Il l’y attendait debout derrière une table sur laquelle une carte géographique était déployée, mais vint à elle dès qu'elle fut entrée et la salua d’un :

- Madame de Loewenhaupt ! Voilà un plaisir inattendu… Je…

Le reste de la phrase s’étrangla dans sa gorge : après une brève révérence, Aurore rejetait d’une main son capuchon de soie bleue et, de l’autre, écartait le masque placé sur son visage depuis les portes de la ville.

- Bonsoir, Monsieur le maréchal, dit-elle d’un ton aussi paisible que si elle l’avait rencontré la veille tandis que s'empourprait le long visage habituellement si pâle de son hôte :

- Vous ? exhala-t-il, une note d’affolement dans la voix. C’est vous ?

- C’est bien moi, fit-elle avec un sourire où entrait du défi. Cet homme lui avait parlé d’amour et demandé sa main il n’y avait pas si longtemps, puisque c'était peu avant qu’il lui signifiât la volonté de l'Electeur. Elle entendait l’en faire souvenir.

Marchant calmement jusqu'à la fenêtre grande ouverte, elle la ferma, vint s’asseoir dans le fauteuil que l’on ne songeait pas à lui offrir et ôta lentement ses gants à crispin tout en tenant Podewils sous le feu de ses yeux. La surprise le pétrifiait :

- Vrai, soupira-t-elle, je ne pensais pas produire un tel effet ! Me prendriez-vous pour Méduse, par hasard ?

- Non… non, certainement pas, mais admettez que l’on puisse être surpris. Votre visite est d’une folle imprudence. Si l’on savait…

Oh !… mais il commençait à l’agacer !

- Mais on ne sait pas ! assena-t-elle péremptoire. Si j’ai emprunté la personnalité de ma sœur c’est afin d’éviter de soulever des curiosités intempestives et il fallait que je vienne. Vous deviez vous en douter ? Quoi qu’il en soit, je veux savoir où est à cette heure le comte Philippe-Christophe de Koenigsmark, mon frère !

- Je n’en sais rien ! Sur mon honneur !

Pour échapper au regard bleu étincelant qui ne le quittait pas, Podewils avait fait deux ou trois tours dans la pièce puis, finalement, tirant à lui un tabouret vint s’asseoir en face de sa visiteuse, les coudes aux genoux, son long corps maigre cassé en deux pour lui parler de plus près. Il semblait avoir repris possession de lui-même jusqu’à ébaucher un sourire :

- Pardonnez un accueil peu courtois, comtesse ! Vous connaissez depuis longtemps les sentiments que je nourris pour vous et, en d’autres circonstances nul ne serait plus heureux que moi à cet instant où nous sommes seuls tous les deux… Votre beauté…

- Laissons là ma beauté, s’il vous plaît, et parlez-moi des « circonstances » en question ! Tenez, je vais vous aider : j’ai reçu un billet m’annonçant que Philippe, sorti un soir, n’était pas revenu chez lui de trois jours. Vous êtes proche de lui… du moins vous l’étiez. Proche aussi de la Cour. Alors que s’est-il passé ? Il a pris la fuite ? On l’a arrêté ?

- Encore une fois je l’ignore ! Je n’avais même pas connaissance qu’il était revenu. Je le croyais à Dresde et il n’y a guère qu’une semaine que je l’ai rencontré par hasard.

- Dans quel état d’esprit l’avez-vous trouvé ? Il m’avait écrit son intention de revenir ici et je m’en inquiétais justement parce que j’espérais qu’il resterait en Saxe…

- Moi aussi. Quant à son état d’esprit, comment vous le décrire ? Il m’est apparu fébrile, inquiet en dépit de l’orgueil qu’il mettait à le dissimuler.

- A-t-il revu la Platen ?

- Je ne sais pas.

- Je viens de voir sa maison, elle est pleine de ténèbres, paraît abandonnée, pourtant deux sentinelles montent la garde devant la grille. Pourquoi ?

- Je… ne… sais pas !

Soudain rouge de colère, Aurore bondit sur ses pieds si brusquement que le maréchal dut se redresser :

- Pour l’amour de Dieu, que savez-vous au juste ?

Podewils haussa des épaules découragées :

- Pas grand-chose… et pourtant j’ai l’impression que c'est encore trop pour la paix de mon âme…

- Mais encore ?

- Avez-vous remarqué l’atmosphère de la ville ?

- Oh oui ! Elle ressemble à un monastère. Pas de bruits, pas d’éclats, pas de musique. Même les ivrognes et leurs chansons à boire donnent l’impression qu’ils ont disparu de la surface de la terre ! Les tavernes sont muettes…

- Comme les gens de Hanovre, comme les casernes, comme le château, comme la Cour. Même le marché d’aujourd’hui manquait d’animation. Pourtant des bruits courent qui sont à peine des chuchotements…

- Et que disent-ils ?

- Que dans la nuit du 1er juillet, il y a eu un drame au palais de Herrenhausen et que depuis, votre frère n’a été vu nulle part. Quant à la princesse héritière, Sophie-Dorothée, elle serait gardée dans son appartement par des soldats sans que personne puisse l’approcher. Pas même ses enfants. Surtout pas sa suivante ! Mlle de Knesebeck serait emprisonnée… Mon Dieu, êtes-vous souffrante ?

Devenue livide, Aurore venait de se rasseoir cependant que ses mains tremblaient :

- Mais Philippe, Philippe ?… Que dit-on ?

- Rien. On en est réduit aux conjectures. Certains pensent qu’on l’a jeté dans une voiture pour l’emmener vers une quelconque forteresse, d’autres… qu’il n’est pas ressorti vivant du palais. D’autres enfin qu’il s’est enfui pour se réfugier à Dresde… mais ce ne sont pas les plus nombreux !

- Pourquoi ?

- Parce qu’il serait au moins passé chez lui prévenir son secrétaire, prendre peut-être un bagage. Dès le lendemain, sa maison a été fouillée de fond en comble

- Alors Hildebrandt a été pris ?

- Je ne le crois pas. Un de mes amis qui habite dans le voisinage a vu ressortir les soldats chargés de boîtes, de corbeilles ou d’objets divers, mais aucun prisonnier. Quant aux serviteurs ils avaient déjà pris la fuite… Tenez, buvez cela, ajouta le maréchal en offrant un verre de schnaps à sa visiteuse. Vous en avez besoin.

Elle accepta sans dire mot, avala l’alcool d’un trait, reposa le verre, se leva pour gagner une fenêtre donnant sur le jardin nocturne, et s’y appuya. Podewils la rejoignit, visiblement prêt à la soutenir en cas de faiblesse.

- Je vous ai dit ce que je savais. Qu’allez-vous faire à présent ?

- Il me faut réfléchir. Je ne vous cache pas que chemin faisant j’avais dans l’idée de demander audience à Sophie-Dorothée elle-même…

- C’eût été d’une folle audace… et extrêmement dangereux ! N’importe comment, c’est désormais impossible.

- Qui voir alors ?

Il s’enhardit à lui prendre une main dans les siennes et constata qu'elle était glacée :

- Personne ! Ce serait de la dernière imprudence. Si ces gens ont commis un crime ils n’hésiteront pas à en commettre un autre et vous pourriez ne jamais ressortir de Herrenhausen. Où pensiez-vous dormir cette nuit ?

- D’abord chez mon frère puis, quand j’ai vu ce qu’il en était, à l’auberge Kasten. Beaucoup d’étrangers s’y arrêtent et Mme de Loewenhaupt est une voyageuse comme une autre…

- Ne le croyez pas : Mme de Platen a partout des espions qu’elle paye grassement. Le nom de votre sœur lui est sans doute familier. Il serait plus sage de rester ici.

- Chez vous ?

- Pourquoi non ? Demain vous repartirez comme vous êtes venue, mais reposée ? C’était inconscience de venir à Hanovre, mais chez moi vous êtes en sûreté. Accordez-moi au moins le titre d’ami fidèle à défaut d’un autre ! Je saurai le mériter, soyez-en persuadée !

Elle ne répondit pas. Il reprit, plus pressant :

- Vous êtes lasse, pleine de tristesse et d’angoisse, et cette main est glacée. Laissez-moi prendre soin de vous pour quelques heures ! Ce fardeau est trop lourd pour vous et j'étais l’ami de Philippe.

Elle eut une petite grimace douloureuse :

- « Jetais » ?… Vous estimez qu’il est mort, n’est-ce pas ?

- Non. Je le redoute seulement mais n’y crois pas encore. Et il est toujours mon ami ! C’est en son nom que j’insiste pour vous garder !

- En ce cas j’accepte… très volontiers !

- Merci ! Revenez vous asseoir ! Je vais ordonner que l’on dételle vos chevaux et que l’on prenne soin de vos serviteurs…

- Je n’en ai que deux : le cocher Gottlieb et Ulrica qui fut ma nourrice !

Le mot amena un sourire sur le visage un peu sévère du maréchal :

- Ah, c’est bien ! Tellement mieux qu’une jeune camériste à la tête folle ! Une jeune fille ne devrait jamais voyager sans sa nourrice !

Un moment plus tard, Aurore retrouvait Ulrica dans une vaste chambre à la fois pompeuse et austère, mais d’un certain confort relatif. Pas de tapis sous le grand lit à colonnes aussi dur qu’une planche, des sièges gothiques en chêne sombre, sculptés mais sans le moindre coussin pour en adoucir l’assise, des tentures vert foncé, des candélabres de fer forgé et, au mur, une tapisserie représentant le massacre des Innocents. En revanche, dans un coin, un domestique était en train d’allumer le poêle de faïence brune, à la mode du pays, qui répandit bientôt une chaleur bienvenue avec le temps affreux, froid et humide qui régnait à l’extérieur.

Le maréchal s’en était excusé auprès de sa visiteuse. Cette maison était celle d’un soldat, servie en majorité par des soldats, et les dames qui en franchissaient le seuil, pour un banquet par exemple, ne dépassaient jamais les limites des salons de réception :

- Vous devriez vous marier, Monsieur le maréchal, conclut Aurore tandis que son regard faisait le tour de son domaine provisoire.

- S'il n’avait tenu qu’à moi, je le serais depuis au moins deux ans et vous n'êtes guère charitable de me le reprocher.

- C'est vrai. Pardonnez-moi !… Je crois vous avoir déjà dit que j’avais peu d'attirance pour le mariage. Prendre soin de mon frère suffisait amplement à combler le besoin naturel chez toute femme de s'occuper d'un homme.