Par-dessus le dos courbé de Bernard, Catherine rencontra le regard d'Arnaud et crut le voir s'assombrir. Mais ce ne fut qu'une impression. Déjà Montsalvy tournait les talons et, les mains nouées derrière le dos, s'en allait contempler les flammes. Les yeux de Catherine s'attardèrent rêveusement sur les larges épaules de son époux. Au fond de son imagination elle voyait surgir un château de rêve, très lointain, très élevé mais brillant d'une intense lumière intérieure, une demeure inondée de soleil qui serait enfin le foyer où s'abriterait leur amour.
— Peut-être avez-vous raison, sire Bernard, dit-elle rêveusement, peut-être serai-je heureuse à Carlat...
Sans lâcher la main de la jeune femme, Bernard se relevait, se tournait vers son ami.
— Tu ne m'as pas répondu. Veux-tu défendre Carlat pour la maison d'Armagnac ?
— Contre qui ? demanda Montsalvy sèchement sans se retourner.
Cadet Bernard sourit et, entre ses paupières rapprochées, Catherine vit filtrer l'éclair moqueur de son regard.
— Contre tout assaillant, quel qu'il soit, d'où qu'il vienne, de Saint-Flour, de Ventadour... ou de Bourges !
Arnaud ne bougea pas. Il y eut un bref silence, puis il demanda :
— De Bourges ? Contre... le roi Charles VII ?
La main brune de Bernard serra plus fort les doigts de Catherine. Sur son visage, le sourire s'effaça pour faire place à une implacable résolution.
Même contre le Roi ! articula-t-il durement. Tant que La Trémoille régnera, nous, les Armagnacs, ne reconnaîtrons d'autres seigneurs que nous-mêmes, d'autre volonté que la nôtre ! Si le Roi en personne venait te demander Carlat, frère Arnaud, tu refuserais Carlat !
Arnaud, lentement, se retourna. Sa haute silhouette se découpait en noir sur le fond ardent des flammes qui lui prêtaient quelque chose de redoutable. Dans l'ombre, Catherine vit briller les dents blanches de son époux et la conscience aiguë de son amour pour lui l'envahit jusqu'à la douleur. Quel homme pourrait jamais prendre la place qu'il occupait dans son cœur ? Quel homme pourrait jamais lui inspirer amour plus grand, plus fort ? Elle aimait tout de lui, sa beauté virile bien sûr, mais aussi cette force ardente, cette vitalité indomptable qu'il portait, jusqu'à son caractère abrupt mais droit et fier... Il était le seul maître qu'elle accepterait jamais... et, doucement, elle retira sa main de celle de Bernard.
En trois pas rapides, Arnaud avait rejoint son ami.
— Je suis ton homme, Bernard ! Donne-moi Carlat et va en paix ! Mais, à une condition.
— Laquelle ?
— Je veux être là quand le connétable de Riche- mont abattra La Trémoille !
— Tu as ma parole ! Tu participeras à la curée !
Bernard ouvrit les bras. Ses deux mains se posèrent
lourdement sur les épaules de Montsalvy qu'elles étreignirent.
— Prends patience et fais bonne garde, frère Arnaud ! Tu recouvreras tes terres, tes biens et, un jour, le château de Montsalvy revivra de ses cendres.
Les deux hommes s'embrassèrent avec une rude tendresse. Une vague jalousie se glissa dans l'âme de Catherine. Elle comprenait qu'à cette minute tous deux l'avaient oubliée, rejetant la femme hors de leur univers à eux, les hommes, cet univers incompréhensible où la violence et la guerre tenaient une place si grande. Doucement, elle se leva et quitta la salle. Pendant qu'Arnaud et Bernard ne pensaient qu'à eux-mêmes, Catherine sentait l'impérieux besoin d'aller embrasser son fils.
CHAPITRE XIII
L'asile
Carlat ! une falaise abrupte de basalte noir, barrant le val d'Embène de son long plateau étiré, fendu comme par un coup d'épée d'une profonde faille. Au pied, emmitouflé de murailles, un village frileux, des maisonnettes comme des cloques de granit autour d'une église rude au clocher en peigne. Là-haut, sur l'éperon orgueilleux couronné de murs vertigineux que ponctuent les tours énormes, c'est un hérissement de clochers, de toits, de poivrières et de créneaux. La forteresse qui, au fil des siècles, fut l'asile de tant de révoltés, avait l'air d'une ville, close et muette, terrible dans son silence total, absolu au point que Catherine croyait, en approchant, entendre claquer l'oriflamme, au sommet du donjon. A mesure qu'elle montait, au pas assagi de Morgane, la jeune femme voyait s'étaler à ses pieds le gigantesque paysage de prés, de forêts, de bruyères roussies, de hautes fougères, de rochers croulant jusqu'à l'écume blanche des torrents. Le chemin était si roide et le ciel si bleu, si pur que la haute porte crénelée, dorée par les derniers rayons du jour, semblait ne devoir s'ouvrir, tout là-haut, que sur le paradis. Et les deux hommes qui chevauchaient près d'elle, le comte noir à l'épervier d'argent, le comte gris au lion d'écarlate, n'étaient-ils pas les archanges dont les épées flamboyantes, dans un instant, feraient tourner sur leurs gonds d'azur les lumineux vantaux ? Ce monstrueux nid d'aigle dont les pierres noires paraissaient escalader le ciel, c'était lui pourtant qui allait être son foyer, c'était là qu'enfin elle pourrait vivre son amour, sa vie de femme, regarder grandir Michel. Les menaçantes courtines en prenaient une douceur rassurante. Quel mal pourrait les atteindre jamais, si loin, si haut ?...
L'appel strident des trompettes, à quelques pas devant elle, fit sursauter Catherine. La muraille était toute proche maintenant. L'ombre noire des hourds de bois engloutissait les cavaliers. Une silhouette de soldat s'érigea contre le ciel, prolongée d'une corne dont le mugissement emplit l'air. Puis, comme les premiers chevaux abordaient le plateau, le portail, lentement, s'ouvrit, lâchant un flot de soleil roux.
Une vaste esplanade apparut, cernée de bâtiments divers : une chapelle, une sorte de grand logis aux fenêtres lancéolées, une antique commanderie, des magasins d'armes, une forge, des écuries, un vieux puits verdi de mousse, un énorme donjon dominant de haut les quatre grosses tours d'angle, enfin, étendant ses branches tordues et dépouillées comme des serpents noirs, un grand fayard offrait ses fruits sinistres : les corps rigides de cinq pendus.
Catherine détourna les yeux en passant auprès de l'arbre. De partout accouraient des soldats, traînant leurs arbalètes, ajustant leurs chapeaux de fer, les yeux inquiets en reconnaissant les couleurs du maître. Les cloches de la chapelle se mirent à sonner en même temps que trois hérauts, au seuil du logis, embouchaient de longues trompettes d'argent. Un vieil homme en armure apparut derrière eux, appuyant sur une canne sa marche difficile.
— Sire Jean de Cabanes, murmura Bernard d'Armagnac à l'adresse d'Arnaud. Il a encore vieilli. Tu vois qu'il était temps de venir à sa rescousse.
En effet, l'immense cour donnait une impression de désordre et d'abandon. Les bâtiments étaient vétustés. Certains-menaçaient ruine et, aux fenêtres du logis seigneurial, bien des carreaux manquaient. Cadet Bernard envoya la fin de son sourire à Catherine et l'acheva sur une grimace.
— Je crains que vous ne soyez pas fort satisfaite de votre palais, belle Catherine ! Il est vrai que votre grâce saura en faire un lieu de délices !
Le trait était galant, mais Catherine songea que le plus beau sourire de la terre ne saurait remplacer les carreaux manquants, boucher les fissures des murailles ni endiguer les courants d'air. Le printemps, heureusement, venait, mais la chaleur n'était pas encore là et l'œil perspicace de la jeune femme dénombrait déjà tout ce qu'il faudrait faire avant l'hiver pour que cette vieille bâtisse fût habitable pour des femmes et un enfant. Tandis qu'Arnaud et Bernard prenaient contact avec le vieux chef de la garnison, Isabelle de Montsalvy vint ranger sa mule contre le flanc de Morgane.
— J'ai peur que nous ne trouvions ici plus de rats que de tapisseries, fit-elle. Si l'extérieur ressemble à l'intérieur...
Ses yeux se tournèrent vers Sara qui portait Michel. L'enfant était l'unique sujet de conversation qu'elle acceptât avec sa belle-fille et leur commun souci de son bien-être les rapprochait un peu. En dehors du bébé, elles ne cherchaient à établir aucun lien nouveau. Isabelle ne parvenait pas à oublier l'origine de Catherine et Catherine ne pardonnait pas à Isabelle son orgueil de caste. De plus, elle lui en voulait d'avoir retenu Marie de Comborn auprès d'elle alors qu'Arnaud souhaitait la renvoyer à son frère.
— Marie m'a tenu lieu de fille, durant les jours les plus noirs, avait-elle dit. Sa compagnie m'est bonne...
Le regard qui accompagnait cette déclaration laissait sous-entendre qu'aucune autre compagnie ne pour rait remplacer celle-là et Arnaud, qui ouvrait déjà la bouche pour rappeler à sa mère qu'elle avait en Catherine une fille toute trouvée, l'avait refermée sans rien dire. A quoi bon aviver les antagonismes ? À force de vivre ensemble, les deux femmes finiraient peut-être par s'apprécier. Arnaud croyait au pouvoir lénifiant du temps et de l'habitude...
Malgré tout, Catherine eût volontiers accepté la cohabitation avec Isabelle, par respect pour son âge et par tendresse pour son époux, mais l'idée de vivre auprès de cette Marie de Comborn, toujours agressive, et dont elle sentait continuellement sur elle le regard surveillant, lui causait un malaise presque physique. Elle supportait de plus en plus mal la vue de la jeune fille et celle-ci, avec une clairvoyance maligne, s'en rendait parfaitement compte. Elle jouait méchamment de ce sentiment, prenant un malin plaisir à s'imposer et suivant Arnaud comme son ombre dès qu'elle en avait la possibilité.
Quand les dames eurent franchi la porte, basse et sculptée, du logis seigneurial, Marie se glissa près de Catherine dont les yeux désenchantés allaient des voûtes noires de suie aux dalles cassées ou disjointes tachées de graisse et truffées de traces boueuses qui reportaient assez loin dans le temps le dernier lavage.
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