— Je suis un Montsalvy et mes titres de noblesse me donnent droit de parler au Roi quand je le désire sans demander audience.
Cela aussi, ton ami La Trémoille le sait. Mais il est encore plus puissant que tu ne l'imagines : sais-tu qu'au mois d'août il a tendu un piège au connétable de Richemont et fait arrêter ses trois émissaires : Antoine de Vivonne, André de Beaumont et Louis d'Amboise ? Les deux premiers ont été décapités et le troisième mis à rançon. Je te rappelle que, si tu es un Montsalvy, Vivonne était un Mortemart ; donc au moins aussi grand seigneur que toi. Et j'ajoute que Richemont lui-même eût subi le même sort si La Trémoille avait pu mettre la main dessus. Quand donc comprendras-tu que La Trémoille détient la totalité du pouvoir et qu'il n'a pas l'intention de le lâcher de sitôt ? Il y trouve fortune, jouissance d'orgueil et peut enfin assouvir son appétit de puissance. Que nous soyons anglais ou français lui importe peu, pourvu qu'il règne !
Non, crois-moi, tiens-toi tranquille pour le moment. Retrouve tes forces, attends le retour de la reine Yolande... et laisse La Trémoille accumuler sottise sur sottise. Il te cherche et serait trop heureux de remettre la main sur toi.
Arnaud en avait grincé des dents.
— Et Richemont s'est laissé faire ? Et le Roi ne dit rien ?
— Le Roi est en tutelle et Richemont s'est retiré pour attendre une bonne occasion d'abattre son ennemi. Fais comme lui... et commence par retrouver toutes tes forces.
Catherine, soulagée, avait voué à Xaintrailles une profonde reconnaissance pour cette homélie. Sans lui, Dieu seul savait à quelle folie le sang ardent de Montsalvy l'eût poussé. Mais il avait enfin compris et n'avait plus parlé de courir au palais...
La silhouette massive de l'église qui se dressa devant elle interrompit le cours des pensées de Catherine. Le manteau de pierres grises de la vieille chapelle se doublait cette nuit d'une épaisse fourrure blanche qui mettait un bonnet léger à la tour carrée coiffée d'ardoises. Les branches noires des arbres et la margelle verdie du vieux puits se tassaient à l'abri des vigoureux murs romans comme pour se réchauffer. Macée Cœur avait conté à Catherine la légende de cette église, vieille déjà de deux cents ans : comment la mule du riche marchand juif Zacharie Guillard s'était agenouillée, un jour d'hiver tout pareil à celui- là, devant le Saint-Sacrement que portait saint Antoine de Padoue. Et ni les coups ni la colère du vieux Juif n'avaient pu faire relever la mule tant que le saint moine n'eut pas passé son chemin. Sur le lieu du miracle, on avait édifié l'église avec l'or que Zacharie, repentant et converti, avait généreusement donné.
De son enfance à l'ombre des tours de Notre-Dame, Catherine avait gardé le goût des légendes et des histoires extraordinaires. Son père, Gaucher Legoix, lui en contait si souvent tandis qu'il ciselait les belles couvertures d'or ou d'argent destinées aux évangéliaires, pour le seul plaisir de voir une lumière dorée s'allumer dans les yeux émerveillés de la petite.
Ce soir, en franchissant le seuil humide de Saint- Pierre-le-Guillard, c'était à son père que Catherine pensait, avec une poignante mélancolie. Le doux Gaucher à qui le sang faisait horreur était mort pendu parce que Catherine avait caché dans la cave le frère aîné de cet Arnaud qui, dans un instant, serait son époux. Jamais l'orfèvre du Pont-au-Change n'avait imaginé pour sa petite fille le destin, brillant et tumultueux, qui était le sien. Et Catherine pensait que, sans doute, les choses étaient bien ainsi, car elle n'était pas très sûre que Gaucher Legoix s'en fût réjoui.
L'église était sombre, hormis une faible lumière venue d'une chapelle absidiale. Jacques Cœur et Macée, qui avaient ouvert la marche, se dirigèrent sans hésiter vers cette lueur. Catherine eut un frisson. Sous les voûtes romanes, le froid tombait d'aplomb sur les épaules comme un drap mouillé. Il lui rappela une autre chapelle, un autre jour d'hiver, neuf ans plus tôt. Ce jour-là, elle portait des bijoux de reine, des atours fastueux, mais son cœur était glacé de crainte et de désespoir. Ce jour-là aussi, il avait neigé sur les molles ondulations de la plaine de Saône qui s'étendait à perte de vue.
Ce jour-là, par ordre ducal, elle épousait, l'âme aux abois et l'esprit plein d'une autre image, Garin de Brazey, le Grand Argentier de Bourgogne. Combien aujourd'hui était différent !...
Il n'y avait ni robe de fée, ni toilettes précieuses, ni noble assistance, ni chapelle illuminée. Elle portait une simple robe de laine verte lacée de velours noir où sa taille épaissie se mouvait à l'aise, un ample manteau de drap noir à capuchon, doublé de menu vair, présent de Macée pour ces noces de froidure. Mais, autour d'elle, il n'y avait que des cœurs amis et surtout, surtout, elle épousait l'homme qu'entre tous elle avait choisi, aimé, adoré contre vents et marées, attaché à elle au prix d'efforts surhumains et d'un complet renoncement d'elle-même. C'était son bras qui la soutenait tandis que son pas hésitait sur les dalles inégales de l'église, c'était son profil précis et fier qui se détachait de l'ombre d'un chaperon noir avec, ce soir, une profonde expression de gravité méditative, c'était sa main qui, nouée à la sienne, allait la garder serrée une vie entière... C'était son enfant, enfin, qui tressaillait en elle comme les premiers sursauts d'un avenir à son aurore.
Dans la chapelle, un prêtre en chasuble blanche priait, agenouillé, sa tête tonsurée brillant faiblement dans la lumière des deux cierges allumés de chaque côté de l'autel. Auprès de lui, un enfant de chœur se dandinait sur ses genoux, tripotant l'encensoir posé devant lui. L'émotion de Catherine s'accrut en reconnaissant le nez trop grand et le bon visage aux traits solides de frère Jean Pasquerel qui avait été l'aumônier de Jehanne d'Arc et que sa fidélité au souvenir de celle qu'il avait connue mieux que personne contraignait à se cacher pour fuir la persécution de La Trémoille. La haine du gros chambellan contre la Pucelle était telle que vénérer sa mémoire suffisait pour devenir la cible de ses coups.
Entendant approcher, frère Jean se releva, sourit et tendit les deux mains au jeune couple.
— Béni soit Dieu qui nous réunit ici, mes amis, et me permet d'être l'instrument de Sa Volonté pour bâtir votre bonheur. Les temps difficiles où nous vivons nous obligent à demeurer cachés, mais je suis certain que cela ne durera pas et que le temps de la lumière reviendra.
— S'il dépend de moi, fit Arnaud, il reviendra vite. Qu'un seul homme tienne ainsi en dépendance un royaume ne se peut concevoir, et il suffit d'une épée...
— Mon fils, coupa le moine, vous êtes ici dans la maison du Seigneur qui réprouve la violence. Et puis, ajouta-t-il avec un sourire, je suppose que, cette nuit, vos pensées sont tournées vers tout autre chose que la mort d'un homme, si coupable soit-il !
Un pas rapide, ébranlant sans précautions les échos de l'église vide, l'interrompit. Dans la lueur incertaine des cierges parut Xaintrailles, rouge d'avoir couru. Sous le grand manteau de cheval qui l'enveloppait, une cuirasse, sur sa poitrine, jeta un éclair d'acier. Mais, l'ayant à peine effleurée d'un regard, frère Jean se tournait vers l'autel en disant :
— Prions, mes frères...
D'un même mouvement, Catherine et Arnaud s'agenouillèrent sur les marches. Jacques Cœur se plaça derrière Catherine, Xaintrailles derrière Arnaud tandis que Macée, baissant son voile bleu, allait s'agenouiller un peu plus loin.
L'enfant de chœur agita l'encensoir et l'on n'entendit plus que la voix chuchotant du prêtre appelant sur le nouveau couple la bénédiction divine avant de procéder à la cérémonie du mariage.
Elle fut rapide et toute simple. Sous la dictée de frère Jean, Arnaud répéta d'une voix ferme : « Moi, Arnaud, je te prends, toi, Catherine, pour mon épouse et ma compagne bien-aimée, pour t'aimer et te chérir dans la joie et la tristesse, dans la santé et la maladie, maintenant et à jamais, jusqu'à ce que la mort nous sépare. » Puis ce fut le tour de la jeune femme : « Moi, Catherine... » Mais, sous la poussée de l'émotion, sa voix s'étrangla et ce fut dans un souffle qu'elle parvint au bout de la phrase sacramentelle. De grosses larmes roulaient sur ses joues, rançon de son cœur débordant.
Frère Jean prit la main droite de Catherine, la plaça dans celle d'Arnaud, dont les longs doigts se nouèrent fermement autour. Sa voix s'enfla, forte comme un défi à l'adversité : « Ego conjungo vos in matrimonium, in nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. Amen. »
Sur un plateau que lui tendait l'enfant de chœur, il prit un anneau d'or, le bénit : « Bénissez, Seigneur, cet anneau que nous bénissons... » puis le tendit à Arnaud. Le jeune homme prit la bague, la glissa à l'annulaire de Catherine, puis, tendrement, y posa ses lèvres. Les yeux noyés de larmes de la jeune femme étincelaient comme des améthystes au soleil.
Dans cette petite église obscure et froide, elle atteignait à l'instant suprême, au couronnement de toute une existence. La bénédiction tomba lentement sur les deux têtes rapprochées, puis frère Jean remonta vers l'autel pour célébrer la messe.
Un bruyant reniflement, aussi incongru que possible, vint troubler la solennité du moment. C'était Xaintrailles qui manifestait à sa manière une émotion qu'il ne parvenait pas à contrôler. Arnaud et Catherine échangèrent un sourire, puis, la main dans la main, suivirent pieusement le service divin.
La messe terminée, mariés et assistants suivirent le prêtre dans une petite sacristie, qui sentait l'encens refroidi et la cire vierge, pour y signer le registre des mariages. Arnaud apposa son paraphe avec une énergie qui fit grincer la plume d'oie, puis la tendit à Catherine avec, dans son sourire, un brin d'ironie.
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