Cette attaque brusquée eut le privilège de rendre aussitôt sa combativité à la jeune femme.

- Je n’y songe même pas !… En revanche, si Votre Altesse Electorale consentait à reculer un peu, je pourrais la saluer comme il convient…

- Au diable vos salutations ! Répondez seulement ! Etes-vous enceinte oui ou non ? Il n’y paraît guère.

- Ce n’est pas étonnant, à deux mois et demi.

- Donc vous l’êtes ! Pourquoi n’avoir rien dit ?

- Parce que je voulais être certaine de mon état… A ce propos, puis-je vous demander, Monseigneur, de crier moins fort ? A moins que vous ne souhaitiez être entendu de la ville entière !

- Elle doit être au courant, la ville. En fait j’étais le seul à l’ignorer. Il paraît que tout le monde en parle !

- En dépit des soins que j’ai pris pour le cacher ? s’écria la jeune femme qui commençait à perdre patience. J’aimerais savoir qui, en particulier, vous a renseigné ?

- Aucune importance ! Ce qui me met hors de moi, c’est votre dissimulation !

- Dissimulation ? Alors que j’étais souffrante et que Votre Altesse était en train de galoper dans le Harz ? Je n’allais tout de même pas lui courir après ?

- Maladie commode et qui ne semble pas vous avoir laissé des traces indélébiles ! Un peu pâle peut-être mais sans plus ! Puis-je savoir à présent quand vous comptiez faire état… de votre état ? Ne cherchez pas d’excuse oiseuse, je le sais déjà !

- Votre Altesse a de la chance ! Si elle voulait me le confier.

- Mais voyons, cela coule de source : quand il eût été trop tard pour un avortement !

Le mot la souffleta et la mit hors d’elle :

- Jamais je ne prêterai à ce crime !

- Oh, mais je n’en doute pas un seul instant ! Il ne me restait plus qu’à divorcer pour vous épouser ! C’était savamment imaginé…

- C’est indigne !

- Non très malin au contraire ! Ce qui n’est pas surprenant : on a le goût de l’intrigue chez vous.

La gifle partit à une telle vitesse qu’Aurore n’eut pas le temps de se rendre compte de son geste. Tandis que le prince se frottait la joue, elle recula jusqu’à son fauteuil pour s’y laisser tomber en cachant son visage dans ses mains.

- Pardon ! murmura-t-elle. Ça a été plus fort que moi : je n’ai jamais supporté que l’on insulte les miens à travers moi !

- C’est la seconde fois que vous portez la main sur votre prince !

Elle releva la tête pour le regarder droit dans les yeux et eut un petit rire :

- Votre Altesse n’a jamais su compter ! Il me semble l’avoir fait de nombreuses fois durant tous ces jours, toutes ces nuits où nous nous sommes aimés. Cela n’avait pas l’air de lui déplaire…

Il se calma d’un seul coup, détourna la tête afin d’échapper à ce regard si bleu, si brillant de larmes retenues. Pour la première fois elle lui semblait fragile en dépit de la défense qu’elle lui opposait… fragile et ravissante dans cette robe d’intérieur en douce laine blanche où couraient de fins rubans de satin azuré semblables à ceux de l’amusant bonnet posé comme un point d’orgue sur la masse de ses boucles sombres. Il fit un pas vers elle, esquissant le geste de tendre les bras, mais peut-être parce qu’il avait conscience d’être sale et puant la sueur, il repoussa la tentation et se dirigea vers la porte où il se retourna :

- J’avais promis de t’épouser, je le sais mais… même si je le voulais encore, je ne le pourrais plus : mon épouse, elle aussi, attend un enfant…

Aurore ferma les yeux, libérant ainsi les larmes qui coulèrent le long de ses joues tandis que s’éloignait le grincement des parquets sous les bottes de Frédéric-Auguste. Elle avait l’impression que le monde s’écroulait.

A la nuit, cependant, il revint…

Les semaines qui suivirent, si elles apportèrent une sensible diminution des malaises matinaux, laissèrent à la jeune femme une grande lassitude et lui firent mesurer tout à coup la fragilité du statut de favorite. Elle vit moins son amant - encore était-ce dans la journée et pas la nuit ! - et ne vit plus un certain nombre d’« amis » qui n’étaient en réalité que des courtisans, mais de ceux-là elle ne se souciait nullement, les ayant jaugés à leur valeur. Seules Amélie et Elisabeth franchirent quotidiennement le seuil de la maison de la future mère. La première pour veiller à ce qu’Aurore reçût les soins dont elle avait besoin - elle finit même par s’installer auprès d’elle ! - la seconde pour lui apporter les potins d’une cour qui, selon elle, était loin d’être aussi récréative qu’au temps où Aurore régnait sur elle. Il semblait que ce dernier bal où elle avait brillé d’un tel éclat eût marqué une sorte d’entrée en carême :

- S’il n’y avait pas les chasses on y mourrait d’ennui, lui confia-t-elle. On se déplace sur la pointe des pieds, on chuchote comme dans une église. Il faut dire que si votre grossesse vous fatigue, celle de notre princesse-électrice l’exténue. Il lui faut du calme, du silence, des promenades mesurées étayées par deux de ses dames. En outre, elle ne se nourrit que de laitages et de fruits, ayant un dégoût absolu de quelque autre forme de nourriture que ce soit. Enfin, le médecin de la Cour l’a déclarée fragile. Aussi, notre cher prince qui en espère un héritier fait-il vivre tout son monde comme dans un couvent. Vous voyez que vous n’avez rien à regretter ?

- Croyez-vous ? Au moins il s’occupe d’elle, il la ménage. Moi, quand par hasard il vient me voir c’est avec le secret espoir que je vais ressusciter d’un seul coup, sauter sur un cheval pour galoper avec lui à travers champs ou esquisser un pas de contredanse en réclamant un bal. Et comme il est toujours déçu… Eh oui, ma chère, pouvez-vous constater que j’ai perdu mon pouvoir…

- Je ne le pense pas. Si c’était le cas, il ne viendrait plus jamais et se contenterait de faire prendre des nouvelles…

Ce fut, à peu de chose près, le discours que lui tint la princesse douairière qui fit à Aurore l’insigne honneur d’une visite privée :

- Mon fils est fait du même bois que la plupart des hommes bien portants : il a en horreur tout ce qui touche à la maladie…

- Attendre un enfant n’a jamais été une maladie !

- Il arrive que cela y ressemble fort. Demandez plutôt à ma bru ce qu’elle en pense. Il passe chez elle une fois par jour mais la plupart du temps il ne la voit pas. Vous, il vient vous voir. Pas souvent peut-être mais il vient. Et il se soucie de vous.

- Pourquoi, mon Dieu ?

- Peut-être parce qu’il vous garde une tendresse ?…

- Mais d’amour il n’est plus question…

- Savez-vous qu’il vient de faire choix d’un prénom au cas où vous mettriez au monde un fils ?

- Lequel ?

- Maurice ! En souvenir de Moritzburg m’a-t-il dit. Qu’en pensez-vous ?

L’émotion qui noua la gorge d’Aurore l’empêcha de répondre mais fit monter des larmes à ses yeux. La vieille princesse se leva en lui faisant signe de rester assise et posa une main chargée de bagues sur son épaule :

- Vous l’aimez toujours ?

- Plus que jamais, j’ai l’impression…

- Souvenez-vous de ce que je vous avais dit : ne l’aimez pas trop, et j’y ajouterai : pensez d’abord à vous… et à cet enfant qui sera aussi le sien ! Si c’est un garçon et s’il lui ressemble…

Se penchant, elle posa un baiser sur le front de la jeune femme, lui tapota la joue et sortit en lui laissant enfin un sentiment de réconfort. Aurore mit ses mains sur son ventre qui commençait à s’arrondir et le caressa longuement…

Si l’on ne dansait plus à Dresde, en revanche, les parades militaires et les bruits de bottes s’y multipliaient. L’interminable conflit qui, depuis des années, opposait l’empire à la Turquie se réveillait comme un volcan mal éteint. Celle-ci reprenait l’offensive à un moment où l’armée impériale commandée par le peu brillant prince de Croÿ n’était pas au mieux de sa forme. L’empereur appelait au secours ses meilleurs soldats et en premier l’Electeur de Saxe dont il connaissait la valeur pour lui confier le commandement de l’armée de Hongrie. Sans avoir même pris le temps d’une visite d’adieu, Frédéric-Auguste, au début du mois de mai, quittait Dresde avec huit mille hommes dont Loewenhaupt. Quelques jours après, le chancelier Fleming se présentait chez la comtesse de Koenigsmark.

Comme il ne s’était pas annoncé ainsi qu’il eût été convenable, à moins d’être un intime, celle-ci le fit patienter une bonne demi-heure dans son salon d’apparat, celui dont on ne se servait guère que pour les fêtes et qui, de ce fait, s’il était vaste et décoré de façon ravissante aux couleurs de la maison de ces lieux, était peu meublé.

Quand elle le rejoignit, tirée à quatre épingles et arborant un sourire de commande, elle eut la satisfaction de constater qu’il avait apprécié le traitement à sa juste valeur : les mains au dos, il arpentait la vaste pièce de long en large avec une évidente agitation.

- Croyez que je suis désolée de vous avoir fait patienter, Monsieur le chancelier, mais c’est malheureusement le risque que l’on court lors d’une visite impromptue… et matinale.

- Ce que j’avais à vous dire, Madame la comtesse, ne souffrait aucun retard d’où une hâte à me présenter que, je l’espère, vous aurez la bonté d’excuser… Cette attente diminue malheureusement l’heure que je comptais utiliser pour… adoucir les angles que vous ne goûterez peut-être pas beaucoup, et que voici : il serait souhaitable que vous quittiez Dresde le plus tôt possible.

- Moi ? Quitter Dresde ? Et pour quelle raison ?

- Pour mettre fin à une situation délicate et qui le deviendra davantage au fil des mois à venir. La princesse Christine-Eberhardine attend un enfant comme vous-même et, selon les prévisions, vos délivrances devraient avoir lieu à peu près à la même époque. Ce ne serait pas convenable ! conclut-il avec une emphase qui irrita Aurore :