— Tu es plus belle que jamais, murmura le blessé d'une voix rauque.

Soudain, il l'écarta de lui.

— Laisse-moi te regarder, pria-t-il. J'ai tant supplié le ciel de te rendre à moi, au moins un instant, avant d'en finir avec la vie. C'était de ça, vois-tu, que j'avais le plus peur dans ma prison, c'était de crever là, comme une bête malade, sans avoir revu tes yeux, sans avoir tenu une dernière fois dans mes mains tes beaux cheveux, ton corps...

Il l'avait obligée à se relever et la détaillait avidement, comme s'il voulait absorber une bonne fois et pour toujours une image trop longtemps désirée. Mais son regard, brusquement, s'accrocha à la taille épaissie de la jeune femme, s'y ancra tandis que sa figure pâlissait davantage encore. Il dut se racler la gorge pour que sa voix sortît.

— Tu es...

Mon Dieu, oui, coupa, avec un large sourire, Xaintrailles qui avait saisi instantanément la pensée de son ami. Nous aurons, au printemps et si Dieu le veut, un petit Montsalvy !

— Un petit... Montsalvy ? Mais comment ?

Cette fois, ce fut Catherine qui, pourpre à la fois de honte et d'orgueil, expliqua :

— La nuit de Rouen, Arnaud... Dans la barque de Jean Son...

Une lente rougeur s'étendit peu à peu sur le beau visage du jeune homme tandis que ses yeux noirs, brillants de joie, se mettaient à étinceler. D'un geste impulsif qui lui arracha un gémissement, il tendit les bras vers Catherine.

— Un fils ! Tu vas me donner un fils ! Mon tendre amour... mon cœur ! Quelle joie plus grande pouvait me venir de toi !...

Une joie peut-être un peu trop grande, en effet, pour la faiblesse du blessé, car, en se penchant vers lui, Catherine le sentit mollir entre ses bras tandis que la tête brune roulait contre son épaule. Pour la première fois de sa vie, Arnaud de Montsalvy venait de s'évanouir d'émotion. Catherine, tout de suite, s'affola, mais Xaintrailles, un sourcil relevé, considéra le phénomène avec plus de stupeur que d'inquiétude.

— Vrai, fit-il, je n'aurais jamais cru que cela lui ferait pareil effet ! Il y a, décidément, quelque chose de changé depuis que vous avez fait la paix, tous les deux !

Bien qu'elle fût occupée à bassiner d'eau fraîche le front d'Arnaud, Catherine crut percevoir une trace d'amertume dans le ton du capitaine.

— Qu'entendez-vous par là, Jean ? Ce changement vous semblerait-il néfaste ? Craignez-vous que mon amour amoindrisse votre ami ?

Mais déjà Xaintrailles avait retrouvé le sourire et haussait les épaules.

Diable non ! Je n'ai jamais rien pensé de semblable ! Peut-être suis-je un peu jaloux de vous, ma chère, mais si vous êtes vraiment parvenue à faire de ce sauvage un être humain, ce sera, tout compte fait, une bonne besogne !

La nouvelle du retour à la vie d'Arnaud parcourut la maison des Cœur comme une traînée de poudre et chacun vint, à son tour, dans le courant de la journée, voir celui que tous considéraient un peu comme un revenant. Ce fut d'abord Sara qui, en entrant pour relayer Catherine au chevet du blessé, vint, les larmes aux yeux, lui baiser la main. Elle n'avait jamais oublié qu'au péril de sa propre vie le chevalier l'avait arrachée jadis à la maison incendiée de Loches et elle lui gardait une reconnaissance de chien fidèle, légèrement teintée d'ailleurs d'appréhension. L'incompréhension avait trop longtemps régné entre lui et Catherine pour que la fidèle Sara n'eût pas appris à redouter ce caractère hautain et difficile de grand seigneur, bien qu'elle en comprît la fierté ombrageuse et le sens intransigeant de l'honneur. Il lui faisait peur, mais elle l'admirait et, puisque le bonheur de Catherine reposait entre les mains dures d'Arnaud, elle, Sara, servirait et vénérerait ledit Arnaud.

À Jacques Cœur qui vint ensuite, Montsalvy offrit une gratitude profonde mais fière, solide et vibrante à la fois comme une lame d'épée : celle d'un homme qui sait la valeur exacte des risques encourus par le négociant pour ces réfugiés qui, à tout prendre, ne lui étaient rien. Et, pour Macée, il trouva des mots charmants, tout remplis d'une chaleureuse reconnaissance et d'une exquise courtoisie.

— Je vous dois, Madame, plus que la vie puisque vous avez offert refuge et protection à celle qui, pour moi, a plus de prix que le monde présent et celui qui nous est promis dans l'au-delà. Merci d'avoir été si bonne et si accueillante à ma douce Catherine ! lui dit-il en conclusion.

Il n'y eut pas jusqu'à la vieille Mahaut qui ne reçût sa part de gratitude et ne quittât la chambre conquise par le charme de celui qu'elle avait soigné lorsqu'il était en si triste état. Seul, Gauthier manqua dans ce défilé. Nul ne savait ce qu'il était devenu. Mais un pressentiment conduisit Catherine tout droit au galetas où logeait le Normand, au fond de la cour et au-dessus des écuries.

Elle le trouva assis sur sa paillasse, le dos rond et les mains au creux des genoux. Un petit baluchon attendrissant et soigneusement noué était posé auprès de lui. Et ce qui frappa le plus la jeune femme, ce fut l'air désarmé, abandonné du géant. Il était là, immobile et triste comme un grand enfant grondé par sa mère et qui ne sait quelle contenance tenir.

Lorsque Catherine entra, il leva sur elle un visage marqué de chagrin et elle aurait volontiers juré qu'il avait pleuré. Était-elle destinée à voir pleurer le même jour les deux hommes qu'elle pouvait croire les plus invulnérables ? Mais elle refusa de se laisser attendrir.

— Pourquoi ne réponds-tu pas lorsque l'on t'appelle ? demanda-t-elle assez rudement. Depuis ce matin l'on te cherche.

Tu te caches ?

Il secoua lentement sa grosse tête et serra très fort ses mains l'une contre l'autre. Ce geste qui était sien, car, dans les instants de détresse ou de violente émotion, elle serrait ainsi ses mains jusqu'à ce que les jointures blanchissent, éveilla brusquement en Catherine une compréhension bien proche de la tendresse. Elle s'assit auprès du géant au bord de la paillasse, désigna du doigt le baluchon.

— Tu allais partir, n'est-ce pas ? Es-tu donc déjà las de me servir ?

— Non, dame Catherine, mais vous n'avez plus besoin de moi, maintenant que vous avez retrouvé votre protecteur naturel. Il est le père de votre enfant, n'est-ce pas ?

Naturellement ! Mais je ne vois pas en quoi cela te délivre de ton service auprès de moi. Souviens-toi de tes paroles, à Louviers : « Même une dame a toujours besoin d'un chien fidèle », disais-tu ? Je ne t'ai jamais, que je sache, traité comme un chien, mais bien plutôt comme un ami. Ton dévouement d'ailleurs méritait ce titre.

Gauthier baissa la tête. Les jointures de ses mains devinrent blanches.

— Je me souviens de tout cela et j'étais sincère alors. Je le suis toujours et mon plus ardent désir était de continuer à vous servir, de toutes mes forces... Seulement, maintenant j'ai peur...

Un léger dédain arqua les lèvres pleines de la jeune femme.

— Peur ? Quel étrange mot dans ta bouche !... Je croyais que les descendants des rois de la mer n'avaient peur de rien en ce bas monde ?

— Je le croyais aussi, dame Catherine, et je continue à penser qu'il n'est pas un ennemi que je n'affronterais le cœur léger. Mais... c'est de vous que j'ai peur. Laissez-moi partir, dame Catherine, je vous en supplie...

Quelque chose trembla dans le cœur de Catherine. Elle eut peur, elle aussi, tout à coup, peur de perdre ce rempart qu'était Gauthier et à l'abri duquel elle s'était accoutumée à vivre. S'il s'éloignait, les choses ne seraient plus comme auparavant. Il fallait qu'il restât et elle tendit sa volonté pour ce combat qu'il lui fallait gagner à tout prix.

Non, dit-elle doucement mais nettement. Je ne te permettrai jamais de me quitter. Libre à toi de fuir, je n'ai pas la force de te retenir. Mais je ne te donnerai jamais mon consentement. J'ai besoin de toi, quoi que tu en penses, et quelque chose me dit que tu me seras toujours indispensable car, au cours de mon existence bousculée, j'ai appris ce que valait un dévouement comme le tien. J'ai retrouvé mon protecteur naturel, dis-tu ? C'est vrai, dans un sens. Mais il s'agit d'un homme amoindri, pour le moment, incapable même de soulever cette épée qu'il maniait si fermement naguère. Nous sommes proscrits, traqués, menacés de toutes parts et il ne nous serait pas possible de faire trois pas dans l'une de ces rues sans être reconnus et emprisonnés. J'attends un enfant, Dieu seul sait dans quelles conditions il pourra voir le jour !... et c'est ce moment-là que tu choisis pour me quitter ? Tu as peur de moi, dis-tu ? Moi, j'ai encore plus peur du chemin que je vais parcourir si tu n'es pas auprès de moi pour en surmonter les obstacles. Maintenant, décide toi- même.

Le front baissé, têtu, ne se relevait pas et un désagréable filet glacé se glissa dans l'esprit de Catherine. Elle avait la sensation de se heurter à un mur et de n'y trouver aucune aspérité à laquelle s'accrocher.

— J'ai dit que j'avais peur de vous, fit Gauthier sourdement, je dois ajouter que j'ai au moins aussi peur de moi. Une fois déjà... souvenez-vous... j'ai failli oublier ce que vous étiez et ce que j'étais. C'est ce souvenir-là qui m'empoisonne la vie... parce qu'il est trop doux, et parce que j'ai peur, un jour ou l'autre, de succomber.

Catherine se releva et posa ses deux mains sur les épaules du géant, l'obligeant à la regarder.

— Et je te dis, moi, que tu ne recommenceras pas. Je te dis que tu sauras répondre à la confiance... absolue... que je mets en toi. Je te le demande... et même, je t'en supplie, si c'est cela que tu veux : reste auprès de moi ! Tu ne sais pas comme j'ai besoin de toi. Tu ne sais pas comme j'ai peur de l'avenir !