Des larmes qu'elle ne put retenir perlèrent aux cils de la jeune femme.

— Mourir ? C'est moi qui suis condamnée à mourir. Marie m'a dit que je ne sortirai pas vivante d'ici, qu'elle me tuerait...

Elle sentit les mains d'Arnaud se crisper sur sa tête, elle vit se froncer ses sourcils, mais, brusquement, il éclata de rire.

— Je me demande laquelle de vous deux est la plus folle, de cette malheureuse qui dirait n'importe quoi pour t'empoisonner la vie, ou de toi qui crois comme parole d'Évangile tout ce qu'elle dit. Marie me connaît trop bien pour rien tenter contre toi.

— Pourtant, si tu l'avais entendue...

— Allons, Catherine, cesse de déraisonner ! (La voix d'Arnaud s'était faite dure, mais ses bras se nouaient autour de la taille de la jeune femme.) Je t'ai déjà dit d'oublier tout cela ! Il n'y a qu'une réalité au monde, toi et moi, nous deux, tu entends, rien que nous deux...

Catherine ne répondit pas. Tous les deux ? À côté, Isabelle dormait auprès du berceau de Michel. Sara partageait aussi cette chambre car elle refusait d'abandonner l'enfant à la grand-mère et défendait ses prérogatives de berceuse avec bec et ongles. Elle comprenait qu'Isabelle ferait tout pour détacher l'enfant de sa mère et entendait bien se mettre en travers.

Dans l'autre chambre, il y avait Marie, et Catherine songeait amèrement que, dans l'une comme dans l'autre pièce, quelqu'un rêvait de la dépouiller : Isabelle de son fils, Marie de son époux... Où donc Arnaud prenait-il qu'ils n'étaient que deux ?

— Ne t'évade pas de moi, gronda Arnaud contre son oreille, tu ne dois songer qu'à notre amour quand nous sommes ensemble...

Il l'embrassa, mais, sous la bouche d'Arnaud, ses lèvres demeuraient froides et tremblantes. Elle ferma les yeux pour tenter de retenir des larmes qui roulaient sur ses joues. Arnaud jura entre ses dents puis, soudain furieux :

— Eh bien, pleure ! J'arriverai bien à arracher ces idées stupides de ta tête folle !

Et, sans transition, il déchaîna sur Catherine un tel ouragan de caresses et de baisers que Catherine, brutalisée, meurtrie mais emportée par un plaisir qui semblait ne jamais devoir atteindre son point culminant, délirant d'une passion si violente qu'elle lui arrachait des cris, ne songea plus qu'à subir la loi d'Arnaud. Quand, enfin, il la soumit complètement, elle l'entendit murmurer, moqueur et tendre, sur le ton du triomphe :

— Je t'avais bien dit que tu oublierais ces sottises !

Il la quitta soudain pour courir jusqu'à un dressoir disposé près de la cheminée et qui supportait des gobelets et un flacon de vin. Anéantie, écrasée de bienheureuse fatigue, Catherine entrouvrit des paupières qui n'avaient jamais été aussi lourdes. Son total épuisement fit rire le jeune homme. Il leva le flacon d'argent.

— Tu veux un peu de vin ? J'ai une soif du diable !

Elle fit signe que non de la main, n'ayant même pas le courage de parler. A travers ses cils rapprochés, elle le vit emplir la coupe, la vider d'un trait, s'essuyer les lèvres de son bras nu. Elle allait refermer les yeux quand un bruit métallique la fit sursauter. La coupe avait roulé à terre, mais Arnaud ne s'en souciait pas. Il s'était approché du feu et semblait regarder quelque chose sur la face interne de son bras.

Son immobilité absolue frappa Catherine qui se redressa sur les oreillers en désordre, vaguement inquiète.

— Qu'y a-t-il ? Que regardes-tu ?

Il ne répondit pas, ne bougea pas. Il y avait quelque chose de si effrayant dans cette inertie que Catherine cria.

— Arnaud ! Qu'est-ce que tu as ?

Il se retourna, laissa retomber son bras, sourit, mais c'était un curieux sourire, un étirement machinal des lèvres qui était presque une grimace.

— Rien, ma mie ! Une bûche a éclaté et une brindille m'a brûlé au bras. Dors maintenant, tu en as besoin...

Sa voix semblait venir de très loin. D'un geste mécanique, il prit sur un escabeau une longue robe de drap vert ourlée de taupe, l'enfila, serrant la ceinture autour de ses reins. Catherine le regardait faire avec stupeur.

— Mais enfin, où vas-tu maintenant ?

— Je veux m'assurer que tout va bien, que les sentinelles sont à leur place. Les hommes d'armes ont beaucoup bu, ce soir, et une surprise est toujours possible.

Il s'approcha du lit, se pencha, prit une mèche de cheveux qui pendait hors du lit et y posa ses lèvres avec ferveur.

— Dors, mon ange, dors... je n'en ai pas pour longtemps.

Cette ronde nocturne était normale, après tout, de la part du gouverneur de la forteresse. Et puis Catherine était trop lasse pour se poser beaucoup de questions. Arnaud était l'homme le plus imprévisible qui fût. Tandis qu'il s'éloignait sur la pointe des pieds après avoir soigneusement ramené les couvertures sur les épaules de sa femme, elle ferma les yeux, déjà envahie d'une délicieuse torpeur. Pourtant, avant de sombrer dans l'inconscience, elle éprouva encore une curieuse impression. Dormait-elle déjà ou bien y avait- il, tout à l'heure, de l'angoisse et même de la peur dans le regard qu'Arnaud avait posé sur elle ? À cet instant, son visage avait l'air ciselé dans du granit, rien n'y vivait hormis ce regard, ce regard...

Allons, c'était une fumée sortie de son esprit épuisé ! Catherine, un sourire aux lèvres, s'endormit profondément.

La voix de Sara fredonnant une vieille cantilène éveilla Catherine. Elle aurait juré qu'il n'y avait que cinq minutes qu'elle dormait ; pourtant, il faisait grand jour. Elle sourit en voyant que Sara, assise au pied de son lit, dans l'attitude où elle l'avait vue des centaines de fois quand elle était petite fille, tenait Michel dans ses bras. C'était pour le bébé qu'elle chantait, en souriant, et le bébé, ravi, agitait des menottes roses comme des coquillages.

— Est-il si tard ? demanda Catherine en se dressant sur son séant.

— Il est l'heure de nourrir ton fils ! Il a très faim.

Catherine tendit les bras pour recevoir l'enfant avec ce profond sentiment d'amour et de plénitude que lui donnait ce moment où elle le nourrissait. La petite tête blonde se nicha contre elle et les petits doigts vinrent s'appuyer, bien écartés, sur la rondeur ferme du sein qu'on lui offrait. Michel se mit à téter avec ardeur. Catherine éclata de rire.

— Mais il dévore, ma parole ! Regarde, Sara... Est-il-gourmand !

De l'enfant, sa pensée glissa au père et elle demanda à Sara où était Arnaud.

— Dehors. Le comte Bernard s'apprête à partir. Quand le petit aura fini, il faudra te dépêcher.

Assise dans son lit, Catherine suivait Sara des yeux, s'étonnant de n'avoir pas encore remarqué ce bizarre ; affaissement des épaules. Sara se voûtait ? A cinquante ans à peine ? Et ce cerne violet autour des paupières ? De la fatigue, peut-être ? Sara se dépensait continuellement pour Michel, pour Catherine. Pour le moment, elle ouvrait un coffre de cuir, en tirait des vêtements divers et d'abord une dalmatique de velours violet doublée de satin gris.

— Le comte Bernard a laissé plusieurs coffres.]1 Dans ces robes et ces manteaux d'homme, je pourrai te tailler quelques vêtements. Tu n'as pas grand-chose à te mettre.

— Les robes de Bruges et de Dijon sont loin, n'est-ce pas ? fit Catherine avec un mince sourire, et les parfums, et les bijoux...

— Tu ne regrettes rien ? Vraiment rien ?

Le sourire ébloui de Catherine alla de la tête duveteuse du petit garçon à l'ogive bleue de la fenêtre au- delà de laquelle on entendait la voix d'Arnaud criant des ordres.

— Que veux-tu que je regrette ? J'ai tout puisque je les ai tous les deux. C'est tellement plus important qu'un palais, des robes de brocart et des diamants. Tu sais...

La phrase demeura en suspens. Sara, d'un geste rageur, s'essuyait les yeux à sa manche. Les prunelles de Catherine s'agrandirent de stupeur.

— Tu pleures ?

— Mais non... je ne pleure pas, fit Sara avec impatience. Il y a de la poussière dans ces vêtements.

— Il y en a aussi dans ta voix... Tiens, il a fini ! Prends-le, je me lève ! fit-elle en remettant Michel aux bras de la bohémienne.

Tout en se passant la figure et les mains à l'eau, en enfilant ses vêtements, en nattant ses cheveux, Catherine observait Sara. La poussière ? Certainement pas... Elle pleurait, ou plutôt, elle avait pleuré et il en restait quelque chose. Mais il était aussi certain qu'elle ne voulait pas dire pourquoi. Au-dehors, le tintamarre d'une troupe nombreuse prête à s'ébranler se faisait entendre : cliquetis d'armes, sabots des chevaux grattant la terre, roulement des chariots à bagages, ordres brefs hurlés à pleine voix, cris d'appel et rires. En s'approchant de la fenêtre, Catherine vit que les tentes de soie avaient été démontées et rangées dans les chars. Elle vit aussi qu'Arnaud avait tenu parole : les branches du vieux fayard ne portaient plus aucun fruit suspect. La cour était pleine d'hommes d'armes qui attendaient calmement, l'arme au pied, que l'on partît.

Les cavaliers étaient déjà à cheval...

Comme Catherine se penchait au rebord de pierre pour mieux respirer l'air vif du matin, pour sentir la caresse de ce soleil encore timide qui mettait une douceur sur la campagne, Arnaud et Bernard sortaient de la chapelle. Les deux hommes étaient tout armés, à l'exception des heaumes qu'ils portaient sous le bras. Ils se dirigèrent vers leurs destriers que les écuyers tenaient par la bride, se hissèrent en selle. Arnaud, sans doute, voulait accompagner son ami un bout de chemin. Cadet Bernard allait enfoncer son casque sur sa tête quand il aperçut Catherine à sa fenêtre et dirigea son cheval vers elle.

— Je ne voulais pas que l'on trouble votre sommeil, Catherine, cria-t-il, mais je suis heureux de vous revoir avant de partir. Ne m'oubliez pas tout à fait ! Je ferai tout pour que votre grâce revienne éclairer bientôt la cour de Charles VII.