Espérons qu'il ne pleuvra pas trop et que ça tiendra jusqu'au bout, dit le Normand en se reculant pour mieux juger de l'effet produit à la manière d'un peintre qui contemple son œuvre. Catherine, amusée, pensa que son prestigieux ami Van Eyck faisait exactement cette figure quand il regardait, tête penchée, yeux clignés et tous les traits contractés, l'une de ces merveilleuses Vierges pour lesquelles, si souvent, elle avait servi de modèle.
Ceci fait, Gauthier dévora le reste du poulet, but un coup d'eau claire et empoigna Catherine pour la remettre en selle.
— Allons, mon révérend Père, reprenons notre chemin ! dit-il gaiement. Le Diable lui-même ne pourrait pas vous reconnaître ainsi attifée ! Et quand je dis le Diable, je pense messire Gilles de Rais, le seigneur à la Barbe Bleue !
Le soir tombait. Les notes grêles de l'angélus leur parvinrent, portées sur la cime des arbres. Le poids de terreur qui avait écrasé le cœur et le souffle de Catherine s'envolait progressivement. La robe du moine sentait terriblement la sueur et la crasse, mais elle était chaude et tellement épaisse qu'il fallait sans doute une pluie torrentielle pour parvenir à la transpercer. Catherine put d'ailleurs s'en convaincre car, au moment où les trois voyageurs sortaient des fourrés, quelques gouttes se mirent à tomber du ciel noir. Elle baissa le capuchon. Il engloutissait facilement sa tête et son visage jusqu'au menton, puis elle retroussa les manches trop longues qui la gênaient. Elle se sentait là- dedans comme l'escargot dans sa coquille, protégée sinon invisible.
— Seigneur ! marmotta-t-elle tout bas, pardonnez à Gauthier l'affreux sacrilège qu'il a commis en s'emparant des robes de vos saints moines. Considérez seulement qu'il a voulu sauver nos vies menacées et... et faites que vos serviteurs ne prennent pas froid dans la campagne avec cette pluie qui vient.
Après quoi, l'âme en paix, elle mit Morgane au trot et rattrapa Gauthier qui avait déjà pris de l'avance.
Deuxième partie
Le sceau maudit
CHAPITRE VII
Le pelletier de Bourges
Le dernier coup de vêpres sonnait à la tour romane de l'église Saint-Pierre-le-Guillard et le jour était presque complètement éteint quand Catherine, Sara et Gauthier parvinrent enfin au but de leur voyage. Devant eux, à l'angle de la rue d'Auron et de la rue des Armuriers, se dressait la maison de Jacques Cœur. Une grande maison faite de trois corps de bâtiments sous trois toits pointus. Le magasin tenait tout le rez- de-chaussée de l'angle, mais les volets de chêne, noircis par le temps, étaient déjà mis. La rue était obscure car, depuis la porte d'Auron, un seul pot à feu brûlait devant une statue de saint Ursin.
Le cœur de Catherine cognait encore de l'angoisse qui l'avait serré en passant le corps de garde, à la porte de la ville. Sur les murailles claquait l'étendard royal, preuve que le roi Charles VII et par conséquent La Trémoille étaient dans la cité.
De plus, elle avait assez longtemps séjourné à Bourges pour risquer d'être reconnue. Mais, pour franchir le lacis de ruisseaux et de marais qui précédait immédiatement les anciens avant-postes gallo-romains, pour avoir le courage d'avancer jusqu'aux tours de la porte Ornoise, elle avait tiré son capuchon de moine sur son visage jusqu'à ne plus avoir dans son champ de vision que les oreilles de Morgane. Elle mourait de peur d'échouer en arrivant au but et sa main serrait convulsivement" sous la bure de sa robe, le reliquaire de saint Jacques... Crainte vaine, d'ailleurs : soit fatigue, soit indifférence, soit désir de regagner au plus vite le corps de garde bien chauffé et d'oublier ce crépuscule chargé de brume, les soldats n'avaient pas prêté attention à ces deux moines escortés d'un paysan qui leur avaient déclaré se rendre au couvent des Jacobins. Mais il était temps ! A peine eurent-ils franchi la porte que Catherine et ses compagnons entendirent le tintamarre du pont-levis que l'on relevait. La ville fermait ses portes pour la nuit...
Dans la rue qui remontait vers la masse orgueilleuse du palais royal, il n'y avait que peu de monde. Les trois voyageurs étaient passés inaperçus des quelques ménagères attardées et des deux ou trois bourgeois qui achevaient de traiter quelque affaire au seuil d'une boutique. Par prudence, cependant, Catherine fit arrêter les chevaux à distance du magasin tout en le désignant du menton à Gauthier.
— C'est là ! dit-elle.
— Mais la maison est fermée !
— Le magasin, sans doute, car il est tard, mais il y a de la lumière aux étages. Le couvre-feu n'est pas encore sonné.
D'ailleurs, il me semble voir filtrer sous la porte un rayon lumineux.
Comme pour lui donner raison, la porte s'ouvrit à cet instant précis, libérant la lumière jaune qui coula jusqu'au milieu de la rue. Deux hommes portant de longues houppelandes fourrées parurent sur le seuil. L'un était grand et mince, l'autre petit et replet, mais Catherine reconnut aussitôt le premier dont le profil net se détachait vigoureusement sur l'intérieur éclairé.
— Maître Cœur ! souffla-t-elle à Gauthier. Le plus grand !
Tout en parlant, elle se laissait glisser à bas de sa monture et s'approchait doucement, en prenant bien soin de rester dans l'ombre épaisse des maisons. Sur le seuil, le pelletier prenait congé de son visiteur.
— C'est donc entendu. Je vous ferai porter dès demain ces dix peaux de vair de Mongolie, maître Lallemand. Ce seront les dernières que je pourrai vous fournir avant longtemps. Dieu sait dans combien de temps les Vénitiens pourront nous en faire passer !
Le petit gros répondit quelque chose que Catherine ne comprit pas, toucha son chaperon de drap noir et s'éloigna par la rue des Armuriers. Catherine, alors, prit son courage à deux mains et, sans réfléchir davantage, presque sans respirer, se jeta en avant. Elle arrêta le pelletier comme il allait rentrer.
— Maître Jacques, dit-elle d'une voix enrouée d'émotion, voulez-vous tendre à une proscrite une main secourable ?
Tout en parlant, elle tirait en arrière son capuchon, relevant son visage pâle, ses yeux sombres tirés par la fatigue. Les chandelles qui brûlaient dans la boutique accrochèrent un reflet à ses cheveux blonds, cependant impitoyablement tirés en arrière. Les yeux de Jacques Cœur s'agrandirent. Il eut un haut-le-corps.
— Sang du Christ ! La dame de...
Il se mordit la lèvre puis, sans perdre une minute, saisit Catherine par le bras et, avec un coup d'œil circulaire au-dehors, la tira dans la maison.
— Entrez vite ! Mais je vois à quelque distance deux cavaliers et deux chevaux...
— Mes serviteurs ! dit Catherine. Ils m'attendent !
— Je vais les faire rentrer dans la cour. Restez là un instant.
Il fermait soigneusement la porte, tirait les gros verrous, puis débarrassait un tabouret d'un paquet de peaux à l'intention de Catherine avant de disparaître par une petite porte de côté.
— Attendez-moi ! Je reviens !
Catherine, exténuée, se laissa tomber sur le tabouret. Il régnait, dans ce magasin, une bonne chaleur grâce à un gros brasero de bronze empli de braises qui rougeoyait au beau milieu. Un long comptoir de bois ciré tenait la plus grande place et courait le long d'un mur composé exclusivement d'armoires armées de fer ou s'empilaient des peaux. Dans un renfoncement, un haut pupitre en bois noir supportait une écritoire, plusieurs plumes d'oie et un gros livre relié en parchemin. L'odeur bizarrement musquée des pelleteries se mêlait à celle de cire chaude que dégageaient les chandelles.
Un calme profond enveloppait la maison. Catherine en eut une conscience aiguë. Sa gorge contractée se desserra. Pour la première fois depuis longtemps, elle respira presque librement.
Jacques Cœur revenait et, tout de suite, courait à elle, prenait ses deux mains et l'obligeait à se lever.
— Ma pauvre amie ! Comment avez-vous pu venir jusqu'ici ? La ville est pleine d'espions et la trahison y rôde à chaque coin de rue. Mais venez plutôt. Nous serons mieux dans mon réduit pour parler. Mes garçons de magasin sont à la réserve. Ils vont revenir pour tout ranger.
Doucement, il passait un bras sous celui de la jeune femme pour l'aider à se relever et l'entraînait vers le fond du magasin où un escalier s'enfonçait dans l'ombre des solives. Elle était si lasse qu'elle chancela et fût tombée sans le bras solide qui la soutenait.
— Vous êtes bon, maître Jacques, de ne m'avoir point chassée.
Elle levait les yeux vers lui, heureuse de revoir ce visage aux traits nets, un peu austères, ce nez long, cette bouche mince, mais d'un dessin ferme. Le front, large et haut, dénotait l'intelligence ainsi que les yeux bruns, bien fendus et francs, mais autoritaires. Le pli dur des lèvres n'excluait pas une certaine sensualité qui se révélait encore dans les narines mobiles et aussi dans la chaleur un peu rauque de la voix.
Il sourit, posa une main rassurante sur celle qui s'appuyait à son bras.
— J'espère, dit-il, que vous ne doutiez pas de mon accueil.
Le « réduit » où Jacques Cœur conduisit Catherine ouvrait en haut de l'escalier en face de la salle commune. C'était, malgré son nom, une pièce de bonnes dimensions qui s'avançait en encorbellement au- dessus du carrefour. Avec ses étroites fenêtres donnant, l'une sur la rue des Armuriers et par laquelle on apercevait les arbres dépouillés et les toits luisants du couvent des Jacobins, l'autre sur la rue d'Auron, cette chambre ressemblait plus à la cabine d'un capitaine de navire qu'au cabinet d'un marchand. Bien sûr, il y avait, empilées dans un coin, des peaux de taupe dorée et de menu vair et aussi, sur la grande table, des échantillons de toile et de draperies, mais surtout, un peu partout, dans des armoires ouvertes ou sur des sièges, il y avait des livres, de gros livres aux couvertures usées, aux pages de parchemin jauni et piqué de rouille. L'un était ouvert sur un lutrin auprès d'un grand coffre clouté de cuivre qui semblait plein de parchemins roulés et liés de rubans. Mais ce qui était le plus extraordinaire, c'était, d'abord, étalé sur la table, un grand portulan magnifiquement enluminé et ensuite, posée à même le sol, une grosse mappemonde tournant à l'aise dans son armature de bronze.
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