— Quand tu cesseras de courir un danger quelconque !

— Il va cesser bientôt, vous n'avez besoin que d'un peu de patience ! grimaça Valette. Juste quelques instants encore et vous serez à jamais délivrés de vos soucis. Allons, vous autres, enchaînez-moi ces deux-là sur le bûcher ! J'ai horreur des choses qui ne servent à rien.

La foule gronda de colère. Mais deux soldats levèrent leurs lances : deux hommes tombèrent, transpercés...

Irrésistiblement, avec une effrayante brutalité, les autres entraînaient déjà Catherine et Arnaud vers le bûcher... Les yeux de la jeune femme étaient agrandis d'horreur devant cette mort affreuse qui les attendait. Elle cria :

— Vous n'allez pas... Non... Pas ça !

— Je t'en supplie, sois courageuse, mon amour, supplia Arnaud. Ne leur donne pas la joie de t'entendre les supplier...

Déjà, on les hissait sur l'entassement de fagots. Catherine trébucha et tomba lourdement avec un gémissement. Alors, dans ses liens, Gauthier fit un effort terrible. Gonflant ses muscles et sa vaste poitrine, il fit éclater les cordes. Rugissant comme un lion furieux il tomba de tout son poids, de tous ses muscles sur les hommes d'armes, assommant celui-ci, faisant éclater les dents de celui-là, se forçant un chemin irrésistible vers les captifs. Il semblait possédé de quelque fureur sacrée. Ses yeux lançaient des éclairs, sa bouche se tordait convulsivement et écumait. Sa force décuplée par la colère, irrésistible, abattait les ennemis autour de lui comme la faux dans un champ de blé. Les paysans, saisis d'une admiration superstitieuse, regardaient, bouche bée...

Le géant atteignait le bûcher quand une flèche le frappa à l'épaule. Il s'abattit sur les fagots avec un grognement qui trouva son écho dans le cri désespéré de Catherine, puis dans le hurlement féroce de Valette.

— Attachez-le avec les autres ! Et que ça flambe !

Catherine ferma les yeux. Contre le bois rugueux du poteau, la main d'Arnaud, enchaîné près d'elle, cherchait la sienne, la trouvait et l'enfermait.

— C'est la fin, murmura-t-elle d'une voix qui s'étranglait... Nous allons mourir. Mon pauvre petit !... Mon pauvre petit Michel !

Ses yeux brouillés de larmes voyaient, comme dans un cauchemar, la forme grimaçante d'un soldat qui, un peu plus loin, allumait une torche... Mais, malgré la mort si proche, tout cela continuait à lui paraître absurde, comme frappé d'irréalité. Cette chose stupide ne pouvait pas être vraie. Un miracle allait arriver...

Et le miracle arriva. Un son de trompe retentit, profond, impérieux, et, soudain, la route qui montait de la vallée se couvrit de chevaux, de bannières et d'armures. Une troupe nombreuse, solidement armée mais somptueuse, venait d'apparaître.

Le sol tremblait sous le martèlement des sabots et, sur la prairie, chacun s'était figé sur place, regardant. Même l'homme à la torche, même Valette qui, sourcils froncés, fixait intensément les arrivants. Comme un vivant mur de fer, un escadron de gens d'armes s'avançaient quatre par quatre sur plusieurs rangs, lances à la cuisse, les flammes multicolores dansant au vent. Ils s'arrêtèrent au bord du plateau, se scindèrent en deux et se rangèrent de part et d'autre du chemin, livrant passage à un héraut rouge et blanc empanaché et rutilant qui portait d'un poing arrogant une grande bannière de toile d'argent sur laquelle grimpait un lion écarlate...

A peine Arnaud eut-il aperçu cet emblème qu'il hurla, à pleine voix :

— À moi, Armagnac !

L'effet fut magique. Le beau héraut n'eut que le temps de se ranger. Un groupe de chevaliers aux armures étincelantes, portant huques brodées, rouges, blanches, bleues, or ou argent, les heaumes sommés d'emblèmes fantastiques, les caparaçons des chevaux volant autour des sabots qui martelaient le sol, fonça à travers la prairie qui, en un clin d'œil, fut envahie d'un flot guerrier tumultueux et bariolé. Ils entouraient un grand chevalier rouge et argent dont le casque était ceint d'une couronne comtale. D'autres chevaliers suivaient, puis la piétaille des archers, des piquiers aux chapeaux de fer, des écuyers et même des pages retenant à pleins poings de grands lévriers colletés d'or, héraldiques et superbes. Auprès de cette petite armée, les hommes de Valette faisaient piètre figure et amorçaient déjà un mouvement de repli vers la cité !

Mais les paysans qu'ils maintenaient tout à l'heure fermaient désormais la retraite. Le plateau ne cessait de s'emplir de soldats et Catherine, les yeux écarquillés, cherchait à savoir si ces arrivants étaient amis ou ennemis. Elle ne chercha pas longtemps.

Le comte rouge et argent avait galopé jusqu'au bûcher sur lequel, malgré le poids de ses armes, il sauta de son cheval. Ses poulaines de fer écrasaient les fagots et la paille, ses gantelets d'acier arrachaient les chaînes qui retenaient les prisonniers aussi aisément qu'une poignée de mauvaise herbe. Sous la ventaille relevée Catherine put voir un visage mince, rouge de fureur, et croisa un regard vert aussi menaçant que possible. Mais Arnaud, avec un soupir de soulagement, s'écriait, une nuance de tendresse dans la voix :

— Cadet Bernard ! Par Notre-Dame ! C'est monseigneur saint Michel qui t'envoie !

— Je lui bâtirai une chapelle, fit l'autre avec un redoutable accent gascon. Frère Arnaud ! Que fais-tu sur ce tas de fagots, ficelé comme un quartier de bœuf?

— Demande-le à Valette.

Les deux hommes s'embrassèrent vigoureusement, le poing ganté de fer de Bernard frappant le dos de son ami. Mais Arnaud se dégagea juste à temps pour empoigner Catherine que ses angoisses avaient brisée et qui perdait connaissance.

Il l'enleva dans ses bras tandis que le nouveau venu se penchait avec curiosité sur la jeune femme défaillante.

— Une beauté ! Qui est-ce ?

— Ma femme ! Mais aide-moi... Il faut emporter cet homme, ajouta-t-il en désignant Gauthier qui n'avait toujours pas repris connaissance et gisait à plat ventre sur le bois, il est blessé.

Déjà, des hommes d'armes les rejoignaient, emportaient le géant. Un chevalier dont le casque s'ornait d'un dauphin de vermeil aux yeux de jade tendit les bras pour recevoir la jeune femme évanouie. Arnaud allait sauter à son tour du bûcher quand le comte le retint.

— Reste ! J'ai encore quelque chose à faire ! Et ce bûcher fait un excellent poste de commandement.

Puis, enflant sa voix au paroxysme, il clama :

— Gens d'Armagnac, en avant ! Epargnez vilains et bourgeois, mais égorgez-moi toute cette ribaudaille ! Et je veux le chef vivant !

Comme s'ils n'attendaient que cet ordre pour frapper, hommes d'armes et chevaliers se ruèrent sur les routiers. Fauchards, coutelas, épées, dagues et haches d'arme entrèrent en danse. En quelques instants, la prairie au-delà des châtaigniers fut transformée en abattoir. La terre buvait le sang dont les minces rigoles allaient se perdre sous les arbres. L'air était plein de gémissements de douleur, de cris et de râles d'agonie. Près de la porte, la masse grise des paysans assistait, partagée entre la terreur et le soulagement, au massacre tandis que, debout sur le bûcher, poings aux hanches, jambes écartées et visage de pierre, Cadet Bernard regardait.

C'est seulement quand le dernier routier eut expiré et que Valette, chargé de chaînes, eut été traîné vers le monastère que le comte au lion sanglant descendit enfin de son poste d'observation, une main posée sur l'épaule d'Arnaud.

Une sensation de vive chaleur ranima Catherine. Elle ouvrit les yeux et se vit couchée sur un matelas, devant une immense cheminée de pierre où flambait un tronc d'arbre tout entier. Agenouillé auprès d'elle, Arnaud frictionnait ses mains pour les réchauffer et la regardait avec anxiété. La voyant ouvrir les yeux, il lui sourit.

— Tu te sens mieux ? Tu m'as fait peur, tu sais ? Nous n'arrivions pas à te ranimer.

— Quelle dame, enchaînée à un madrier sur une pile de bûches, n'aurait perdu les sens ? Je ne me serais jamais pardonné un instant de retard, Madame...

Le comte rouge et argent apparut derrière Arnaud, dans la lumière dansante des flammes. Il portait toujours ses huques somptueuses sur l'armure grise, mais sa tête, débarrassée du heaume, montrait un visage fin et gai aux traits irréguliers et agréables, des yeux couleur de mer et une courte calotte de cheveux noirs au-dessus de deux oreilles pointues qui accentuaient l'aspect faunesque de sa physionomie. Il regardait Catherine avec une gentillesse qui n'était pas exempte d'admiration, et la jeune femme, spontanément, lui tendit la main.

Sire comte, dit-elle, je vous dois plus que la vie puisque je vous dois aussi celle de mon époux bien- aimé. Je ne l'oublierai pas et, pour ces bienfaits, je vous rends grâce. Puis-je ajouter, fit-elle avec un sourire, que j'aimerais savoir qui vous êtes ?

Ce fut Arnaud qui se chargea de présenter à sa femme Bernard d'Armagnac, comte de Pardiac, dit « Cadet Bernard » et qui, pour lui, était avant tout un compagnon d'enfance, car ils avaient à peu près le même âge. Redressée sur son matelas de manière à être adossée au pilier de la cheminée, Catherine examinait curieusement ce garçon inconnu dont, cependant, le nom avait dominé toute sa jeunesse. C'était donc un de ces fameux chefs de la maison d'Armagnac qui, depuis tantôt vingt-cinq ans, depuis l'assassinat du duc d'Orléans par Jean sans Peur, avaient fait de la France un immense champ de bataille, à la mesure de leur haine pour les Bourguignons ? Catherine se dit que Cadet Bernard représentait sa famille de façon très convaincante.

Il était le second fils de ce connétable d'Armagnac qui avait jadis repris Paris à Caboche l'Écorcheur avant de tomber massacré par les Bourguignons en 1418, et son sang était l'un des meilleurs de France. Par sa mère Bonne de Berry, Cadet Bernard, comme son frère aîné le comte Jean IV, était le petit-fils du roi Charles V. Le sang royal se lisait dans toute sa personne élégante et racée, dans la finesse des attaches et la hauteur du regard. Mais à l'ancêtre Sanchez Mittara, fondateur du duché de Gascogne, il devait sa peau brune, ses cheveux d'encre et cette mobilité des traits, cette gouaille nonchalante nuancée de férocité qui formaient le fond de sa physionomie. Grands guerriers, grands chasseurs, les Armagnacs étaient célèbres à la fois pour leur cruauté et leurs talents de poète. Mais ils méprisaient la mort et se montraient implacables dans la vengeance. Catherine se souvenait avoir entendu dire que le comte Jean IV portait, attaché à sa bannière, le ruban de peau que les gens de Bourgogne avaient levé sur le dos de son père lorsqu'il avait été massacré.