Pensant qu'en sa faiblesse de femme résidait sans doute sa meilleure arme, elle s'approcha, s'appuya contre lui.

— Arnaud, murmura-t-elle, ne pouvons-nous essayer de trouver un abri ? Le vent se lève et je suis transie. Et puis, j'ai peur pour Michel.

Quand il baissa les yeux vers elle, Catherine vit que la colère les avait quittés, mais qu'ils étaient pleins d'une poignante tristesse. Le bras du jeune homme entoura ses épaules et la serra contre lui.

— Pauvrette ! Tu es lasse et tu as froid ! L'enfant aussi a besoin qu'on s'occupe de lui. Viens ! Pour le moment, nous n'avons plus rien à faire ici.

Le contact rassurant des muscles durs rendit courage à Catherine. Elle leva vers son mari son visage confiant.

— Les ruines se relèvent, Arnaud, et le temps efface "les larmes !

— Mais il ne ressuscite pas les morts ! Et ma pauvre mère... (Il y eut une brisure dans sa voix et Catherine sentit ses doigts se crisper sur son épaule, mais il se maîtrisa, reprit d'un ton morne) Je devine qu'elle a dû défendre sa maison jusqu'au bout ! Demain, il faudra bien que les gens du village m'aident à fouiller ces ruines pour retrouver son corps et lui donner la sépulture qui convient. Pour le moment, allons au monastère ! Nous n'avons pas été toujours d'accord, l'abbé et nous, mais il ne pourra nous refuser l'asile.

On remonta à cheval, puis la troupe morne fit demi- tour et, à la suite de Montsalvy, s'engagea dans le tunnel d'arbres parcouru si joyeusement une heure plus tôt. Les ruines de Montsalvy demeurèrent livrées à leur solitude et au vent gémissant qui semblait venir des grands causses tout exprès pour pleurer sur elles.

Le point de lumière, d'un jaune rougeâtre, que l'on avait vu paraître dans le sentier avait grandi rapidement. Catherine comprit que c'était une lanterne balancée au bout du bras de quelqu'un marchant à leur rencontre. Bientôt, la torche que portait Fortunat et la lanterne furent sur le même plan et s'arrêtèrent. A demi caché par le dos d'Arnaud, la jeune femme vit un paysan si tanné et si brun, en même temps que si vigoureux, que le sarrau et les chausses de laine dont il était vêtu semblaient habiller un vieil arbre noueux. Des cheveux gris et raides dépassaient de son bonnet brun, enfoncé jusqu'aux oreilles, mais les yeux, enfouis sous une broussaille de sourcils gris, avaient un éclat joyeux dans leurs prunelles noisette.

Le visage était rude : des lèvres serrées qui ne devaient pas s'ouvrir aisément, un menton en galoche, un nez en lame de couteau, mais les plis creusés autour de la bouche s'accusaient davantage à droite donnant à la physionomie une expression de malice et d'astuce.

Pour le moment, le paysan, dédaignant Fortunat et sa torche, avait marché droit sur Arnaud et s'arrêtait, le nez levé, juste sous la tête du cheval. Il éleva sa lanterne pour que sa figure fût bien dans la lumière puis tira son bonnet.

— Not’ seigneur ! dit-il, m'avait bien semblé vous reconnaître tout à l'heure, sur la lande, quand vous galopiez comme si l'diable vous courait après ! L'bon Dieu soit béni qui vous ramène au pays !

La bouche mince s'étirait en un large sourire qui montrait des gencives dénudées par endroits. Tout le vieux visage rayonnait d'une joie si grande qu'elle effaçait la nuit. Catherine vit deux larmes briller au coin des paupières tandis que le bonhomme s'agenouillait dans la boue sans cesser de regarder Arnaud comme il eût regardé un archange. Celui-ci, d'ailleurs, sautait à bas de son cheval, empoignait le paysan aux épaules et l'embrassait sur les deux joues.

— Saturnin ! Mon vieux Saturnin ! Sangdieu ! Quel bien cela me fait de te revoir ! Toi, au moins, tu pourras me dire...

Cette fois, sous l'étreinte d'Arnaud, le vieil homme pleurait pour de bon et riait tout à la fois.

— Ah ! maintenant qu'vous êtes là, messire Arnaud, tout va aller mieux ! Vous en viendrez à bout, vous, de ces faillis chiens qui sont tombés sur not’ pays comme des corbeaux.

Tout en parlant, les yeux vifs de Saturnin avaient découvert Catherine sur Morgane qui encensait et Sara, tassée sur Rustaud, le bébé dans les bras.

— Oh ! fit-il avec une naïve admiration, la belle dame ! Vrai, not’ seigneur, jamais j'n'en ai vu de si belle... C'est-y que...

C'est ma femme, Saturnin, répondit Arnaud avec une nuance de fierté qui fit sourire Catherine. Et voici mon fils ! Tu peux baiser sa main... Ma chère, Saturnin est le bailli de Montsalvy et notre plus fidèle serviteur. Il a l'air, comme cela, d'un paysan, mais il a pignon sur rue. Il nous a élevés, Michel et moi... presque autant que notre mère...

De nouveau la voix d'Arnaud se brisa en évoquant sa mère, mais, déjà, Saturnin, qui venait de baiser la main de Catherine, se retournait vers lui en s'écriant :

— Vieille bête que je suis à vous t'nir là au lieu d'vous emmener bien vite la trouver ! Elle va être si heureuse notre pauvre maîtresse !

— Ma mère ? Tu sais où elle est ? Elle n'est pas...

Le vieux se mit à rire de bon cœur.

— Morte ? Vous voudriez pas ! Si j'n'avais pas réussi à lui faire quitter le château quand ces sauvages ont mis l'feu, vous n'auriez jamais revu le vieux Saturnin. J'aurais jamais pu vous regarder en face.

Et, comme Arnaud, de nouveau, le prenait aux épaules en criant :

— Vivante ! Elle est vivante ! Et où est-elle ? Au monastère ?

Saturnin cracha par terre et haussa les épaules.

— Au monastère, il y a Valette et ses hommes... ceux qui ont brûlé vot'maison. Mme la comtesse, où voulez-vous qu'elle soit ? Chez moi, bien sûr ! Mais à la métairie parce qu'en ville les hommes de Valette tiennent les meilleures maisons. Venez, maintenant, on s'est trop attardés. Même la nuit, voyez-vous, les chemins sont dangereux...

Tout en parlant, Saturnin avait pris la bride de Morgane et faisait tourner la petite jument. Avant de remettre son bonnet, il s'inclina devant Catherine avec une inconsciente dignité.

Notre dame, fit-il avec un grand respect, ça va être un honneur pour le vieux Saturnin de vous conduire à sa maison bien qu'elle ne soit pas digne du tout de vous recevoir. Mais vous y serez chez vous et aussi maîtresse que si les murs de Montsalvy étaient encore debout !

Elle le remercia d'un sourire. Un monde de sentiments contradictoires agitait la jeune femme. Ce paysan si fier et si simple qu'Arnaud traitait en ami lui ouvrait de nouveaux horizons sur le caractère de son mari. Elle entrevoyait vaguement l'enfant qu'il avait pu être et aussi le côté intensément humain qui se cachait sous son orgueil. Elle était heureuse à l'idée qu'elle et les siens auraient bientôt l'abri d'un toit, mais, sous ce toit, il y avait tout de même cette femme qu'elle redoutait tellement : la mère d'Arnaud ! À mesure que leur rencontre se faisait plus proche, Catherine sentait l'angoisse l'étreindre. La grande dame que devait être Isabelle de Montsalvy saurait- elle accueillir une belle-fille sortie du peuple ou bien les jeunes époux allaient-ils au-devant de reproches et d'une scène amère ? La jeune femme avait honte de s'avouer que, tout à l'heure, devant les décombres de la maison seigneuriale, elle avait eu, l'espace d'un instant, la pensée coupable que ce désastre lui évitait une épreuve. Malgré ses craintes, elle se reprochait cette pensée comme un crime. Elle était trop courageuse, elle avait trop l'habitude de l'adversité pour ne pas savoir regarder les choses en face.

« L'épreuve va venir, ma fille, se dit-elle tandis que Morgane retraçait ses pas vers le puy de l'Arbre, et c'est justice.

Une punition bien méritée pour ce que tu as osé penser ! »

Mais, malgré cette mercuriale intérieure, les alarmes de Catherine grandissaient chaque fois que Morgane posait un sabot à terre.

La métairie de Saturnin abritait son grand toit de lauzes sous un boqueteau de sapins, au flanc du puy. L'étroit chemin à peine tracé qui la desservait aboutissait un peu plus bas que les ruines, mais un escarpement rocheux la dissimulait aux regards de qui ne descendait pas assez bas vers la vallée. En l'approchant, Catherine la devina plus qu'elle ne la vit vraiment : une boursouflure plus sombre contre le fond noir du roc. Dans la façade s'ouvraient, comme des yeux rouges et ternes, deux étroites fenêtres que la jeune femme regarda avec méfiance. La maison, tapie dans l'ombre, avait l'air de la guetter...

Le pas sonore des chevaux fit apparaître la silhouette courte et noire d'une paysanne en bonnet blanc élevant une torche au-dessus de sa tête.

— Qui va là ? demanda la femme rudement.

— C'est moi, Donatienne, fit Saturnin.

— Mais, tu n'es pas seul...

La paysanne avait fait quelques pas et, brusquement, elle s'arrêta. La torche trembla dans sa main et, lentement, elle se laissa tomber à genoux, le regard illuminé de joie.

— Ô doux Jésus ! Messire Arnaud !...

Il était déjà à terre et, tandis que Saturnin aidait Catherine à descendre, relevait la vieille Donatienne, l'embrassait sur les deux joues.

— C'est bien moi... Ma mère ?

— Elle est là ! Oh, seigneur, elle va être si heureuse !...

Arnaud, déjà, ne l'écoutait plus. Il avait saisi Catherine par la main et l'entraînait vers la maisonnette si rapidement que le cœur de la jeune femme n'eut pas le temps de battre plus vite. Elle se retrouva dans une salle basse, au sol de terre battue, dont elle ne vit rien si ce n'est une femme en noir assise sur la pierre de l'âtre et qui se levait en poussant un cri.

— Toi !

« Mon Dieu ! songea Catherine, comme elle lui ressemble ! »

En effet, la mince et haute femme brune qui, chancelante, s'appuyait au manteau de la cheminée offrait, sous une forme adoucie, une fidèle réplique des traits d'Arnaud : même front haut, même pureté presque agressive des traits, même teint mat et mêmes yeux noirs, mais, dépassant la guimpe de toile où s'encadrait le visage de façon presque monastique, les épais cheveux noirs se striaient de blanc, les paupières violacées se fripaient et la bouche fine avait un pli las que n'avaient pas les lèvres fermes de l'homme.