Catherine n'eut pas le temps de se plaquer contre

la muraille. D'un bond, Gauthier avait franchi le vide, la heurtant au passage. Elle reçut un choc terrible, qui l'étourdit un moment, tandis que le géant tombait, de tout son poids, sur le Gascon qui chuta en arrière. Les deux hommes, emmêlés, dégringolèrent l'escalier jusqu'au prochain palier.

Le froid des pierres auxquelles elle s'agrippait ranima Catherine, au bord de l'évanouissement. Elle serra les dents, se redressa malgré la douleur qui courait le long de son dos. En se tenant au mur, les jambes flageolantes, elle descendit jusqu'à l'endroit où avaient roulé les deux hommes. Le combat continuait, sauvage, acharné. Escornebœuf et Gauthier étaient si étroitement enlacés qu'il était impossible de les distinguer nettement l'un de l'autre. C'était un amoncellement spasmodique de bras et jambes d'où s'échappaient des grondements de fauves. Sur l'étroit espace, ils roulaient et tantôt c'était le Normand, tantôt c'était le Gascon qui avait le dessus.

Du cœur haletant de Catherine montait une fervente prière. Elle souhaitait, éperdument, que Gauthier eût le dessus, bien sûr, car sa défaite signifierait la mort, pour lui comme pour elle. Mais le Gascon était de force sensiblement égale et la récente blessure à l'épaule du Normand le handicapait. D'autant plus qu'en arrachant, d'un effort surhumain, la massive porte de chêne, il avait dû rouvrir la plaie... Enfin, les combattants obstruaient le passage et Catherine n'avait aucun moyen d'aller chercher de l'aide. Elle songea soudain à appeler, cria :

— À l'aide ! A moi !

— Taisez-vous ! haleta Gauthier. Le diable sait ce que votre appel peut amener ici ! J'en viendrai... bien à bout tout seul !

D'une brutale torsion de reins, il réussissait, en effet, à reprendre l'avantage. Il avait pu saisir son ennemi à la gorge et serrait malgré les coups de poing que l'autre faisait pleuvoir sur lui. Peu à peu, d'ailleurs, l'air manqua au Gascon. Sa bouche s'ouvrit, ses coups faiblirent et s'ajustèrent mal. Gauthier serra plus fort et, soulevant la tête du Gascon, la frappa contre le sol. L'autre, enfin, râla.

— Grâce... Ne me tuez pas !

— Réponds d'abord à mes questions, je verrai après. Qui m'a enfermé dans la salle du haut ?

— Moi ! On me l'avait demandé.

— Qui?

— La demoiselle... Marie de Comborn !

— Tu la connaissais donc ? demanda Catherine qui reprenait sa présence d'esprit.

Entre les mains de Gauthier, le visage d'Escornebœuf était couleur lie de vin. Il cherchait l'air comme un poisson hors de l'eau. Le Normand desserra ses pouces. Escornebœuf respira deux ou trois fois.

— Oui, dit-il enfin. J'ai servi, naguère, chez son frère, à Comborn, comme mercenaire. Elle m'a promis... un bijou de sa mère... et aussi de se donner à moi... si je vous tuais tous les deux !

— Alors, gronda Gauthier, les marches ôtées ?

C'est moi aussi ! J'ai profité de ce que messire Arnaud et messire Jean inspectaient les défenses pour les enlever. Puis...

j'ai envoyé un homme d'armes prévenir dame Catherine. Quand je l'ai vue courir vers le donjon, je suis entré derrière elle. Je voulais... Non ! Pitié !

Les derniers mots avaient été arrachés par la crainte. Le visage de Gauthier était devenu pourpre de fureur. Tous ses.

traits s'étaient convulsés et, sur sa gorge, le misérable sentait se resserrer la prise mortelle.

— Tu voulais la pousser, n'est-ce pas ? Au cas où, par miracle, elle aurait vu le trou...

Escornebœuf sentit sa mort dans la voix passionnée de son adversaire et, dans un geste presque enfantin, joignit les mains. Il ne pouvait plus parler.

— Il a demandé grâce... commença Catherine.

Les yeux gris de Gauthier se tournèrent vers elle avec une expression d'immense surprise.

— Par Odin ! Vous avez de la pitié de reste ! Que dois-je en faire alors ?

Catherine allait répondre, mais l'étonnement avait relâché, sans qu'il s'en doutât, la prise du Normand. Escornebœuf, bien qu'au bord de la syncope, s'en rendit compte. Son réflexe fut un réflexe désespéré. Il donna un coup de reins où il mit toutes ses forces, fit basculer Gauthier qui, déséquilibré, roula de côté. En un clin d'œil, l'homme, à demi étranglé, sauta sur ses pieds et dévala l'escalier. Il y eut le claquement de ses semelles sur les marches de pierre, puis le battement de la porte derrière lui. Gauthier, cependant, se relevait en grommelant :

— Il m'a échappé ! Mais je vais le rattraper...

Catherine le retint vivement.

— Non... je t'en prie ! Laisse-le... Ne... ne me laisse pas seule ! J'ai... j'ai eu si peur !

Dans le jour avare, son visage avait l'air d'une fleur pâle. Elle tremblait et le Normand l'entendit claquer des dents.

Elle s'appuyait à lui, cherchant un refuge instinctif. La peur qu'elle avait eue produisait main- 3 tenant une réaction nerveuse. Les doigts de la jeune femme rencontrèrent l'épaule blessée. Elle les retira vivement, poissés de sang, les regarda avec horreur.

— Ta blessure... dit-elle.

— Ce n'est rien ! Elle se refermera ! Laissez-moi vous porter ! Vous n'arriverez jamais à descendre ces maudites marches toute seule.

Déjà il l'enlevait de terre. Comme un enfant peureux, elle se blottit contre la poitrine du géant.

— Tu m'as sauvée, soupira-t-elle. Cette fois encore, c'est à toi que je dois la vie.

Il se mit à rire avec bonne humeur.

— Je suis là pour ça, fit-il. Vous savez bien ce qu'a dit la Marie. Je suis votre chien de garde !

Catherine ne répondit rien. Mais une impulsion, dont elle chercha longtemps l'explication, la poussa à un geste irréfléchi. Tandis qu'il commençait à descendre le dangereux escalier, elle noua soudain ses bras autour du cou solide et posa sa bouche contre celle du géant. Il s'arrêta net et, d'abord, sous les lèvres de Catherine, ses lèvres à lui demeurèrent inertes. Ce baiser inattendu le foudroyait. Mais ce ne fut qu'un très court instant. Comme la jeune femme allait s'écarter, il la ramena et lui rendit son baiser avec une passion qui la bouleversa. Ses lèvres charnues étaient chaudes et douces comme celles d'un enfant. Une émotion étrange s'empara de Catherine. Ce baiser avait une saveur inconnue pour elle.

C'était quelque chose de tendre où l'ardeur de l'homme se tempérait d'une dévotion. Toute la fraîcheur d'un premier amour y était enclose et, dans les bras de Gauthier, Catherine évoqua soudain Landry, son ami d'enfance, qui s'était fait moine par désespoir. Landry l'aimait de cette façon-là. En Gauthier, elle reconnaissait un être de même essence, de même race qu'elle-même. Il l'aimait sans orgueil mais totalement. Son amour devait être aussi naturel que l'air des champs ou le vol d'un oiseau...

Brusquement, il la reposa à terre, s'éloignant d'elle de quelques marches. Par la porte ouverte du donjon, elle vit son visage convulsé d'une douleur qu'elle ne comprit pas. Il y avait de la souffrance dans les yeux gris du Normand, dans le son enroué de sa voix.

— Ne recommencez jamais cela... par pitié ! Ne recommencez jamais !

— J'ai seulement voulu te dire merci, que tu saches combien...

Il secoua sa grosse tête aux cheveux raides, fit le dos rond sous le cuir déchiré de son justaucorps, se détourna.

— Vous avez le pouvoir de me rendre fou et vous le savez trop bien.

Il s'éloigna sous la bourrasque du vent qui redoublait. La pluie s'en mêlait, giflant Catherine. Elle le regarda s'en aller vers les écuries, ses larges épaules voûtées, et elle eut conscience de l'avoir blessé. Il n'avait pas compris le geste instinctif de Catherine ; d'ailleurs comment l'aurait-il pu puisqu'elle ne l'avait pas compris elle-même ? Il avait dû croire à une aumône accordée à son silencieux amour. Une strophe de l'étrange chanson qu'il aimait à chanter lui revint en mémoire, cette ballade d'Harald le Vaillant venue du fond des siècles.

Mes vaisseaux sont l'effroi des peuples, j'ai creusé de larges sillons dans les mers et, cependant, une fille de Russie me dédaigne.

Gauthier était bien proche d'elle, il appartenait, comme elle, à l'orgueilleux et patient peuple de France. Pourtant, parviendrait-elle un jour à le connaître vraiment, ce fils des forêts normandes ?

Catherine, tout en songeant, revenait lentement vers le logis. La tête vide, la pensée à la dérive, elle laissait la pluie mouiller son visage, s'abandonnant à sa violence comme pour se laver de ses doutes et de ses craintes. Qu'allait-elle faire, maintenant ? Trouver Arnaud, sans retard, l'obliger à l'entendre. Il fallait, s'il voulait vraiment la garder, que Marie de Comborn quittât Carlat avant le coucher du soleil.

— Je ne vivrai pas un jour de plus auprès d'elle, répétait-elle entre ses dents. Il faut qu'il choisisse !

Un frisson rétrospectif la prit en songeant à ce qui aurait pu être. Sans Gauthier, à cette heure, elle ne serait qu'un corps broyé, un amas de chair, de sang et d'os écrasés au fond d'un trou puant... Elle serra les poings, se mordit les lèvres. Ce qui avait manqué ce jour-là pouvait réussir une autre fois. Elle avait échappé à la mort par miracle, mais demain ? Sous quelle forme la mort s'approcherait-elle sournoisement, dans l'ombre ?

Une exclamation de colère franchit sa bouche humide. A quelques toises, devant elle, Marie sortait en courant du logis et, après s'être retournée pour voir si nul ne la suivait, se précipitait vers le coin de la cour où étaient les étuves. Catherine prit son élan pour la suivre, mais elle se rappela soudain que, pour voler au secours d'Arnaud, elle avait laissé seul son petit Michel. Sans doute Sara était-elle remontée près de lui à moins que la grand-mère ne fût rentrée du village où elle était allée distribuer des aumônes. Mais mieux valait jeter un coup d'œil avant de poursuivre Marie. Prisonnière, comme elle l'était elle-même des murs de la forteresse, la fille ne lui échapperait pas. Avec un sourire chargé de rancune, Catherine se dit qu'elle la retrouverait toujours...