— Doux Jésus ! Si c'était...
Une même crainte s'empara des cinq compagnons d'infortune. Assis en cercle, autour du flambeau posé à terre, leurs yeux, où luisait la flamme jaune, reflétaient aussi l'appréhension informulée. Ils osaient à peine se regarder comme si chacun d'eux avait honte de sa peur. Le silence devint étouffant et Arnaud ne put le supporter. Serrant les poings, il se releva et se mit à marcher nerveusement comme un fauve en cage et Catherine n'eut pas le courage de l'en empêcher.
Mieux valait encore le bruit cadencé, énervant cependant, de ses pas, plutôt que l'affolant silence. C'était encore de la vie, comme appartenait aussi au monde des vivants le regard instable, clignotant, de la vieille Mahaut qui sautillait d'un visage à l'autre comme pour y chercher un réconfort. Elle avait tiré de son tablier un chapelet de buis et en égrenait les boules lissées par des milliers de prières, entre ses doigts crevassés. Les minutes succédaient aux minutes, lourdes, intolérables à mesure qu'elles s'accumulaient. Catherine luttait de toutes ses forces pour ne pas se mettre à hurler.
Et puis, aussi soudainement qu'elle était venue, l'angoisse quitta les cinq emmurés. Dans le cercle de lumière jaune, sans que personne l'eût entendu approcher, Jacques Cœur apparut. Il souriait, mais il fallut qu'il parlât pour que Catherine admît qu'il était un être de chair et non pas un fantôme.
— C'est fini ! dit-il calmement. Vous pouvez remonter.
— Mais, fit Arnaud, ce bruit que nous avons entendu ? Nous avons cru que la maison s'écroulait.
Non, seulement une crédence pleine de plats d'étain que le sergent a fait tomber parce qu'il était persuadé qu'elle dissimulait un passage secret. J'admets que le bruit a dû être entendu jusqu'au palais royal ! Venez maintenant, le jour n'est pas loin, et le danger est momentanément éloigné. Mais nous avons bien des choses à préparer.
— Vous aviez été dénoncé, n'est-ce pas ?
Jacques Cœur hocha la tête.
— Oui. La tendre amie de messire de Xaintrailles est sensible à l'or à ce qu'il paraît et il a eu tort de lui rendre une dernière visite avant de venir à l'église. On l'a suivi. J'ai réussi à persuader le chef des archers de ma bonne foi, mais sait-on jamais pour combien de temps. Au surplus, c'est sans importance, tout est prêt pour votre départ.
— Quand partons-nous ? demanda Catherine.
— Tout à l'heure.
— En plein jour ?
Le pelletier se mit à rire.
— Le jour ni la nuit ne feront rien à l'affaire. Cette cave où vous êtes a plus de prolongements que vous ne supposez.
Ces deux salles communiquent avec l'ancienne chapelle des Chevaliers du Temple qui se trouve au-delà de la porte Ornoise, mais elles ne sont qu'une infime partie, reconstruite et consolidée par les Templiers pour les besoins de leur ordre, d'un important réseau souterrain jadis construit par les Romains et que j'ai pu retrouver. Certains couloirs, reliant d'anciennes carrières ou des chambres sépulcrales comme celle que vous avez vue, sont à moitié éboulés et dangereux, mais il en existe encore de praticables. L'un notamment qui prend sous les anciennes arènes et suit l'antique canalisation d'eau reliée à l'un des quatre aqueducs. C'est par là que vous allez partir car le souterrain passe sous la rue d'Auron et sous ma maison. Il vous mènera hors de la ville, assez loin, à la tour des Bruyères, une vieille ruine sur le chemin de Dun-le-Roi. C'est là que vous trouverez aussi les j hommes de messire de Xaintrailles.
Il tendit la main, courtoisement, pour aider Catherine à se relever, mais la jeune femme, pas plus que les autres, ne bougeait.
— Une ville bâtie sur des souterrains... On croit rêver !
Jacques Cœur eut un mince sourire.
— Là où sont passés les Romains, les traces qu'ils ont laissées font, en effet, rêver. On ne conquiert pas un monde sans génie ! Mais un génie qui peut se révéler fort utile à un modeste marchand comme moi.
CHAPITRE X
Les fossés de Ventadour
En regardant Arnaud sauter en selle, à l'aube du lendemain, sous les murs vétustés de la tour des Bruyères, Catherine éprouva une bizarre impression : celle qu'il venait, une fois encore, de lui échapper. D'un seul coup, par le simple fait de serrer de nouveau les flancs d'un cheval entre ses genoux, Arnaud dépouillait l'homme parvenu aux extrêmes limites de ses ressources qu'il avait été dans la maison de Jacques Cœur. Vêtu de daim noir sous une légère armure d'acier bleu que lui avait trouvée le maître pelletier, il portait, sur le tout, un ample manteau de cheval, également noir, dont le capuchon, rejeté en arrière, découvrait sa tête brune aux cheveux coupés court en une ronde calotte retrouvant ainsi la taille obligée par le port du heaume. Droit sur ses étriers, la tête fièrement redressée, il n'avait plus rien du prisonnier misérable du château de Sully, rien du proscrit, de la bête de chasse pour limiers d'un quelconque lieutenant criminel. Il était redevenu semblable à l'image hautaine que Catherine avait toujours gardée de lui. Il était de nouveau le seigneur de Montsalvy, et la jeune femme, le cœur un peu serré, se demandait si elle devait vrai ment s'en réjouir. Jamais il ne lui avait été si proche que dans ces jours de faiblesse physique et d'incertitude morale.
Les dix hommes d'armes envoyés par Xaintrailles, qui les avaient rejoints à la nuit tombante, ne s'étaient pas trompés, eux non plus, sur la qualité profonde de cet homme. Ils avaient instantanément reconnu en lui le guerrier et le chef et, d'un accord tacite, s'étaient pliés aussitôt à ses ordres. Pourtant, à voir leur mine arrogante et les nombreuses cicatrices qui décoraient leur figure tannée, on ne pouvait douter qu'ils n'appartinssent à l'élite militaire de l'époque, ou à la pire espèce de soudards, ce qui revenait à peu près au même. Et elle n'avait pas beaucoup aimé les regards, assez équivoques il est vrai dont elle avait été l'objet.
C'étaient tous des Gascons et tous, à la seule exception de leur chef, le gigantesque sergent Escornebœuf, de petits hommes noirauds, nerveux, avec des moustaches aiguës et des yeux de charbon. Mais c'étaient de terribles soldats, le contact perpétuel avec les terres anglaises de Guyenne ayant fait de la lutte contre l'envahisseur leur occupation quotidienne depuis qu'ils étaient capables de soulever une arme. En arrivant à la tour des Bruyères avec les chevaux destinés aux quatre fugitifs, le sergent Escornebœuf avait remis à Arnaud un pli scellé. Avec une stupeur amusée, celui-ci avait vu qu'il s'agissait d'un laissez-passer en bonne et due forme, signé et scellé par le Grand Chancelier de France, et enjoignant à tout un chacun de faciliter le voyage du baron de Ladinhac, se rendant avec sa femme, ses serviteurs et une troupe de dix hommes d'armes à Lectoure pour y joindre son souverain naturel le comte Jean V d'Armagnac.
Apparemment, Xaintrailles avait fait de la bonne besogne et n'avait rien laissé au hasard. Le Grand Sceau de France pendu à ce faux caractéristique faisait grand honneur à la fois à son sens de l'amitié, à ses relations et à son astuce.
Mentalement, Catherine avait adressé un remerciement ému à ce grand garçon roux et moqueur dont la brutalité joyeuse n'avait d'égal que le dévouement. Un regret aussi ! Dieu seul savait quand les Montsalvy reverraient leur ami !
Maintenant, la petite troupe chevauchait paisiblement sur l'antique voie romaine, encore distincte, qui, de l'ancienne Avaricum1, piquait droit vers les monts d'Auvergne à travers le Berry et le Limousin. Arnaud marchait en tête. Il montait un grand destrier noir et luttait contre l'ardent désir de lancer sa monture au galop. Il y avait si longtemps qu'il n'avait galopé ainsi dans le vent avec, derrière lui, le claquement joyeux des plis de son manteau. Mais l'état de Catherine exigeait une allure plus modérée et il lui fallait bien freiner son impétuosité naturelle. Derrière lui, Catherine venait, encadrée de Sara et de Gauthier. Elle avait retrouvé Morgane avec joie. Une joie que la petite jument semblait partager entièrement. Les oreilles bien droites, elle trottait allègrement, faisant danser sa queue dont le panache blanc luttait d'éclat avec la neige. Sara, elle, avait reconquis son Rustaud avec une entière satisfaction. Le poids, déjà considérable de la bohémienne, s'accommodait parfaitement des habitudes paisibles de l'animal et, pour le moment, indifférente au froid, elle sommeillait. Mais Gauthier, lui, ne dormait pas. De temps en temps, il jetait un regard en arrière vers l'énorme Escornebœuf qui fermait la marche avec ses Gascons. Entre les deux hommes, qui devaient être de force sensiblement égale, l'antipathie avait été immédiate. Il avait suffi pour cela d'un coup d'œil échangé, un coup d'œil que Catherine avait surpris et dont elle avait saisi le sens. Habitués à dominer les autres par le seul prestige de leur force, le Normand et le Gascon brûlaient d'envie de se mesurer l'un contre l'autre. Elle avait fait part de ses craintes à son époux.
1 Bourges.
— Tôt ou tard ils se battront, avait-elle chuchoté en regardant Escornebœuf qui s'essuyait le nez sur sa manche en contemplant d'un air rêveur Gauthier en train de seller Morgane.
— Si c'est une lutte courtoise, ce sera amusant de voir s'empoigner ces deux géants. Mais si c'est une vraie bagarre, je saurai bien les séparer. C'est au fouet que l'on dresse les fauves et j'en ai depuis longtemps l'habitude.
Cette réponse, bien dans la manière d'Arnaud, n'avait fait qu'augmenter les craintes de Catherine. Elle se promit de veiller au grain, mais elle ne put s'empêcher de penser que la vie serait infiniment plus simple si l'on pouvait débarrasser les hommes de ce goût immodéré qu'ils avaient de s'entretuer. Instinctivement, elle porta une main à son ventre. Celui qui, déjà, vivait là, serait-il, lui aussi, l'une de ces machines de guerre lucides et implacables ? Le sang ardent des Montsalvy étoufferait-il tout à fait celui, infiniment plus paisible, de sa mère et de son grand-père, le bon Gaucher Legoix, pendu parce qu'il aimait avant tout la paix ? Pour la première fois, Catherine eut peur de ce mystère vivant qu'elle portait au creux de sa chair.
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