Sur sa paume ouverte, le gros rubis parut concentrer toute la lumière de la pièce. L’œil du prince s’enflamma, ce qui ne surprit pas la jeune femme : elle connaissait son goût pour les pierres précieuses. Celle-ci n’eut aucune peine à le fasciner : il tendit deux doigts pour la prendre mais déjà Aurore était en train de la fixer à son cou :
- Le rubis « Naxos », dit-elle. Donné il y a quelques années à mon oncle Othon-Wilhelm par le doge Morosini et volé par la Platen avec le reste de la fortune de mon frère.
L’apparition du joyau avait fait tomber d’un seul coup la colère de Frédéric-Auguste. Les yeux sur sa maîtresse, il demanda :
- Comment avez-vous fait pour le reprendre, baron ?
Mais ce fut Aurore qui se chargea de la réponse :
- L’histoire est longue et le baron très fatigué. Si Votre Altesse Elec… si Votre Altesse consent à lui permettre de rejoindre son auberge pour se reposer, je m’en chargerai volontiers.
Le regard du prince se posa tour à tour sur la jeune femme et sur l’officier : la première, tirée à quatre épingles, vêtue d’une robe de velours du même bleu que ses yeux et coiffée à ravir, le second, portant les traces visibles d’une épuisante chevauchée, n’évoquaient en rien les prémices d’ébats illicites. Puis revint à Aurore.
- Faites ! dit-il seulement, mais il alla vers le plateau, remplit le verre de Nicolas, le lui tendit et prit pour lui celui dans lequel Aurore avait bu.
- Buvons ! fit-il. Je vous suis reconnaissant de la joie que vous avez apportée à la comtesse. Avez-vous pu obtenir des renseignements au sujet de son frère ?
- Rien, Monseigneur. L’avis général veut qu’il soit mort.
- Et vous, qu’en pensez-vous ?
- En vérité, je ne sais que penser. Peut-être Votre Altesse Electorale déduira-t-elle un éclaircissement de ce que va lui raconter ma cousine ?
- Peut-être…
Ils trinquèrent, vidèrent leurs verres, à la suite de quoi Nicolas salua et sortit, non sans qu’Aurore lui eût recommandé de revenir le lendemain chercher les réponses aux deux lettres. Elle était satisfaite de la façon dont s’achevait une scène qui pouvait être dramatique avec le caractère autoritaire et volontiers vindicatif du prince. Elle se demandait s’il n’y entrait pas une dose de méfiance : cette arrivée nocturne alors qu’elle le croyait encore à Leipzig pour quelques jours…
Lorsqu’elle se retourna vers lui une fois la porte refermée sur Nicolas, elle le vit répandu plus qu’assis sur le canapé d’où il la fixait d’un œil sombre. Elle comprit qu’en évoquant la méfiance elle avait vu juste et que la façon dont elle s’était tirée de ce mauvais pas ne l’avait pas complètement convaincu. Aussi, au lieu d’attendre les coups pour se défendre, choisit-elle d’attaquer. Les bras croisés sur la poitrine, ironique, elle lança :
- Après ces jours de silence je devrais être heureuse de vous voir, Monseigneur ? Cependant il n’en est rien.
Tout de suite il fut debout, la dominant de sa haute taille, sa lourde paupière retenant encore les éclairs qui s’amoncelaient dessous :
- Voilà au moins de la franchise même si elle est peu agréable à entendre. Je veux bien croire que vous ne m’attendiez pas et je me demande ce que j’aurais trouvé si j’étais arrivé une heure plus tard !
- Après les ordres voici l’insulte ? Votre Altesse Electorale me gâte ! J’avais l’impression de l’avoir convaincue de l’innocence de mes relations avec le baron d’Asfeld…
- Pas entièrement…
- Alors pourquoi cette comédie ? Pourquoi lui avoir fait l’honneur de boire avec lui ? Votre Altesse n’y croit peut-être pas, mais l’amitié peut exister entre un homme et une femme…
- Ce garçon vous aime.
- Et moi je l’aime… bien ! Cela dit, la chancellerie de Votre Altesse n’a pas l’air très au fait de ce qui se passe dans les Etats voisins.
- A quoi faites-vous allusion ?
- Allusion ? Oh non, Monseigneur ! J’affirme qu’à la suite d’une émeute consécutive à une fête plus que scandaleuse, l’Electeur de Hanovre a exilé son ministre Platen, dont le château de « Monplaisir » a été ravagé par un incendie, et s’est, par la même occasion, débarrassé de sa vieille maîtresse. Vous le saviez ou non ?
- Oui, fit-il en détournant la tête avec une gêne évidente : mais il se reprit rapidement et fit front à nouveau avec une parfaite mauvaise foi. Votre situation auprès de moi ne m’oblige pas, que je sache, à vous tenir informée jour par jour de ma politique extérieure ?
- Ah non ? Il vous est arrivé cependant de prendre parfois mon avis ? Quant aux affaires de Hanovre, vous savez à quel point je m’y intéresse. En particulier ce qui concerne le couple infernal qui a osé dépouiller mon frère. Ne me dites pas que je ne vous ai jamais parlé de ce joyau ? ajouta-t-elle en désignant le rubis. Asfeld me l’a rapporté après avoir remis à la duchesse de Celle les bijoux de sa fille qu’il a sauvés de l’incendie. Pendant ce temps, je croyais que vous faisiez tous vos efforts pour apprendre enfin le sort réservé à mon frère Philippe et il n’en était rien ! C’était pourtant votre ami ? Mais a bien raison le dicton qui affirme « Loin des yeux, loin du cœur… » ! Oh, c’est indigne !… Indigne !
Virant sur ses talons, elle s’enfuit dans sa chambre dont la porte claqua derrière elle tandis qu’elle allait s’abattre sur son lit pour y sangloter à son aise. Elle n’y était pas depuis une minute que Fatime venait s’agenouiller auprès d’elle, armée d’un flacon et d’une serviette :
- Il ne faut pas pleurer ! Surtout pas ! fit-elle, visiblement épouvantée. Les hommes détestent les larmes… et les princes encore plus !… Arrêtez par pitié ! Vous allez être laide !…
Une bouffée de colère redressa Aurore :
- Si tu crois que cela m’importe ! Qui prétend m’aimer doit m’aimer comme je suis ! Ce n’est pas un sultan et je ne suis pas une odalisque, une poupée, un objet de plaisir que l’on soumet sans lui accorder le droit à la parole ! Va le lui dire !
A travers les larmes qui lui brouillaient la vue, elle crut voir Fatime rétrécir puis disparaître pour laisser place au prince qui lui tendit une lettre ouverte :
- Essuyez vos yeux et lisez !
Aurore obéit machinalement mais dut s’y prendre à deux fois pour déchiffrer le message. Enfin elle put prendre connaissance de ce qui n’était, en somme, qu’une version pour un amant princier de ce qu’elle avait déjà reçu :
« S’il est normal, Monseigneur, que Votre Altesse Electorale souhaite s’éloigner d’une favorite devenue envahissante, il l’est moins que vous lui laissiez la bride sur le cou. Ce dont elle se hâte de profiter pour recevoir dans la maison que vous lui avez offerte des hommes qui n’ont rien à y faire. Mais on ne peut changer sa nature et nombreux sont, en Allemagne, ceux qui peuvent en témoigner… »
A peine eut-elle achevé sa lecture qu’Aurore la laissait tomber avec dégoût :
- C’est une assez jolie infamie, soupira-t-elle. Et la présence de Votre Altesse Electorale prouve qu’elle y a ajouté foi. Ce qui me navre. Qu’un grand prince suive les conseils d’un être suffisamment lâche pour lui écrire sous le masque de l’anonymat, c’est là ce qui me blesse… Ce genre de choses se jette aux ordures sans se donner la peine de vérifier… Pourtant, Monseigneur a voulu vérifier…
- Et il y avait un homme chez vous !
Elle haussa des épaules lasses et alla s’asseoir devant son miroir. Elle avait ce don rare de pleurer avec grâce sans en être autrement enlaidie.
- Dans ce cas, Monseigneur, il faut suivre le conseil implicite de votre précieux correspondant et m’abandonner à ma vie dissolue. Ce soir je suis trop fatiguée pour soutenir une controverse, dit-elle en levant les bras pour ôter un à un les peignes et les épingles qui soutenaient sa coiffure et lui faisaient mal à la tête. Les soyeuses boucles noires glissèrent lentement sur ses épaules.
- C’est tout ce que vous trouvez à répondre ?
- Je pensais m’être clairement exprimée jusque-là, mais puisque vous semblez y tenir j’ajouterai qu’en dépit de vos interdictions, je suis heureuse de les avoir transgressées. Pourquoi ?… Parce que Nicolas d’Asfeld avec ses faibles moyens et son seul courage a plus fait pour me rendre la paix de l’âme que vous, Monseigneur !
- N’avais-je pas promis…
- La parole est facile, l’action l’est moins… et Votre Altesse Electorale n’a jamais été avare de promesses… ni de présents d’ailleurs. Elle est infiniment généreuse sauf avec ce qu’elle promet !
- Prenez garde à m’offenser !
- Au point où j’en suis, Monseigneur, cela n’a plus beaucoup d’importance parce que cette belle ambassade qui devait aller, les aimes à la main, exiger la vérité sur le sort de mon frère n’est jamais partie et ne partira jamais ! Et je ne parle pas du mariage que vous me fîtes miroiter certain soir !
- Un prince ne peut pas toujours réaliser ses vœux dans l’immédiat. Je pensais que vous l’aviez compris…
- Je le pensais aussi mais…
- Mais ?…
Elle prit une brosse en vermeil et commença à la passer dans ses cheveux avec des gestes doux, presque méditatifs.
- Mais en passant à l’action, les intérêts de trop de gens se trouveraient gênés. Je ne pense pas seulement à votre noble épouse… à laquelle je m’en voudrais de causer la moindre peine, mais à d’autres plus sournois et dont l’auteur de ce chiffon me semble la meilleure illustration. Celui-là ne nous laissera en paix ni l’un ni l’autre. Aussi, Monseigneur, je pense que le mieux pour nous deux serait d’en finir…
- J’admire votre sagesse, mais peut-être pourriez-vous me demander mon avis ?
Il lui enleva la brosse des mains, et entreprit de lisser l’opulente chevelure semblable à de la soie vivante. Elle le laissa faire et même ferma les yeux quand, lâchant l’instrument, il prit sa tête entre ses deux mains qu’il resserra légèrement :
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