— C'est bon, fit-elle avec un soupir, nous partons. Réveille Sara, ami Gauthier, si toutefois tu y parviens.

Elle fit quelques pas dans la pièce nue, alla, elle aussi, regarder le ciel qui s'éclairait maintenant avec une rapidité inquiétante, puis s'étira pour chasser la lourdeur de ses membres. Cependant, Gauthier, qui ne parvenait pas à éveiller Sara, avait pris le parti de l'enlever purement et simplement et de la jeter sur son épaule. Il tourna vers Berlot son regard froid.

— As-tu un cheval pour moi ?

L'autre fit la grimace.

— Je n'en ai qu'un : le mien. Et je dois le garder... Monseigneur Gilles trouverait étrange...

— 11 y a des moments où je me demande, repartit 'e Normand avec un pli méprisant au coin des lèvres, pourquoi tu ne passes pas la Loire. Dis-moi un peu de qui tu as le plus peur : de Gilles de Rais ou de la dame de Montjean qui déteste son gendre... à moins que ce ne soit de la dame de Craon ?

— Du Diable ! fit Berlot de mauvaise humeur. Mais je lui saurai gré le jour où il t'emportera.

— Amen ! dit Gauthier qui commençait à se trouver des connaissances ecclésiastiques. En route, dame Catherine ! Le cheval de Sara semble assez solide pour nous porter tous les deux. D'ailleurs, dans l'état où elle est, la malheureuse serait bien incapable de se tenir en selle. Il faudrait lui taper la tête contre les murs pour l'éveiller.

Devant la porte du châtel, ils retrouvèrent Morgane et Rustaud que l'on avait nourris et abreuvés. La petite jument hennit de plaisir à revoir sa maîtresse et piaffa, impatiente de galoper. Avec d'infinies précautions, après avoir installé Sara toujours endormie sur Rustaud, Gauthier aida Catherine à se mettre en selle, puis enfourcha à son tour sa monture.

Rustaud se comporta vaillamment et ne broncha pas sous le poids du géant.

— Je crois que ça ira, dit le Normand avec satisfaction.

Il emplit sa vaste poitrine d'une grande goulée d'air puis s'écria joyeusement :

— Par les runes ! Je suis content de quitter ce maudit pays. Où que nous allions, dame Catherine, nous n'y serons pas en plus mauvaise compagnie. En avant !

Un cri d'angoisse poussé par Berlot lui répondit :

— Les hommes de Rais ! Les voilà ! Partez... mais partez donc !

En effet, le bac du passeur, chargé de soldats, dérivait au plein du courant. Une dizaine de cavaliers, qui avaient choisi de franchir le fleuve à la nage, les entouraient et Catherine, mordue par une terreur folle, reconnut les huques violettes du sire de Rais à leur tête... S'ils les avaient vus, ils étaient perdus, mais le sénéchal, vert de peur, hoquetait :

— Faites le tour par cette ruelle. Ils ne vous verront pas et vous gagnerez la campagne sans être aperçus. J'essayerai de les retenir autant que je pourrai.

— Si tu n'avais pas tellement peur pour ta peau, goguenarda Gauthier, je dirais que tu es un brave homme ! Adieu, Martin. On se reverra peut-être un jour.

Mais déjà Catherine avait talonné Morgane et s'engouffrait dans la ruelle en pente. Au risque de se rompre le cou, elle prit le galop aussitôt. Les sabots de Morgane claquaient joyeusement sur la terre battue du chemin et, derrière elle, la jeune femme pouvait entendre le galop pesant de Rustaud. Bientôt, ils furent dans un petit bois, hors de vue de Montjean.

Le chemin s'écartait du bord de Loire et plongeait à travers les branches dépouillées pour devenir une invraisemblable fondrière boueuse. Gauthier rejoignit Catherine et se mit à sa hauteur.

Je pensais, fit-il sans cesser de galoper. Si nous retournions à Orléans ? Maître Jacques Boucher, bien certainement, vous accueillerait. Vous avez là des amis solides.

— En effet, dit Catherine, mais le trésorier Jacques Boucher est, avant tout, un solide, un fidèle sujet du roi Charles.

C'est un homme rigide et droit comme une lame d'épée. Il ne résisterait pas, quelque amitié qu'il ait pour moi, à un ordre de son souverain. Or, si j'ai bien compris et même si Jacques Boucher l'ignore, le Roi, c'est La Trémoille.

— Où aller alors ? J'espère que vous ne songez pas à vous précipiter tête première, et dans l'état où vous êtes, à Sully-sur-Loire ? Vous devez vivre, Madame, si vous voulez venir à bout de vos ennemis.

— Il m'importe peu de les vaincre ou non, répondit Catherine, les lèvres serrées. Mais il y a Arnaud... il y a mon enfant. Je pourrais retourner en Bourgogne où j'ai des amis, où je trouverais une sûreté relative, mais ce serait me séparer d'Arnaud. Il faut que je reste sur les terres du roi Charles au risque de tomber aux mains de son favori. Il faut que quelqu'un nous accueille, nous cache et me permette d'atteindre d'une façon ou d'une autre ceux qui pourront efficacement nous aider : les compagnons d'armes de messire de Montsalvy, les capitaines du Roi qui, tous, haïssent La Trémoille.

— Et ce refuge, vous savez où le trouver ?

Catherine ferma les yeux un instant comme pour rappeler un visage du fond de sa mémoire.

— Si je sais juger un homme à son poids réel, je crois que oui. Si je me suis trompée, alors il n'y aura plus ni recours ni salut pour moi. Mais je ne me trompe certainement pas.

— Ainsi nous allons ?

— À Bourges. Chez maître Jacques Cœur.

Les cavaliers sortaient du bois. Une étendue plate et herbeuse, à la gauche lointaine de laquelle luisait le fleuve, s'allongeait devant eux sous le gris monotone du ciel. Catherine et Gauthier s'y lancèrent éperdument.

Dans le fond de sa pensée, Catherine s'était parfois demandé si sa situation personnelle était aussi mauvaise que Gilles de Rais avait bien voulu le lui dire et si l'étrange seigneur n'avait pas intentionnellement noirci le tableau afin de mieux la tenir à sa merci. Mais ce n'était là qu'un faible espoir. Les paroles de Gilles rendaient ce son inimitable que possède la seule vérité. Elle en eut d'ailleurs assez promptement l'inquiétante confirmation.

Pour se mettre à l'abri des surprises, elle avait décidé, de concert avec Gauthier, que l'on voyagerait la nuit, malgré les dangers de mauvaises rencontres que cela pouvait comporter, et que l'on se tiendrait cachés le jour. Il y avait à cette décision plusieurs raisons dont la première était une plus grande sécurité vis-à-vis des gens du Roi, la seconde, le fait que les nuits en ce triste mois de novembre étaient infiniment plus longues que les jours, et la troisième que le chemin vers Bourges ne présentait aucune difficulté à suivre, même la nuit. Il suffisait de remonter la Loire, puis le cours du Cher qui amènerait les voyageurs non loin de leur destination dernière. On passa donc le jour des Morts à Chalonne, où le Prieur accueillit chrétiennement ces étrangers qui demandaient asile, mais on quitta l'abri de Saint-Maurille à la nuit close.

Jusqu'au lever du jour, on fit près de vingt lieues, ce qui représentait pour Rustaud, doublement chargé, une sorte de record. Mais, quand le paysage se dégagea des brumes matinales, il révéla les clochers, les tours, les lanternes ajourées, les rudes murailles et les immenses toits d'une énorme abbaye plantée au confluent de la Loire et de la Vienne.

L'ensemble était si imposant que Catherine hésita à s'avancer et, comme un paysan, sa houe sur l'épaule, débouchait d'un layon, elle le héla :

— Brave homme, cette abbaye est grande et belle, il me semble. Quel est son nom ?

— Dame, fit le bonhomme en tirant son bonnet, c'est la royale abbaye de Fontevrault dont Madame l'abbesse est cousine du roi Charles que Dieu nous veuille garder.

— Merci, murmura la jeune femme tandis que le paysan remettait son couvre-chef et s'éloignait.

Le coup d'œil qu'elle échangea avec Gauthier en disait long et traduisait leur pensée commune. Certes, une abbaye est lieu d'asile, maison de Dieu, mais pouvait-elle s'aventurer sans crainte dans cette pieuse forteresse renommée pour servir de refuge... obligatoire souvent, aux reines répudiées, aux filles de grandes familles indésirables, aux princesses montées en graine et dont l'abbesse était toujours choisie dans les maisons, sinon royales, du moins princières ? Cinq communautés dépendaient de la crosse hautaine de l'abbesse de Fontevrault, plus un hôpital et une léproserie et, chose étrange, sur ces communautés, trois étaient masculines. Les luttes intestines de Fontevrault étaient célèbres et Catherine songea qu'il eût été téméraire de mettre le pied dans cet admirable et noble guêpier.

— Je pense, conclut-elle enfin, qu'il nous faut chercher quelque hutte de charbonnier pour y passer le jour.

La chose se trouva sans peine. On passa là une journée paisible grâce à Gauthier qui réussit à capturer un lièvre et le fit rôtir sur un feu de branches mortes pour la plus grande satisfaction de ses compagnes. Dans la forêt, le Normand était chez lui et n'était jamais en peine pour se sortir d'affaire. La nourriture des bêtes était assurée par un sac de fourrage que l'on devait à la munificence de Martin Berlot et que Morgane, non sans dédain, acceptait, bon gré mal gré, de porter en surplus de Catherine. Quand l'ombre s'étendit sur la profonde forêt, on regagna le bord du fleuve en contournant à distance respectueuse les bâtiments de l'abbaye. Mais, cette fois, la nuit ne se passa pas sans incident. D'abord, les voyageurs se trompèrent de rivière et suivirent le cours de l'Indre au lieu de celui du Cher. Mais on parvenait juste à retrouver le bon chemin quand Rustaud, qui arrivait à bout de souffle, se mit à boiter.

— Il faudra nous arrêter à la première maison pieuse rencontrée, fit Catherine inquiète. Cette bête a besoin de soins.

Mais c'était plus facile à dire qu'à faire. Ils n'avaient rien trouvé quand, le jour levé depuis un bon moment, ils arrivèrent en vue d'un gros village. La faim commençait à se faire sentir et il fallait trouver à manger pour les humains comme pour les bêtes.