne et se figea soudain, le cœur arrêté. Le bébé n'était plus visible. Une main criminelle avait remonté les couvertures jusque par-dessus sa tête. Plus aucun son ne sortait du petit lit...

Le hurlement qui jaillit de la gorge de Catherine était celui d'une bête. C'était celui de la louve devant sa tanière désertée. Il résonna dans les grandes salles vides et alla secouer le vieux logis jusqu'en ses coins les plus reculés. Il fit sursauter Sara dans la profonde cuisine, tressaillir les sentinelles de garde aux murailles, se signer le paysan qui livrait de la paille dans son grossier chariot de bois. Là-haut dans la grande chambre, Catherine s'était ruée sur le berceau, arrachait les couvertures, enlevait Michel. La figure de l'enfant était bleue. La petite tête retomba en arrière, inerte...

Catherine se laissa tomber à genoux.

— Mon Dieu... Non ! Pas ça !... Pas ça !

Elle hoquetait, étranglée de douleur, couvrant de baisers convulsifs son enfant... Cette fois, c'était la pire des choses !

L'atrocité de ce crime la submergeait sous l'horreur et sous une souffrance si abominable qu'elle ne pouvait la supporter... Elle cria encore, et encore... Sara entra en courant, vit la jeune femme écroulée, l'enfant entre les mains, et le lui arracha.

— Qu'est-il arrivé ?

— On l'a tué... On me l'a tué... mon tout-petit ! Quelqu'un l'a étouffé dans son lit !... Mon Dieu !... Oh ! mon Dieu !

Mais déjà Sara ne l'écoutait plus. Elle démaillotait le bébé, coupait les rubans qui attachaient les langes, dénudait le petit corps sans plus de réactions, entre ses mains, qu'une poupée de son. Plusieurs fois, elle claqua sèchement les fesses du bébé puis l'étendit sur le lit de sa mère, ouvrit la petite bouche et se mit à souffler dedans doucement, lentement...

Catherine la regardait, les yeux écarquillés, changée en statue.

— Que... fais-tu ? articula-t-elle.

— J'essaie de le ranimer. Jadis, j'ai vu souvent dans notre tribu des enfants qui naissaient avec, au cou, le lien de chair et qui avaient le même aspect que ton fils. Les sages-femmes agissaient toujours ainsi...

Elle se pencha de nouveau sur Michel. Les pieds de Catherine lui semblaient rivés au sol. Elle était incapable de faire un mouvement. Une seule chose vivait encore, en elle, hormis ce cœur douloureux, c'était son regard qui buvait chaque geste de Sara. Une masse noire s'interposa soudain devant ses yeux tandis que la voix coléreuse d'Isabelle de Montsalvy s'écriait :

— Que faites-vous, espèce de folle ? Que faites vous à mon petit-fils ?

Elle secouait Sara par l'épaule. Alors, brusquement, Catherine ressuscita. Soulevée d'une immense fureur, elle sauta sur sa belle-mère, l'empoigna aux épaules et l'écarta brutalement de Sara. Et, comme la vieille dame, la bouche ouverte, la considérait avec stupeur, elle cria, ses yeux violets fulgurant de rage :

— Elle essaie de le sauver ! Et je vous ordonne de la laisser en paix ! On a tué mon fils, vous entendez, on me l'a tué...

Je l'ai trouvé étouffé sous ses couvertures qu'on avait ramenées sur sa tête ! Il est mort... tué par vous !

La grand-mère devint livide. Elle chancela, se retint au manteau de la cheminée. D'un seul coup, elle se courba, elle eut cent ans. En franchissant ses lèvres décolorées, sa voix n'était qu'à peine un souffle.

— Mort ?... Tué ?

Elle répétait les mots terribles comme si elle ne les comprenait pas. Quand elle se tourna vers Catherine, tous les traits de son visage s'étaient effondrés, ses yeux regardaient comme s'ils ne voyaient plus.

— Qui l'a tué ? balbutia-t-elle. Pourquoi dites-vous que c'est moi... moi ? Tuer mon petit Michel. Mais vous êtes folle!

C'était dit sans colère, presque calmement, une simple constatation. Et il y avait tant de douleur vraie dans ces quelques mots que Catherine sentit, elle aussi, le chagrin l'emporter sur la colère. Elle était lasse, tout à coup, lasse à mourir.

— Pardonnez-moi, murmura-t-elle. Si vous n'aviez pas retenu ici votre maudite Marie, contre la volonté d'Arnaud et contre la mienne, nous n'en serions pas là. C'est elle, la criminelle...

— L'accusation était venue d'elle-même et la véracité de ses paroles frappait Catherine à mesure qu'elle les prononçait. Elle voyait encore Marie sortant, vivement, mais presque furtivement, du logis... Qui donc la haïssait assez pour oser s'attaquer à son petit enfant, sinon la vipère de Comborn ? Mais, sur le visage d'Isabelle de Montsalvy, la stupéfaction se mêlait à l'incrédulité. Ce n'est pas possible ! Elle ne ferait pas une chose pareille. Vous la détestez parce qu'elle aime mon fils. Mais elle l'a toujours aimé... et ce n'est pas de sa faute. Personne n'est maître de son cœur !

Catherine haussa les épaules. Courbée vers le lit, , Sara continuait à frictionner le bébé et à lui souffler dans la bouche.

— Elle me hait au point de faire n'importe quoi. Elle a tenté de me tuer, moi, il n'y a pas une heure ! j Sans Gauthier je devrais être au fond de l'oubliette du donjon, les reins cassés. Elle ne ferait pas une chose pareille, dites-vous ? Elle ferait pire encore pour effacer jusqu'à mon souvenir de la surface de cette terre ; et de la mémoire de mon seigneur.

— Taisez-vous ! Je vous défends d'accuser Marie. Elle est de mon sang. Je l'ai presque élevée.

— Félicitations ! fit Catherine amèrement. Oh ! je n'ai jamais espéré être crue de vous ! Mais je vous jure que, ce soir, elle aura quitté cet endroit. Sinon ce sera moi ! Au fond, ajouta la jeune femme avec douleur, c'est ce que vous préféreriez, n'est-ce pas, maintenant que mon enfant...

Le cri de Sara vint, comme une réponse.

— Il vit ! Il respire !

Un même mouvement jeta la mère et la grand-mère vers le grand lit. Entre les fortes mains de Sara, le bébé avait perdu sa tragique teinte bleutée. Sa bouche s'ouvrait comme celle d'un petit poisson tiré de l'eau. Les membres s'agitaient faiblement. Par-dessus son épaule, Sara lança vers Isabelle :

— Faites chauffer les langes devant le feu !

Et la grand-mère obéit avec empressement. Ses yeux étaient pleins de larmes mais aussi pleins de lumière.

— Il vit ! balbutia-t-elle. Mon Dieu ! Soyez béni !

À genoux près du lit, Catherine pleurait et riait tout à la fois. Michel reprenait conscience de plus en plus vite tandis que Sara continuait à lui administrer de petites tapes. Ce traitement finit sans doute par lui déplaire profondément car, brusquement, il devint rouge vif, ouvrit la bouche en grand et se mit à hurler avec conviction. Jamais musique ne parut plus belle à Catherine qui, assise sur ses talons, l'écoutait extasiée tandis que Sara prenait vivement les langes chauds des mains d'Isabelle pour en envelopper le petit corps gigotant. Mais Catherine, au vol, attrapa l'une des mains de sa vieille amie et, l'appuyant contre son visage inondé de larmes, la couvrit de baisers.

— Tu l'as sauvé ! hoqueta-t-elle. Tu me l'as rendu ! Merci ! Oh, merci !

Sara enveloppa la jeune femme d'un regard chargé de tendresse. Se penchant vivement, elle l'embrassa sur le front et retira sa main.

— Allons ! Allons ! bougonna-t-elle. Ne pleurez plus ! C'est fini.

Elle acheva rapidement d'emmailloter Michel puis l'offrit à sa mère. Catherine le prit dans ses bras avec un profond sentiment de bonheur. Il y avait une flamme chaude au milieu de son être. C'était comme si la vie s'était retirée d'elle et revenait maintenant à grands flots brûlants. Elle couvrit de baisers les soyeux cheveux blonds, mais, par-dessus la tête de l'enfant, son regard rencontra celui d'Isabelle. Elle se tenait debout de l'autre côté du lit, les bras ballants, et elle regardait la mère et l'enfant avec un air affamé qui fit mal à Catherine. Elle était trop heureuse pour n'être pas généreuse. Elle tendit l'enfant avec un beau sourire.

Tenez ! dit-elle gentiment. À vous ! Quelque chose s'émut dans le visage figé de la vieille dame.

Elle avança des mains chargées d'adoration et regarda Catherine bien en face. Sa bouche s'ouvrit mais aucun son ne vint. Elle eut un sourire tremblant puis, serrant le bébé sur son cœur comme un trésor, elle alla lentement s'asseoir auprès de la cheminée. Catherine contempla un moment cette sombre madone en voiles noirs penchée sur un bambin blond qui gazouillait. Puis se détourna avec décision et, sans plus s'occuper d'Isabelle, arracha sa robe trempée qu'elle remplaça par une autre. C'était la robe de lainage vert, aux rubans de velours noir, qu'elle avait portée le soir de son mariage. Quand elle l'eut ajustée, elle se recoiffa, lissa posément ses nattes, les roula en couronne autour de sa tête.

Ensuite, elle prit t un manteau, s'en enveloppa. Sara, sans mot dire, la regardait faire. Quand Catherine fut prête, la gitane demanda :

— Où vas-tu ?

— Régler mes comptes une bonne fois. Ce qui s'est passé aujourd'hui ne doit plus se reproduire.

Sara laissa son regard glisser jusqu'à Isabelle, revint à Catherine et baissa la voix.

— Avec qui veux-tu régler tes comptes ? Avec cette fille ?

— Non. Il suffit de la chasser. C'est avec Arnaud que je veux m'expliquer. Il doit apprendre ce qui nous est arrivé, à Michel et à moi. Je pense que, cette fois, il acceptera de m'entendre. À moins qu'il ne fuie encore devant moi comme il l'a fait tous ces jours.

L'angoisse qui vibrait dans la voix de Catherine remua Sara. Elle prit la jeune femme aux épaules, la tint un instant contre elle en serrant si fort que Catherine sentit battre, à grands coups réguliers, le cœur de sa fidèle amie. Un court moment, elle appuya son front au creux de l'accueillante épaule, s'abandonna.