- Qu’y a-t-il derrière ce beau visage et sous ce crâne têtu ? Qu’en sortirait-il si j’appuyais assez fort pour le faire éclater ? fit-il en augmentant la pression jusqu’à ce qu’elle proteste :

- Vous me faites mal, Monseigneur !…

Il relâcha aussitôt mais ce fut pour emprisonner ses épaules. Alors, sans cesser de le fixer dans le miroir, Aurore reprit :

- Point n’est besoin de me briser le crâne pour savoir ce que je pense. Cela tient en peu de mots : je vous aime et je suis toujours vôtre mais…

- Voilà un « mais » qui gâche tout !

- Cela dépend uniquement de vous. Peut-être avez-vous cru que je ne vous cédais que pour obtenir votre aide dans ma quête douloureuse ? Sachez alors que vous n’auriez rien obtenu de moi si vous ne m’aviez d’abord conquise. Je vous ai aimé et je me suis donnée. Ce n’est pas compliqué à comprendre. A présent, je veux bien faire table rase des promesses qui ne seront jamais tenues mais je ne veux à aucun prix devenir le jouet de vos courtisans et je préfère vous quitter plutôt que vivre dans l’attente de plus en plus angoissée de sales petits papiers où rien n’est vrai sinon la haine qui les inspire. En un mot je veux…

- Ton amour seul compte. L’idée qu’un autre pourrait te caresser, te posséder me rend fou. Tu es en moi comme une flèche aux barbes trop larges pour qu’on puisse l’arracher sans me tuer. Je t’aime, ma divine Aurore… et je ne cesserai jamais de t’aimer.

Elle eut un rire doux et posa vivement ses doigts sur la bouche de son amant :

- Chut !… Plus de promesses !

Il joignit son rire au sien :

- Si. Une ! Si tu tiens à cette robe, enlève-la sinon dans un instant elle sera en lambeaux…

Il se disposa à la quitter aux petites heures de l’aube. Mais, tandis qu’il se rhabillait, le spectacle d’Aurore endormie sur le ventre dans le lit dévasté, de sa chair dorée par la lumière de la veilleuse contrastant si joliment avec l’ébène lustré de sa chevelure réveilla un appétit qu’il n’eut pas le courage de réfréner et le ciel pâlissait au-dessus de Dresde quand il se décida à rentrer au palais…

Reprise par le sommeil, Aurore ne s’éveilla qu’à midi. Elle ne se rendit même pas compte de la présence de Fatime qui s’efforçait de remettre de l’ordre dans la chambre et dans le lit mais, quand enfin elle ouvrit les yeux, elle retrouva intacte la merveilleuse sensation d’accomplissement et de béatitude que lui avait donnée cette nuit irréelle où l’amour qu’elle redoutait de voir tiédir s’était révélé plus ardent encore. Elle n’en voulait pour preuve que ce regain du matin où, enfin apaisé, il lui avait soufflé à l’oreille :

- De ma vie je ne pourrai me passer de toi, diablesse ! Je reviendrai ce soir…

La journée qui suivit fut délicieuse. Aurore en donna une partie aux soins de son corps dont Fatime avait l’art de s’acquitter. Elle s’attarda dans son bain et sur la table de massage, hésita longuement sur la robe qu’elle allait mettre puis fit condamner sa porte sous le prétexte d’un malaise passager.

Elle prit cependant le temps de répondre aux lettres apportées par Nicolas. Celle de la duchesse de Celle lui exprimait sa satisfaction d’avoir pu récupérer les diamants de sa fille qu’elle comptait lui faire remettre… Puis assurait la comtesse de Koenigsmark de son amitié et du plaisir qu’elle aurait toujours à la recevoir, mais avec ce ton de cour usité dans les messages officiels. Plus chaleureuse - ô combien ! - était celle de Charlotte Berckhoff ! La charmante femme s’y inquiétait de la santé de son amie et, si elle évoquait avec tact sa haute mais inconfortable position actuelle, c’était pour lui rappeler qu’au cas où le besoin s’en ferait sentir, elle trouverait toujours chez elle la chaleur d’une amitié, le refuge d’un foyer où l’on ne demandait qu’à l’accueillir.

Assise devant sa table à écrire, Aurore prit son temps pour répondre, mais ce ne fut pas Eléonore qui l’occupa le plus longtemps. Celle-ci eut droit à une épître pleine de respect où l’on s’estimait heureuse d’avoir contribué à rendre un peu de paix de l’âme à une grande princesse que l’on n’hésiterait jamais à servir. Nulle, en effet, ne s’entendait comme elle à mettre des révérences en paroles…

Tout autres furent les pages - il y en avait six ! - destinées à la baronne. Aurore y déversa son cœur, racontant tout de son histoire. A cette femme intelligente et généreuse elle ne cacha rien de son bonheur mais aussi de ses craintes. De ses espoirs enfin qui se résumaient en une courte phrase : garder l’amour d’un homme que l’on savait volage, réussir à l’attacher par des nœuds d’autant plus solides qu’ils sauraient se faire plus discrets. « Il n’est rien, écrivait-elle, que je ne me sente prête à accomplir pour que nos liens restent harmonieux. Même quand, avec le temps, les feux de la passion auront perdu de leur ardeur. Dans très, très longtemps !… »

Vers la fin du jour, elle se disposait à envoyer chercher Nicolas à son auberge quand il se présenta de lui-même ! Il souhaitait partir dès l’aube suivante et venait prendre le courrier afin d’éviter de déranger trop tôt… Aurore le fit monter dans son cabinet et, durant quelques minutes, ils demeurèrent face à face sans trouver quoi que ce soit à se dire. La jeune femme parce qu’elle percevait la tristesse de ce garçon devenu au fil des jours un ami cher et que, à court de mots pour la première fois de sa vie, elle ne savait comment le lui exprimer. Lui parce qu’il devinait qu’elle attendait son amant et que sa beauté mise en valeur par une robe de satin nacré et des dentelles mousseuses lui serrait le cœur. Il prit les lettres aux cachets de cire bleue qu’il glissa sous son justaucorps.

- Reviendrez-vous ? demanda-t-elle enfin.

- Non… à moins que vous n’ayez besoin de moi. Vous êtes heureuse et je vous prie de me pardonner si j’ai peine à le supporter ! Veuillez me permettre de prendre congé !

Comme il s’inclinait, elle lui tendit une main qu’il prit après une brève hésitation et y posa ses lèvres qui parurent brûlantes, salua une dernière fois et sortit en courant. Aurore eut soudain l’impression d’être moins heureuse que tout à l’heure.

Et cette impression persista. Même quand, le soir venu, elle retrouva les bras de son prince…

CHAPITRE XII

L’AFFREUSE VÉRITÉ…

Quinze jours plus tard, Aurore eut un malaise.

Le matin, en se levant, elle crut sentir le sol se dérober sous ses pieds et dut s’accrocher aux rideaux de son lit tandis que son cœur s’affolait. Elle se rassit et les choses se stabilisèrent mais ce fut pour affronter une nausée. Au gémissement qu’elle poussa Fatime accourut, comprit ce qu’il se passait et se munit juste à temps d’une cuvette. Elle aida ensuite sa maîtresse à se recoucher et lui bassina les tempes avec de l’eau fraîche.

- Repose-toi ! déclara-t-elle. Je vais aller te chercher ton déjeuner…

- Noooon ! clama Aurore que la seule idée de nourriture renvoya dans la cuvette.

Fatime se mit à rire :

- Je ne te l’ai proposé que pour être certaine ! Ce jour est un grand jour ! Tu vas avoir un fils !

- Tu veux dire que je suis… enceinte ?

- Bien entendu. Ce sont les premiers signes… Tu n’as pas pensé que cela pouvait arriver ?

- Non. J’avoue n’y avoir jamais pensé… Mais pourquoi dis-tu que ce sera un garçon ?

- Seuls les garçons rendent leur mère malade dans les débuts.

Elle avait sans doute raison. Amélie aussi avait souffert de ces abominables nausées lorsqu’elle attendait ses enfants. Ayant souvent partagé sa vie, Aurore la revoyait, blême jusqu’aux yeux, le cœur soulevé par certaines odeurs, se tramant de son lit à sa chaise longue et vice versa. La future mère trouvait un peu de rémission quand elle pouvait descendre dans les jardins d’Agathenburg, étayée par sa sœur et par Ulrica, et cela quel que soit le temps, parce qu’elle pouvait y respirer un air débarrassé des effluves de la maison dont, en hiver, on n’ouvrait guère les fenêtres. Même un palais pouvait sentir mauvais.

Sur le coup, la nouvelle l’atterra. Evoquant la triste mine de sa sœur, elle se sentit terrifiée et se hâta de demander un miroir. Devinant ses pensées, Fatime lui en apporta un mais prévint :

- Tu es pâle, c’est normal mais il ne faut pas te tourmenter : il est rare que les malaises aillent au-delà du troisième mois…

- Et tu trouve cela réconfortant ? Trois mois ! Trois mois à être affreuse… languissante ?

- Tu ne seras jamais affreuse !…

Aurore la chassa d’un geste, enfouit son visage dans ses oreillers et se mit à pleurer, épouvantée à l’idée des réactions de Frédéric-Auguste, tellement épris de beauté, en face d’une copie délavée de son éclatante maîtresse… Ce fut dans cet état que la trouva Elisabeth qui passait souvent bavarder avec elle aux heures consacrées à cette importante affaire des jolies femmes : la parure.

Avec autorité, elle commença par l’extraire de son refuge, la cala contre son épaule et réclama de quoi réparer le plus gros des dégâts :

- D’abord cessez de pleurer ! intima-t-elle. Vous avez vraiment envie d’être laide ?

- Oh ! Un peu plus tôt un peu plus tard, je le serai !… Autant m’y habituer tout de suite !

- Vous êtes folle, ma parole ! Et j’avoue ne pas comprendre ce gros chagrin. Vous devriez être heureuse d’avoir un enfant de lui ! Son premier enfant et de plus un fils, si Fatime voit juste !

- S’il cesse de m’aimer, je ne serai plus jamais heureuse ! Et si je ne peux plus répondre à son désir, celui-ci cessera. Quel regard pensez-vous qu’il aurait pour moi s’il me voyait en cet instant ?

- Mais il ne vous voit pas et ne vous verra pas ! C’est surtout au lever que nausées et vertiges se manifestent et cela ne devrait pas durer. En outre, votre grossesse ne sera visible que dans trois ou quatre mois. Enfin, vous avez en Fatime une camériste hors pair. Laissez-la faire et ne pensez qu’à vous ! Ayez la volonté de rester belle ! Gardez sur vous une « pomme de senteur » pour vous éviter les relents fâcheux et songez à la gloire que vous aurez de mettre son premier fils dans ses bras !