Sans jeter un regard aux fenêtres du château, elle prit place dans la litière dont un valet releva le marchepied et referma la portière. Aussitôt, le cortège s'ébranla. De son observatoire, Catherine, le cœur serré, vit la troupe franchir la voûte basse qui faisait communiquer la cour d'honneur avec la basse-cour. En quelques instants, tout disparut. Il n'y eut plus que trois valets qui balayaient les dalles...
Lentement, Catherine referma la fenêtre. En revenant vers son lit, elle vit que Sara était éveillée et la regardait, appuyée sur un coude.
— Qu'est-ce que c'était ? demanda-t-elle en étouffant un bâillement.
La jeune femme se laissa tomber lourdement sur le lit.
— C'était, dit-elle, notre dernier espoir qui s'en allait ! Je viens de voir la dame de Rais quitter le château avec armes et bagages. Mais certainement pas de son plein gré !
CHAPITRE IV
Le ciel s'obscurcit
Quand vint le temps de la moisson, Catherine cherchait toujours un moyen de quitter Champtocé avant le retour de Gilles de Rais. Mais à mesure que les jours passaient, son espoir s'amincissait et, peu à peu, elle se résignait à l'affrontement inévitable.
Aucun messager n'avait franchi le pont-levis depuis qu'elle était arrivée et elle demeurait dans une ignorance complète des événements extérieurs. Gilles avait-il pu enlever Arnaud de Montsalvy à Richard Venables ou bien le capitaine était-il toujours prisonnier de l'Anglais ? Sara prétendait que, si les combats continuaient, il était impossible qu'Arnaud rejoignît Catherine avant la trêve que l'on espérait. Si grand que fût son amour pour elle, il avait trop la guerre dans le sang et aussi le souci de son devoir pour n'avoir pas demandé à reprendre aussitôt sa place parmi les capitaines de Charles VII.
— De toute façon, par messire de Rais, quand il reviendra, tu sauras à quoi t'en tenir, disait la bohémienne pour calmer les angoisses de Catherine, angoisses qui grandissaient avec le temps et avec un fait nouveau qui était advenu dans les derniers jours de juillet, le dimanche qui marquait la fête de la Gerbe.
Ce jour-là, on célébrait la fin des moissons et, traditionnellement, les paysans en cortège étaient venus au château, portant le Javelot, la dernière gerbe, enrubannée et fleurie afin de l'offrir à la châtelaine. Catherine de Rais étant dans sa terre de Pouzauges, c'était l'intrépide Anne de Sillé qui avait reçu la javelle fleurie et offert, dans la basse-cour, le repas traditionnel. Pour la circonstance, elle avait invité Catherine à présider avec elle la fête champêtre.
— Il faut vous distraire un peu, lui avait-elle dit, et puisque mon noble époux ne vous accorde pas le plaisir de la chasse, prenez au moins celui-là qui vous vient trouver dans l'enceinte même du château.
Sous ses airs très peu féminins, Anne de Craon n'avait pas une âme méchante. Pour rien au monde elle ne se fût opposée à son redoutable époux. L'idée ne lui en serait même pas venue, mais les joues pâlies de Catherine, ses yeux que marquait, depuis quelques jours, un large cerne violet, l'inquiétaient. Elle aimait trop, pour son compte personnel, les folles chevauchées au grand air et par tous les temps pour ne pas plaindre une jeune femme contrainte à la claustration entre les murs d'une forteresse. Aussi, quand elle ne rentrait pas de ses perpétuelles chasses trop épuisée pour avoir même le courage de lever le petit doigt, faisait-elle de son mieux pour distraire son invitée forcée.
— Je ne me sens guère le cœur à me réjouir, Madame, avait répondu Catherine.
Mais la châtelaine n'avait rien voulu entendre.
Corbleu, ma chère, secouez-vous un peu ! Vous ne passerez pas votre vie dans ce vieux castel. J'ignore ce que vous veut Gilles, mais il est trop préoccupé de lui-même pour se soucier longtemps d'une femme... si belle soit-elle. Venez voir s'empiffrer, chanter et danser nos paysans. Ces gaillards braillent comme des gorets ce qu'ils prennent pour des mélodies, mais ils dansent les caroles avec beaucoup de conviction et boivent comme des trous.
Par certains côtés, la chasseresse rappelait à Catherine sa vieille amie Ermengarde de Châteauvillain ; même énergie épuisante, même autoritarisme intransigeant, même outrecuidante santé physique et même appétit de vivre. C'était peut-
être pour cela qu'elle avait accepté de l'accompagner au banquet, flanquée de Sara. Peut-être aussi parce que, depuis la mort étrange de Guillemette, la petite servante, aucun fait aussi inquiétant n'était intervenu dans la vie quotidienne du château. Mais, au moment où elle pénétrait dans l'immense basse-cour délimitée par la première enceinte de murailles, là où de longues tables avaient été dressées sur des tréteaux couverts de nappes blanches et de fleurs des champs, où des cochons et des moutons entiers cuisaient sur des feux de branchages, elle avait dû s'agripper soudainement au bras de Sara. Était-ce l'odeur des viandes fortement épicées ou celle des tonneaux de vin et de cidre que les sommeliers mettaient en perce, ou encore les relents, toujours présents, des porcheries, étables et écuries proches ? Elle vit soudain le décor tournoyer autour d'elle, le sol se dérober sous ses pieds tandis qu'une nausée la secouait tout entière. Son visage blanchit, vira au vert... Sara poussa un cri.
— Qu'est-ce que tu as, Catherine ? Mais elle se trouve mal... à l'aide !
Déjà Anne de Craon qui les précédait avec plusieurs de ses dames d'atour revenait pour aider Sara à soutenir la jeune femme et s'écriait, en passant un bras autour de sa taille :
— Il faut l'étendre... tenez, sur cette banquette d'herbe. Dame Aliénor, allez me quérir de l'eau fraîche et vous, Marie, courez au château. Dites que l'on apporte une civière. Mais courez donc ! empotée que vous êtes !
Les deux dames d'atour partirent comme des flèches pour exécuter les ordres de la châtelaine. Celle-ci, cependant, se penchait sur Catherine, étendue dans l'herbe, et scrutait son visage immobile et cireux. Elle braqua soudain sur Sara son regard impérieux.
— Pourquoi ne m'avez-vous pas dit qu'elle était enceinte ?
— Enceinte ? fit Sara ahurie. Mais je ne vois pas...
Sara, en effet, ne savait pas ce qui s'était passé dans la barque après la nuit de la fuite.
— De qui ? fit Anne en riant. C'est ça que vous voulez dire ? Sur ce sujet, ma fille, votre maîtresse doit en savoir plus long. Et ne me regardez pas avec ces yeux ronds. Voici Aliénor qui revient, inutile de lui mettre la puce à l'oreille. C'est la pire bavarde de toute la province ! C'est même pour cela que je la garde, ajouta la vieille dame en riant. Elle me distrait !
Peu à peu, Catherine reprenait ses esprits sous les compresses d'eau fraîche qu'Anne de Craon lui appliquait sur le front. Elle respirait plus librement et la vague nauséeuse se retirait, la laissant étrangement faible.
Et soudain, elle comprit ce qui lui arrivait. Elle rougit et, tout d'abord, éprouva une sorte de crainte. Se trouver amoindrie physiquement quand elle avait tellement besoin de toutes ses forces l'inquiétait, mais ce ne fut qu'un instant.
Une subite bouffée de joie l'envahit quand elle réalisa que l'enfant qu'elle portait était aussi celui d'Arnaud. Le FILS
D'ARNAUD ! Car ce ne pouvait être qu'un fils, aussi beau, aussi vaillant que son père... et peut-être d'aussi mauvais caractère, mais cette idée la fit sourire. Ainsi, l'élan d'amour qui les avait jetés l'un vers l'autre, au fond de la petite barque où ils avaient trouvé refuge après avoir faussé compagnie à la mort, ce premier instant de liberté vraie et de bonheur sans alliage allait avoir un prolongement de chair et de sang ? Rien de plus merveilleux pouvait-il arriver pour l'unir plus étroitement à celui qu'elle aimait si passionnément : un petit enfant ? Un instant, sa pensée retourna vers l'enfant qu'elle avait perdu, le petit Philippe, qui était mort loin d'elle, dans les bras d'Ermengarde de Châteauvillain. Le remords, longtemps, l'avait poursuivie. Elle s'était reproché durement de n'avoir pas suffisamment veillé sur lui, de l'avoir délaissé pour une existence fastueuse, encore qu'il eût trouvé auprès d'Ermengarde tout l'amour dont il avait pu avoir besoin. Et elle s'était demandé pourquoi elle put demeurer si longtemps loin de lui. Peut-être parce qu'elle n'éprouvait pas d'amour vrai pour le père... Le petit Philippe, par droit de naissance, portait dans ses veines enfantines le sang royal de France. C'était trop haut pour elle, trop imposant, et elle comprenait maintenant que, pour elle, l'enfant était surtout, avant tout, le fils du duc de Bourgogne.
Mais celui qui allait venir, celui qui déjà bouleversait son corps, réclamait sa part de sa propre vie, celui-là serait vraiment la chair de sa chair, son amour incarné. Quelque chose que lui avait dit, jadis, au temps où elle attendait le petit Philippe, son ami Abou-al-Khayr, le médecin maure, lui revint.
« Maintenant que tu suis la lumière que l'enfant trace, toute autre voie serait le chemin de la nuit... »
— Comme Arnaud sera content quand il saura... murmura pour elle-même Catherine transfigurée de joie.
— A condition que nous arrivions à le lui dire, bougonna Sara qui avait entendu.
Mais Catherine refusait de laisser ternir, si peu que ce fût, son bonheur présent. Toute la journée, et toute la nuit, au son des violes et des tambourins qui enfilaient rondes et caroles pour faire danser les bonnes gens de Champtocé, elle berça son rêve sous la garde d'une Sara à la fois réticente et attendrie.
Pendant le mois d'août, Catherine fut si malade qu'elle crut mourir cent fois. Des nausées la secouaient continuellement.
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