Non sans peine, Catherine, qui commençait à sentir sa fatigue, parvint à hisser Sara sur Rustaud puis escalada Morgane qui faisait décidément preuve, cette nuit- là, d'une exceptionnelle bonne humeur.

— Ça va ? demanda-t-elle tout bas à Sara.

— Ça va, répondit l'autre, mais j'ai hâte d'être de l'autre côté de l'eau...

Lentement, au pas de leur monture, elles quittèrent l'abri de l'église, descendant vers le fleuve. La nuit tirait à sa fin et, bien que le jour fût encore assez éloigné, bientôt, la cloche de l'église s'ébranlerait pour appeler les fidèles à l'office nocturne qui marque le début du jour des Trépassés. Mais déjà la tourelle de garde du pont était là. Hardiment, Catherine poussa Morgane jusqu'à la chaîne, tendue pour la nuit, et appela :

— Holà ! L'homme de garde !

A l'intérieur, il y eut un grognement de mauvaise humeur. Puis la porte s'ouvrit libérant la lueur d'une grosse chandelle au poing d'un soldat mal réveillé qui considéra Catherine avec des yeux clignotants.

— Ouvre ! ordonna-t-elle. Je dois passer ! Ordre de monseigneur Jean de Craon !

L'air froid, sans doute, avait suffisamment réveillé l'homme pour qu'il examinât Catherine avec plus d'attention.

— Qu'est-ce que monseigneur Jean peut bien envoyer faire à une femme de l'autre côté de ce pont ? Qui êtes-vous ? Et l'autre, là, qui c'est ? Votre suivante ?

— Cela ne te regarde pas, maraud ! Je t'ai dit d'ouvrir, ouvre ! Regarde ceci, puisque tu ne me crois pas, et souviens-toi que chaque minute de retard apportée à mon voyage se traduira sur ton dos en coups d'étrivière.

D'un geste hautain, elle mit sa main droite sous le nez de l'homme afin qu'il pût bien voir le cachet de sardoine. Confus, il recula, enfonça son casque sur sa tête et se hâta d'aller soulever la chaîne.

— Excusez, noble dame, mais vous comprendrez que je suis obligé à quelque méfiance. Mon poste est un poste de confiance et...

— Je sais. Bonne nuit à toi !

Elle passa, Sara sur ses talons. Les planches du pont résonnèrent, sous les petits sabots de Morgane, mais le bras de Loire n'était pas large et, bientôt, ce fut la terre dure d'un chemin qu'ils foulèrent allègrement.

La poitrine de Catherine se dégonfla d'un énorme soupir.

— Plus vite !... Il nous faut aller plus vite, dit-elle en mettant sa jument au trot.

La langue de terre qui s'allongeait entre les deux bras du fleuve fut rapidement franchie et, bientôt, on fut au bac du passeur qui, seul, assurait la liaison avec le port de Montjean, à travers la plus large partie de la Loire. Une cabane en rondins servait d'abri au nautonier, édifiée sur la prairie en haut de la grève. Catherine constata avec plaisir que la grande barque plate était tout justement amarrée de ce côté-là. Entrer dans la cabane, éveiller le bonhomme, fut l'affaire d'un instant.

— Vite ! dit-elle. Il nous faut passer, ma servante, mes chevaux et moi. Je dois voir le sénéchal de Montjean, Martin Berlot, le plus vite possible.

— Mais, Dame... à cette heure, le château est fermé. Vous n'entrerez pas dans Montjean.

Comme il finissait de parler, la cloche de l'église de Champtocé commença de sonner en glas. Les sons lugubres s'égrenèrent sinistrement dans la nuit humide. Un instant plus tard, celle de Montjean, au timbre plus aigre, lui répondit au-delà de l'eau noire. Sur les nerfs trop tendus de Catherine, le tintement funèbre passa comme une râpe. Elle faillit crier.

Cela voulait dire qu'il était près de cinq heures, que, dans le château de Gilles de Rais, on allait bientôt s'éveiller, s'apercevoir de leur fuite. Et tant qu'elles n'auraient pas franchi la Loire, il était encore possible de les reprendre. De ce côté-ci, sur la langue de terre, elles étaient toujours sur les domaines de leur bourreau. L'ombre menaçante du bûcher repassa devant les yeux de Catherine.

— Il est cinq heures, dit-elle. Les gens de Champtocé vont se rendre à l'église comme ceux de Montjean. Tu peux nous passer, bonhomme. Les villes ouvrent plus tôt ce matin. C'est le jour des Morts. Et puis...

Elle fouilla dans sa bourse, en tira une pièce d'or qu'elle fit luire à la lueur fumeuse du quinquet brûlant à l'intérieur de la cabane.

— Tiens, acheva-t-elle en mettant la pièce dans la main calleuse. C'est pour toi. Mais, pour Dieu, fais vite !

Des pièces d'or, le passeur savait bien qu'il en existait, mais il n'en avait jamais vu de près. Pareille aubaine était trop inespérée pour qu'il résistât. Endossant une veste sans manches en peau de mouton, il descendit vers le bac.

— Ils se tiendront tranquilles, vos chevaux ?

— J'en réponds... Va toujours ! répondit Catherine, les yeux sur la tour de guette du château.

Quelques instants plus tard, la grande barque plate quittait le bord, et Catherine, les brides des deux chevaux réunies dans sa main, regardait s'élargir le ruban d'eau sombre entre le bordage et la rive. Le fleuve était gros, mais relativement paisible, et l'homme maniait vigoureusement sa longue perche. Sara, à bout de forces, s'était laissée tomber à terre, les genoux repliés, entre les jambes des chevaux.

Comme on en arrivait à l'heure qui précède le lever du jour, la nuit se chargeait de brouillard et semblait se faire plus opaque encore. Un instant, la jeune femme craignit que le passeur ne dérivât de sa route, mais il avait pour lui la longue habitude et connaissait le fleuve comme sa barque elle-même. Au bout d'un moment qui parut interminable aux deux fugitives, des silhouettes de navires se dégagèrent de l'ombre, des mâts dépouillés aux voiles ferlées, les flèches des huniers noirs et la tour trapue d'une église, les angles durs des toits de Montjean. Un petit château aux tours crénelées gardait le port fluvial. Quelque part, un coq chanta. Puis il y eut le clapotis de l'eau contre un quai de pierre. Un escalier sortit de la nuit auprès d'un gros anneau rouillé.

— Voilà, fit le passeur. Vous êtes arrivées.

Une heure plus tard, dans le logis du sénéchal de Montjean, Catherine et Gauthier tenaient conseil autour d'une table garnie. Sara, épuisée par les privations et l'angoisse des dernières heures, s'était endormie sur un banc devant le feu, d'un sommeil lourd. Parfois, un léger ronflement rappelait sa présence. Pardessus la table chargée de viande froide, de pain et de fromage, Gauthier, une lueur de joie mêlée d'inquiétude dans ses yeux clairs, regardait Catherine. La fatigue s'imprimait durement sur le visage de la jeune femme. De larges cernes bleuâtres marquaient ses yeux, deux plis de lassitude se dessinaient aux coins de sa bouche et son teint pâle avait des reflets de cire sous la lumière des chandelles.

Au-dehors, le jour commençait à poindre. Le ciel, du côté de l'Orient, était d'un gris sale. Debout près de l'unique fenêtre, un pied sur un tabouret, Martin Berlot, le sénéchal, regardait ses hôtes. C'était un homme petit et rond dont l'aspect était celui d'un paysan aisé. On ne pouvait pas lire grand-chose sur sa face placide dont le principal ornement était un nez si bourgeonnant qu'il semblait multiplié par trois. Mais les yeux bruns avaient de la vivacité.

Le sénéchal ne parlait guère. Il préférait écouter et, depuis que Catherine était arrivée, il ne s'était pas mêlé à la conversation. Mais, comme la jeune femme, poussée sans doute par sa fatigue, semblait hésiter sur le parti à prendre, souhaitant visiblement s'accorder un peu de repos, il murmura avec un regard au ciel moins noir :

— Si j'étais vous, noble dame, je partirais d'ici... et sur l'heure. Quand on saura que vous avez passé le pont, et on le saura avant qu'il soit longtemps, on enverra à votre poursuite. Ici... il ne sera guère possible de résister si monseigneur Gilles décide de vous reprendre de force.

— Pourtant, fit Catherine, il n'est pas venu reprendre Gauthier.

— Parce qu'il le croit mort et a toujours ignoré qu'il était ici. Personne ne l'a vu arriver. Mais vous, c'est différent. Le garde du pont parlera. Et, cette fois, messire Jean ne pourra rien pour vous. Il faut fuir, Dame, pendant qu'il en est encore temps ! Ce n'est pas que je vous refuse asile, mais j'ai charge de ce village, de ce château et n'ai point les forces nécessaires pour résister. Il faut que vous soyez loin quand les gens de Rais viendront me demander des comptes. Bien sûr, vous êtes lasses, vous et cette femme. C'est trop visible, mais c'est l'affaire d'un peu plus de deux lieues. En remontant la Loire, vous trouverez Chalonne, qui est terre de Mme la duchesse d'Anjou.

— La duchesse est en Provence et ne peut rien pour moi. En son absence, personne ne m'accueillera en Anjou.

Avec accablement, elle laissa tomber sa tête dans ses mains. Tout à l'heure, dans sa joie de fuir, elle avait oublié les menaçantes paroles de Gilles, mais maintenant elles revenaient, ces paroles, dans toute leur dangereuse signification. Sur les terres du Roi, comme sur celles de Yolande sans doute, elle était maintenant un gibier traqué. Arnaud pourrissait dans les geôles de La Trémoille et le bras du tout-puissant seigneur pouvait l'atteindre, elle, chétive, à chaque pas qu'elle ferait dans ces régions.

— De toute façon, reprit Berlot dont le souffle s'écourtait et qui regardait de plus en plus souvent vers la Loire, à Chalonne, vous vous rendrez auprès du prieur de Saint-Maurille. Il vous accueillera et vous trouverez chez lui le repos d'un moment. Vous devez bien savoir que terre d'église est terre d'asile.

— L'église, marmonna Gauthier entre ses dents... toujours l'église !

Mais Catherine, s'appuyant des deux mains à la table, se levait péniblement. Elle avait bien saisi le début d'affolement dans la voix de Berlot. Le sénéchal avait peur. Il ne pensait qu'à une chose : il fallait que les hôtes indésirables eussent disparu de son horizon quand paraîtraient les hommes de Gilles afin qu'il pût les laisser se livrer à une visite domiciliaire convaincante.