À mesure que son visage s'amenuisait, Arnaud s'assombrissait. Il se reprochait de l'avoir emmenée et de lui avoir imposé cet interminable calvaire. Il laissait maintenant Gauthier marcher en tête, se fiant à l'instinct quasi animal du forestier pour flairer les dangers possibles, et chevauchait tout près de Catherine. Souvent, quand il la voyait trembler de froid, il l'enlevait du dos de Morgane et l'installait devant lui, sur son cheval, pour mettre entre la bise et la jeune femme transie le rempart de sa poitrine, de ses bras et du grand manteau noir dont il rejetait un pan sur elle. Malgré sa faiblesse et son état maladif, Catherine aimait aller ainsi, contre lui. Elle aimait la délicieuse impression de sécurité qu'il savait lui donner et la peine du voyage s'en trouvait allégée. Bientôt, elle ne voyagea plus autrement et Morgane prit l'habitude de trotter toute seule, simplement tenue par la bride, derrière le grand destrier noir.

Quand, à la fin d'un jour pluvieux, Catherine découvrit enfin Ventadour, elle soupira de soulagement tandis qu'Arnaud, joyeusement, lui disait :

— Regarde, ma mie, voici le château du vicomte Jean ! Là tu auras repos, réconfort et sécurité. Si tu n'es pas en sûreté ici, tu n'y seras nulle part.

C'était, en effet, impressionnant : sur un éperon rocheux tombant à pic sur une gorge où grondait un torrent s'élevaient des murs vertigineux, des tours de granit aux hourds de bois peints de couleurs violentes et, couronnant le tout, un gigantesque donjon assez vieux pour avoir vu partir les Croisés.

— On dit, poursuivit Arnaud en riant, que toute la paille du royaume de France ne suffirait pas à emplir les fossés de Ventadour !

« Étranges fossés, en effet », songea Catherine, que cette saignée entre deux montagnes d'où la forteresse jaillissait comme des entrailles mêmes de la terre. Le sentier qui, du milieu d'un minuscule village poussé n'importe comment sur un épaulement rocheux, escaladait la butte formidable, serpentait à flanc de rocher jusqu'à un massif portail, haut comme une entrée de ville, qui commandait l'entrée du château. La petite troupe fatiguée s'y engagea. Envahi d'une joie soudaine, Arnaud, berçant Catherine contre lui, se mit à chanter à pleine voix :

J'ai le cœur si plein d'amour, de joie et de douceur Que la glace me paraît fleur et la neige verdure...

Elle lui sourit tendrement, appuyant sa tempe contre la joue chaude.

— La chanson est belle... Et je ne savais pas que tu aimais les chansons.

— Je suis aussi civilisé que Xaintrailles, si c'est cela que tu veux dire, répondit-il en riant. C'est ma mère qui m'a appris cette chanson ! Elle a été composée ici même, voici bien longtemps, par un troubadour qui se nommait Bernard. Il était le fils du meunier et s'était épris de la dame du château. Il a bien failli en mourir, mais il a pu fuir à temps. On dit qu'ensuite une reine l'a aimé.

Chante encore ! pria Catherine. J'aime t'entendre. Docilement, le jeune homme reprit et sa voix joyeuse se répercuta aux quatre horizons.

Quand je vois l'alouette mouvoir de joie ses ailes contre le rayon de soleil...

Mais la chanson s'arrêta net et Arnaud retint son cheval. Là-haut le portail venait de s'ouvrir, livrant passage à une forte troupe de cavaliers qui s'avança rapidement vers les voyageurs. Sourcils froncés, Arnaud les regardait. Son expression tendue inquiéta Catherine.

— Qu'y a-t-il ? Ce sont les hommes du vicomte, je pense, et...

Il ne lui répondit pas, appela sèchement :

— Gauthier !

Le Normand accourut. Sans un mot, Arnaud enleva Catherine dans ses bras et, avant qu'elle fût revenue de sa surprise, la passa dans ceux du géant.

— Vite ! Retourne et emmène aussi Sara. Va les mettre à l'abri !

— Mais, Seigneur...

— Obéis... Vite, sauve-la et, si je meurs, conduis-la à ma mère...

— Arnaud ! cria Catherine... Non !

— Emmène-la, je te dis ! Je le veux. Ceux qui viennent là ne sont pas les gens de Ventadour. Ce sont les routiers de Villa-Andrado !

Sourd aux cris de Catherine, insensible à sa défense désespérée, Gauthier fit volter son cheval, rafla au passage la bride de Sara et emmena les bêtes vers le village. Catherine se tordait le cou pour voir par-dessus l'épaule du géant. Les Gascons s'étaient groupés autour d'Arnaud qui avait mis l'épée à la main et, debout sur ses étriers, regardait venir l'ennemi. Celui-ci dévalait maintenant la sente et les armures, les lances et les épées brillaient sinistrement.

Laisse-moi, criait Catherine. Va les aider, ils ne tiendront jamais... La troupe est trop puissante ! Ils sont au moins cinq contre un.

— Votre époux est brave et il sait se battre ! Pour une fois, dame Catherine, souffrez que je lui obéisse, à lui... Vous n'avez que faire dans cette rencontre...

Pour qu'elle ne vît plus rien du combat qui se préparait et aussi pour la mettre hors de vue des routiers, Gauthier plongea soudain à flanc de ravin à travers les arbres et les broussailles, droit vers le lit de la Luzège, le petit torrent qui entourait Ventadour. Mais il ne put empêcher qu'elle n'entendît le choc des armes et les cris sauvages des hommes qui s'encourageaient à la bataille.

— Mon Dieu ! sanglotait Catherine... Ils vont me le tuer... Je t'en supplie, ami, laisse-moi ici... Laisse- moi au moins voir...

Mais Gauthier, les dents serrées, piquait toujours droit vers le fond de la gorge, traînant par la bride Rustaud qui portait Sara plus morte que vive.

— Voir quoi ? gronda-t-il. Le sang qui coule et les hommes qui meurent ? Je vais vous mettre à l'abri i autant que je pourrai, ensuite je remonterai voir ce que j je peux faire. Essayez d'être raisonnable...

Il trouva l'abri plus vite qu'il n'aurait cru, en remontant le lit de la rivière. Il avisa une grotte étroite qui surplombait l'eau écumante. Elle semblait profonde et, après une rapide reconnaissance, le Normand y porta Catherine. Le froid y était moins vif qu'au- dehors et cette grotte devait servir parfois d'abri à des bergers ou à des forestiers car au fond, contre la muraille, il y avait une jonchée de paille. De plus, malgré le voisinage de l'eau, elle n'était pas humide.

Gauthier posa Catherine sur la paille et se tourna vers Sara qui descendait à son tour de cheval.

— Allumez du feu et restez près d'elle, je vais revenir.

Il tourna les talons laissant les deux femmes en tête à tête. Sara se frottait les reins en grimaçant.

— Encore un peu et il me donnera des ordres, ce sauvage ! marmotta-t-elle.

Mais la diatribe qu'elle apprêtait tourna court quand elle vit la pâleur de Catherine. La jeune femme s'était tapie dans la paille, tout contre le rocher, et le peu de jour qui passait montrait son visage blême où perlait une sueur légère. Il y avait de la peur au fond de ses prunelles et aussi une souffrance qui alerta Sara.

D'une main rapide, elle retroussa les mèches blondes qui collaient au front de Catherine, scruta le visage aux traits tirés. Une douleur brutale tordit la jeune femme dont le corps, soudain, s'arqua pour retomber l'instant suivant. Elle haleta.

— J'ai mal, Sara !... Une douleur terrible !... C'est comme si on me perçait le flanc... C'est la deuxième... Tout à l'heure déjà, quand Arnaud m'a passée à Gauthier... Je... Je ne sais pas ce que c'est !

— Moi, je m'en doute, fit Sara... Depuis si longtemps que nous sommes en route, nous avons perdu la notion des jours.

— Tu ne veux pas dire que... c'est déjà l'enfant ?

— Pourquoi pas ? Avec toutes ces chevauchées, il peut avoir pris de l'avance. Seigneur, il ne nous manquait plus que cela !

Mais elle ne perdait pas son temps en vaines paroles. Vivement elle débarrassait Rustaud des bagages qu'il portait : le coffre aux remèdes et un rouleau de vêtements. Gauthier, de son côté, avait laissé en partant ceux dont sa propre monture était chargée : encore des vêtements, un sac de fourrage pour les bêtes et une marmite. En un clin d'œil, Sara eut accumulé sur Catherine deux couvertures et un manteau. Puis elle entreprit d'allumer du feu grâce à un peu de paille et à des branches qu'elle alla couper au-dehors. Ensuite, elle emplit d'eau sa marmite et la mit à chauffer, accrochée à trois branches entrecroisées. Les yeux agrandis, Catherine la regardait faire. La douleur faisait trêve pour un temps et la jeune femme tendait l'oreille pour essayer de saisir quelque chose de la bataille. Mais le grondement de l'eau si proche dominait tout.

Catherine essaya de retrouver une prière au fond de sa mémoire, mais son esprit lui parut curieusement vide. Elle était incapable de le détacher d'Arnaud. Tout son être se tendait vers lui et elle cherchait à deviner, au fond de son cœur, l'éclair de souffrance qui lui apprendrait sa mort. Si le lien secret qui les unissait depuis si longtemps se rompait brusquement, Catherine savait qu'elle en serait avertie, à cet instant précis, par une souffrance intérieure...

Le feu, allumé par Sara, flambait bien maintenant et mettait un écran de chaleur rassurante entre la jeune femme et le froid du dehors. La nuit venait très vite et Sara, pour diminuer les risques d'être aperçue du dehors, accumulait des branches et des pierres devant l'entrée de la grotte. Des bruits confus parvenaient parfois jusqu'aux deux femmes enfermées dans leur étroit refuge. Un hurlement de rage ou un long gémissement de douleur. Une trompe sonna quelque part, sans doute sur les remparts du château.

— Que fait Gauthier ? gémit Catherine. Pourquoi ne revient-il pas me dire...

— Il a sans doute autre chose à faire, répliqua Sara. Le combat peut durer car tous sont des guerriers entraînés de longue date.