Sa voix s'enroua sur les derniers mots tandis que des larmes montaient à ses yeux. C'était plus que n'en pouvait supporter Gauthier. Comme au jour où elle l'avait sauvé de la potence et où il lui avait juré fidélité, il mit un genou à terre.
— Pardonnez-moi, dame Catherine. Chacun de nous, en ce monde, a ses moments de faiblesse. Je resterai.
— Je te remercie. Maintenant, viens avec moi.
— Où donc ?
Auprès de cet homme que tu étais prêt à détester sans le connaître. Il est digne, lui aussi, de ton service et...
Mais, au seuil de la porte, Gauthier résista à la main de Catherine qui l'entraînait.
— Entendons-nous bien, dame Catherine. C'est à vous que j'appartiens et à personne d'autre. C'est vous que je servirai... et personne d'autre. Sans doute, un jour, bientôt peut-être, serez-vous sa femme, mais je ne servirai encore que vous seule... jusqu'au jour où vous me direz de m'en aller. J'étais un homme libre jusqu'à votre venue. J'entends le rester pour quiconque n'est pas vous. Mais... il est encore temps de me laisser partir.
Quel entêtement ! Une vague de colère gonfla la poitrine de Catherine et elle faillit se fâcher. Elle devinait confusément que le dévouement fanatique de Gauthier ne plairait guère à Arnaud, qu'elle aurait certainement quelques ennuis entre ces deux hommes qui l'aimaient chacun à sa façon. Mais elle ne se sentit pas le courage de rejeter le Normand qui, par tant de côtés, lui ressemblait. Car elle ne s'illusionnait guère sur la valeur réelle du vernis aristocratique étendu sur elle par la volonté de son défunt mari, Garin de Brazey, et par l'amour exigeant de Philippe de Bourgogne.
Gauthier était plus proche d'elle, avec toute sa sauvagerie, avec ses instincts d'animal de la forêt que les grands seigneurs qui avaient élevé jusqu'à eux la fille de Gaucher Legoix, l'orfèvre du Pont-au-Change, la gamine qui courait jadis pieds nus sur les grèves de la Seine.
Elle accepta sa demi-défaite d'un soupir.
— C'est bon, dit-elle. Il en sera comme tu voudras !
Pourtant, la première entrevue des deux hommes fut meilleure qu'elle ne l'avait craint. Arnaud considéra pensivement le géant dressé au pied de son lit. Habitué aux statures vigoureuses des hommes d'armes, le capitaine des gardes du Roi avait cependant rarement vu pareil spécimen humain et ne le cacha pas.
— Tu es taillé pour porter la broigne de fer et le casque à nasal, lui dit-il. Les hommes qui, jadis, s'en allèrent délivrer le Saint-Sépulcre à la suite de Bohémond et de Tancrède, devaient te ressembler comme des frères.
— Je suis normand ! riposta Gauthier non sans orgueil, comme si ce seul mot résumait tout.
Mais la fierté de la réponse ne déplut pas à Montsalvy. Vaillant et orgueilleux, il aimait qu'un homme eût cette hauteur, même né d'humble condition.
— Je sais ! dit-il simplement.
Puis, poussé par une obscure impulsion qu'il eût été bien incapable d'expliquer - peut-être le désir inavoué de s'attacher cet homme exceptionnel - il ajouta :
— Veux-tu me donner la main ?
Catherine ouvrit de grands yeux. Qu'Arnaud, fier de sa race jusqu'à la hauteur, tendît la main à ce paysan comme à un égal, il y avait là de quoi trouver matière à réflexion. Comment allait réagir le Normand ?
Une profonde rougeur s'étendit sur le visage rude et, un court instant, il hésita devant cette main ouverte, si belle encore dans sa maigreur, qui se tendait vers lui. Il était pris au piège entre son amour pour Catherine et l'attrait qu'exerçait sur tout homme digne de ce nom le capitaine de Montsalvy. Les hommes d'Arnaud l'adoraient, bien qu'il fût brutal et souvent impitoyable, et ce charme, le Normand, malgré lui, le subissait.
Il étendit finalement sa large main, toucha avec précaution celle d'Arnaud comme un objet fragile, mais les doigts nerveux se refermèrent autour de sa lourde paume, l'obligeant à un contact sérieux, viril. Vaincu, alors, Gauthier rendit la pression amicale, mais plia le genou, sans cependant courber la tête.
— Merci, dit Arnaud simplement. Je sais tout ce que je te dois pour... ma femme et pour mon fils.
Le regard gris et le regard noir se croisèrent, calmement et sans l'éclat de colère que Catherine avait tant craint. Elle joignit instinctivement les mains en un geste de gratitude. Et puis, son âme chantait de joie. Sa femme !... Arnaud l'avait appelée sa femme ! Tout en étant certaine de son amour, elle n'avait encore, jamais osé s'attribuer ce titre. Peut-être l'avait-il dit sans y penser ?... Mais cette mince inquiétude fut de courte durée. À Jacques Cœur, qui entrait dans sa chambre, Arnaud lançait joyeusement :
— Maître Cœur, dès qu'il me sera possible de tenir suffisamment sur mes jambes pour aller jusqu'à la maison de Dieu, il vous faudra nous trouver un prêtre. Il est grand temps de nous marier et j'espère que vous nous ferez l'honneur d'être notre témoin.
Le maître pelletier sourit, mais s'inclina sans répondre.
CHAPITRE IX
Moi, Arnaud
Dans la nuit du 27 au 28 décembre 1431, une petite troupe quitta, bien après le couvre-feu, la maison de la rue d'Auron pour gagner l'église proche de Saint- Pierre-le-Guillard. La nuit était aussi noire que la neige était blanche, mais le froid qui avait cruellement sévi depuis trois semaines, gelant les canaux de la ville et raidissant les branches dépouillées des arbres, semblait avoir fait trêve. Depuis la Noël, Bourges s'était ouatée de blancheur, enveloppée de silence, comme si elle comptait les pulsations mêmes de son cœur et retenait sa respiration. Le temps béni que ramène chaque année la naissance de l'Enfant-Roi avait fait cesser les exactions de La Trémoille et les visites domiciliaires de ses gens d'armes. Mais tout cela avait mordu trop cruellement au ventre de la cité pour que, momentanément délivrée de son angoisse, elle trouvât autre chose que le silence et la paix pour célébrer la plus belle des fêtes.
C'était la première fois que Catherine franchissait le seuil de Jacques Cœur, depuis bientôt deux mois qu'elle était arrivée, et cela lui parut délicieux d'enfoncer ses pieds chaussés de bottillons fourrés dans l'épaisse couche blanche. Elle serra plus fort contre elle le bras d'Arnaud sur lequel elle s'appuyait.
— C'est la ville qui a l'air d'une mariée et non moi, lui murmura-t-elle en souriant.
En réponse, il enferma dans son poing fermé les doigts menus qui, pour être plus prêts à se donner, n'avaient point mis de gants.
— Elle s'est parée pour nous, répondit-il tendrement, et jamais je ne l'ai vue si belle. Comme jamais je ne t'ai autant aimée, ma mie...
Tous deux goûtaient pleinement le bonheur d'être ensemble, serrés l'un contre l'autre dans une rue, comme n'importe quel couple amoureux, et, pour Arnaud, cette joie se doublait de celle d'avoir enfin recouvré la santé.
Depuis le matin où la fièvre qui le dévorait avait cédé, la convalescence avait marché à pas de géant. La robuste constitution du jeune homme, qui, tant de fois déjà, lui avait sauvé la vie, avait accompli un nouveau miracle. Il était encore maigre, mais du moins tenait ferme sur ses jambes et vivait normalement bien que le manque d'exercice et la vie renfermée fussent pour lui une épreuve.
— Je ne suis vraiment pas fait pour vivre, entre quatre murs, disait-il à Catherine avec une grimace comique tout en arpentant sa chambre en long puis en large pour réhabituer ses muscles à fonctionner.
— Bientôt, tu retrouveras les grands chemins, tu le sais bien, répondit-elle avec une nuance de regret. Nous partirons dès que maître Cœur jugera que nous pouvons le faire sans risques.
— Sans risques ! Voilà une étrange formule pour un chef de guerre. Le risque, belle dame, a toujours fait partie de ma vie, et...
— ... Et il te manque, je sais ! acheva Catherine avec rancune.
Elle avait eu toutes les peines du monde, et Jacques Cœur avec elle, à empêcher le bouillant garçon de se précipiter au palais royal, dès que ses forces avaient commencé à revenir. Il ne parlait que d'aller se jeter aux pieds du Roi pour se justifier, de lancer un défi à La Trémoille, d'aller le souffleter en plein Conseil royal, d'en appeler au jugement de Dieu et tous autres projets aussi insensés, mais que son sens de l'honneur exigeant lui soufflait, et qui faisaient passer Catherine par des transes inimaginables.
Pour cette raison, elle avait assez peu insisté, en lui racontant son séjour forcé à Champtocé, sur les outrages subis aux mains de Gilles de Rais. D'abord, le serment qu'elle avait fait au vieux Jean de Craon de ne rien révéler à quiconque du secret dégradant de Gilles l'obligeait à taire le principal et, de plus, dans leur situation présente, il était inutile, voire dangereux, d'exciter la colère d'Arnaud. Déjà, il avait juré d'aller demander raison au sire de Rais de son attitude envers Catherine, mais elle avait réussi à lui faire comprendre que l'affaire Gilles de Rais était étroitement liée à l'affaire La Trémoille, que l'une dépendait de l'autre et qu'il serait temps de se consacrer aux alliés du gros chambellan une fois que celui-ci serait abattu. En ce qui le concernait, c'était, une fois de plus, Xaintrailles qui avait ramené enfin son ami à la raison.
— Ton honneur peut attendre, mon fils, et La Trémoille lui non plus ne perdra rien pour attendre. Quand donc comprendras-tu qu'on ne chasse pas le renard de la même façon que le sanglier ou le loup ? Tu ignores ce qu'est le palais en ce moment. Tu n'atteindrais même pas notre Grand Chambellan sans être arrêté, chargé de chaînes et envoyé dans un lointain cul-de- basse-fosse. La Trémoille te connaît depuis longtemps et sait que, libre, tu n'auras rien de plus pressé que de lui sauter dessus. Sois assuré qu'il a pris des précautions en conséquence. Quant à voir le Roi, cela relève de l'aliénation mentale.
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