Je n'ai aucune envie que messire Gilles s'imagine que je cherche à lui plaire, s'insurgea Catherine. — Il ne s'agit pas de cela. La beauté a un étrange pouvoir sur Gilles. Il a pour elle un tel culte que l'on peut dire, sans crainte d'exagérer, qu'elle l'impressionne. Tout au moins quand il est à jeun ! Je le connais bien. Suivez mon conseil. Je vais vous envoyer des chambrières.
Quand les trompes du château cornèrent l'eau et que les valets apportèrent dans la grande salle les bassins parfumés où les convives allaient tremper leurs doigts avant de passer à table, Catherine fit son apparition sur le seuil de la haute porte.
Apparition était bien le terme qui lui convenait car jamais elle n'avait été aussi pâle... ni peut-être aussi belle ! D'une beauté à la fois tragique et saisissante ! Le velours pourpre de sa robe cernait ses épaules et sa gorge dont aucun bijou ne venait trancher l'éclat. Le hennin, assorti, laissait traîner jusqu'à terre, derrière elle, le nuage rouge d'un long voile de mousseline. Elle avait l'air d'une flamme, mais, dans son étroit visage immobile, seuls les yeux immenses et la bouche tendre semblaient vivre. Un silence l'accueillit tandis qu'elle s'avançait lentement entre la double haie de valets en livrée, comme si un charme avait soudain figé tous les assistants. Gilles de Rais, le premier, secoua le sortilège. Quittant son dais seigneurial, il vint au-devant d'elle à longues enjambées rapides et, sans un mot, lui tendit son poing fermé pour qu'elle y posât sa main. Côte à côte, ils traversèrent la salle jusqu'à la table où avaient déjà pris place Jean de Craon, sa femme et les capitaines de la maison. Gilles conduisit Catherine à la place voisine de la sienne propre et, en la saluant, déclara brièvement :
— Vous êtes très belle, ce soir ! Je vous remercie d'être venue... et vous prie d'excuser l'incident de ce matin.
— Je n'y songeais déjà plus, Monseigneur, murmura Catherine.
Pendant tout le repas, ils n'échangèrent pas d'autres paroles. De temps en temps, Catherine sentait, sur elle, le regard de Gilles, mais elle ne levait les yeux de son assiette que pour répondre au vieux Craon qui faisait de visibles efforts pour soutenir une conversation plus que languissante. Elle touchait à peine aux poissons et aux venaisons qui lui étaient servis, mais le seigneur de Rais, lui, ne perdait pas un coup de dents et dévorait avec un appétit de loup, engloutissant tranches de pâté, poulets entiers et cuissot de chevreuil. Il faisait glisser le tout avec de larges rasades d'un vin d'Anjou dont l'échanson, debout derrière lui, emplissait continuellement sa coupe. Peu à peu, le vin faisait son effet et son visage s'empourprait. Comme on apportait les bassins de confitures, il se tourna brusquement vers Catherine.
— Poitou m'a dit que vous désiriez me parler ce matin. Que vouliez-vous ?
A son tour, la jeune femme se détourna légèrement pour lui faire face. Le moment était venu et elle toussota afin de s'éclaircir la gorge. Mais elle planta son regard bien droit dans les yeux sombres de Gilles.
— Ce matin, à l'aube, au mépris de tout droit, vous avez fait arracher de ma chambre Sara, ma servante. Que dis-je ?
Bien plus qu'une servante ! Elle m'a élevée et je la considère comme ma plus fidèle amie. Après ma mère, elle est l'être qui m'est le plus cher au monde.
A l'évocation de sa tendresse pour Sara, sa voix trembla légèrement, mais elle s'obligea à continuer, serrant ses doigts entrelacés pour maîtriser cette émotion.
— De plus, mon écuyer, Gauthier Malencontre, a été jeté en prison le soir même de mon arrivée. On a toujours refusé de me le rendre en alléguant que c'était à vous d'en décider. C'est donc à vous, Monseigneur... - le mot eut du mal à passer - que je m'adresse pour que me soient rendus mes serviteurs.
La main brune de Gilles s'abattit sur la table faisant sauter la vaisselle.
Votre écuyer s'est mêlé d'affaires qui ne le concernaient pas. Il a blessé l'un de mes hommes et, normalement, il devrait être pendu depuis longtemps. Pourtant, afin de vous être agréable, j'ai décidé de lui donner une chance de conserver sa misérable vie et d'aller se faire pendre ailleurs.
— Une chance ? Laquelle ?
— Demain, il sera mené hors de ce château. On le laissera prendre de la distance. Mais ensuite, je me lancerai à sa poursuite avec mes hommes et mes chiens. Si nous le reprenons, il sera pendu. S'il nous échappe, il pourra, bien entendu, aller où bon lui semblera.
Catherine s'était levée d'un mouvement si brusque que la chaise à haut dossier où elle était assise bascula et tomba à terre avec fracas. Pâle jusqu'aux lèvres, elle darda sur Gilles des yeux fulgurants.
— Une chasse à l'homme, hein ? Divertissement raffiné pour un seigneur qui s'ennuie ! Voilà donc comment vous faites droit à ma requête ? Voilà comment vous respectez la justice seigneuriale qui fait dépendre mes gens de moi seule ?
— Vous êtes en mon pouvoir. Je suis encore très bon de vous accorder cette chance. Je vous rappelle que je pourrais brancher haut et court votre ribaud... et vous livrer vous-même aux gens du Roi.
— Ne confondez pas ; aux gens de messire de La Trémoille ! Je ne crains rien des gens du roi Charles.
À son tour, Gilles s'était levé. Son visage était convulsé de fureur et sa main, sur la table, cherchait un couteau.
— Vous changerez sans doute d'avis avant longtemps, belle dame ! Quant à moi, ma décision est formelle. Ce Gauthier jouera sa vie demain devant mes limiers. Si vous refusez, je le ferai pendre dès ce soir. Quant à votre sorcière, elle peut remercier Satan, son maître, que j'aie à savoir d'elle certaines choses car, sans cela, elle serait déjà liée à quelque bon poteau avec des fagots autour d'elle. J'ai besoin d'elle, je la garde ! Plus tard, je verrai à décider de son sort.
Les dents serrées, pâle de colère, Catherine toisa le sire de Rais. Sa voix sonna avec une incroyable dureté tandis qu'elle lui lançait :
— Et vous osez porter les éperons d'or de chevalier ? Et vous osez vous dire maréchal de France, porter les fleurs de lys dans vos armes ? Mais le dernier de vos valets a plus de loyauté et d'honneur que vous ! Pendez, brûlez mes gens, faites-moi tuer, moi aussi, après avoir livré à votre cousin votre compagnon d'armes, Arnaud de Montsalvy. Ma dernière parole sera pour prendre le ciel à témoin que Gilles de Rais est un traître et un félon !
Au milieu de l'énorme silence qui s'était abattu sur la grande salle où les valets mêmes retenaient leur souffle, elle saisit sur la table la grande coupe d'or de Gilles, pleine de vin, et la lui jeta au visage.
— Buvez, monsieur le maréchal, ceci est le sang des faibles !
Dédaignant la rumeur scandalisée que son geste avait soulevée, Catherine tourna le dos et, tête haute, le voile rouge de son hennin voltigeant derrière elle comme une oriflamme au combat, elle sortit de la salle. Lentement, Gilles de Rais essuya du revers de la main les gouttes rouges qui coulaient sur son visage et jusque dans sa barbe aux reflets bleus.
A peine hors de la salle, Catherine s'arrêta un instant pour respirer profondément deux ou trois fois. De si violentes émotions étaient mauvaises pour son état et elle étouffait dans sa robe. Un peu calmée, elle se dirigea lentement vers l'escalier pour regagner sa chambre. Elle avait déjà monté quelques marches quand un bruit de course retentit derrière elle. L'instant suivant, elle se plaquait contre le mur de pierre avec un cri de frayeur. Le visage convulsé de fureur, Gilles de Rais venait de bondir sur elle et l'empoignait à la gorge si brutalement qu'elle ne put retenir un gémissement. Ses doigts durs lui faisaient mal... Il s'en aperçut sans doute car il serra plus fort.
Ecoutez-moi bien, Catherine ! Ne recommencez jamais ce que vous venez de faire ; ni rien de semblable si vous tenez à la vie. Quand on me bafoue, surtout publiquement, je ne me possède plus. Encore un geste comme celui-là et je pourrais vous étrangler.
Chose étrange, elle sentit qu'elle n'avait plus peur du tout. Il était affreux pourtant, dans ce paroxysme de colère qui déformait chaque trait de son visage, et elle était sûre qu'il allait la tuer, mais ce fut d'une voix très calme qu'elle répondit :
— Si vous saviez à quel point cela me serait égal...
— Comment ?
— Mais oui, cela me serait tout à fait égal, messire Gilles. Réfléchissez. Arnaud, à cette heure, a peut-être cessé de vivre ; demain vous ferez sans doute déchirer Gauthier par vos chiens, ensuite, j'imagine que ce sera le tour de ma bonne Sara. Comment voulez-vous, dans ce cas, que la vie m'intéresse encore ? Tuez-moi, Messire, tuez-moi tout de suite si le cœur vous en dit. Vous me rendrez grand service...
Ce n'était pas là vaine bravade, mais absolue sincérité, vérité si claire qu'elle traversa la fureur de Gilles. Peu à peu, sous le regard résigné de Catherine, sa figure se détendit. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais aucun son n'en sortit. Alors, il laissa retomber ses mains, se détourna et, secouant la tête, redescendit lourdement les quelques marches.
Toujours collée au mur, Catherine n'avait pas bougé. Quand les pas de Gilles se furent éteints dans les profondeurs des salles, elle poussa un profond soupir et, massant d'une main sa gorge douloureuse, continua de monter l'escalier.
Quand l'aube revint, Catherine, qui n'avait pas fermé l'œil de la nuit, n'eut aucune peine à quitter son lit. Elle savait que la chasse partirait aux premières lueurs du jour et elle voulait monter sur la tour de guette pour essayer de suivre, du mieux qu'elle pourrait, la curée tragique. Le feu était éteint dans la che minée et, sous la morsure du froid de l'aube, elle frissonna. Mais, dans la cour, on s'agitait et, dans sa hâte, elle prit seulement le temps de s'envelopper, par-dessus sa chemise, d'une grande cape à capuchon qu'une agrafe d'argent en forme de feuille de lierre fermait au cou.
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