- Si vous êtes venu dans l’intention de vous faire arracher les paroles, mieux valait rester auprès de la duchesse Eléonore !

Mais elle lui vit tout à coup l’air si malheureux que sa colère retomba :

- C’est ma nouvelle situation qui vous gêne ?

Il devint ponceau, reposa le verre qu’il tenait et détourna la tête :

- Je l’avoue ! Pardonnez-moi si j’ai parlé trop hâtivement et si c'est la fiancée d’un prince que j’ai devant moi.

- Et si je ne l’étais pas ? Si je n’étais que…

- Sa maîtresse ? Oh non ! Pas vous !

- Et pourquoi pas moi ?

- Vous si fière de votre nom et de votre personne ! Vous qui avez repoussé tant d’homme éminents, vous auriez cédé…

- A l’amour ! lança-t-elle avec orgueil. Rien qu’à l’amour, Asfeld. Un amour partagé qui ne s’encombre pas des contingences vulgaires. Certes, on m’a dit que l’on m’épouserait mais je ne suis pas certaine d’y croire… A présent, assez parlé de moi alors que vous avez une foule de choses à m’apprendre ! D’abord, comment avez-vous été reçu par la Platen ?

- Oh, avec enthousiasme ! Que j’aie choisi de tout quitter pour revenir vers elle en faisant fi d’autres palais l’a emplie de joie et de vanité ! Elle en a conclu que j’étais épris d’elle bien qu’elle n’ait pas posé la question. J’ai été logé, à « Monplaisir », dans un appartement près du sien et, pendant des jours… et quelques soirées, j’ai dû chanter pour elle seule assis sur des coussins au pied du lit de repos où elle s’étendait dans des tenues plutôt légères, mais jamais elle ne m’a produit devant un public, même restreint. Elle me cachait au contraire !

- Et le masque ? Vous a-t-elle finalement ordonné de l’enlever ?

- Oui, mais assez tard. Elle y trouvait un mystère séduisant. Il est vrai que je m’étais annoncé comme une sorte de monstre.

- Et quand lavez-vous enlevé ?

- C’est elle qui me l’a ôté, la nuit où…

Il détourna la tête avec une crispation du visage plus évocatrice qu’un discours. Aurore comprit :

- Mon pauvre ami ! soupira-t-elle. Souvenez-vous cependant que la duchesse Eléonore avait évoqué ce qui était plus qu’une possibilité avec une créature de cette espèce. Cela n’a pas été trop… pénible ?

- Elle boit énormément et il est obligatoire d’en faire autant. En outre, elle dispose d’un arsenal impressionnant de philtres, de pilules, que sais-je ?… J’ai vécu quelques semaines dans un état second. Et puis il y a eu le drame.

- Quel drame ?

- Vous le saurez tout à l’heure ! S’il vous plaît, laissez-moi raconter à ma manière, pria-t-il. Sinon je risque de m’embrouiller. Je ne suis pas un orateur et, en outre, je suis las.

Elle le regarda mieux et vit qu’en effet il n’était plus vraiment le même. Etait-ce le résultat des drogues de la Platen ou de cette vie dissolue qu’il avait dû accepter pour la servir, mais il avait un peu vieilli. C’était comme une fine poussière grise, un voile de mousseline, une brume étendue sur sa personne. Il avait perdu de ses couleurs cependant que ses traits s’étaient creusés. Et où était passée sa belle joie de vivre ?… Elle eut honte, soudain, de la vivacité dont elle avait fait preuve. Etendant le bras, elle posa une main chaude sur la sienne :

- Pardon ! Préférez-vous prendre du repos auparavant ? Je vais vous faire préparer une chambre !

Elle se levait pour sonner mais il la retint et, cette fois, avec le sourire de naguère :

- Pour attirer sur nous deux les foudres du prince ? Si j’ai bien compris votre portier, vous n’auriez pas dû me recevoir.

- Laissez cela et racontez ! dit-elle en lui tendant le verre de vin qu’elle venait de lui verser.

- Voilà. C’était il y a un peu plus de deux mois et je venais de prendre la décision de partir. Je prenais cette femme en répulsion et, en outre, grâce aux renseignements donnés par Ilse, j’avais fouillé quasiment toute la maison…

Il fut impossible à Aurore de retenir la question qui la brûlait :

- Avez-vous eu des renseignements concernant mon frère ?

- Rien sur son sort mais j’ai acquis l’assurance que le fameux envoi à Lastrop est réellement parti mais que seul l’argent est arrivé chez le banquier. Eh oui ! La Platen a conclu un arrangement avec lui pour investir cette somme dans ses affaires et elle a gardé les bijoux, ainsi que nous l’avions pensé…

- Il fallait s’attendre à une vilenie de ce genre ! Continuez !

- A ce moment, l’Electeur a donné une série de réjouissances en l’honneur de sa fille mariée au prince héritier de Prusse. Le clou devait en être une fête nocturne costumée au cours de laquelle on avait imaginé de ressusciter le fameux festin du Romain Trimalcion dont un comédien tiendrait le rôle. La Cour entière devait participer, y compris l’ambassadeur anglais Cressey et le maître à penser de l’Electrice, le philosophe Leibniz… Ces deux-là n’avaient pas l’air à leur aise, car ce fut la plus incroyable beuverie que j’aie jamais vue.

- Vous y étiez donc ?

- Je m’étais arrangé pour me mêler aux serviteurs. Ceux du palais n’étaient pas en nombre suffisant et on avait pris des renforts… Imaginez la grande salle du Leineschloss décorée de colonnes reliées entre elles par des guirlandes de fleurs et de fruits avec des trophées d’armes faits de bouteilles vides. On y avait installé autant de lits que de convives. Le service était assuré par des « esclaves » en tuniques fort courtes. Quant au motif central, il était composé de neuf mets de parade, installés juste pour le décor. Au milieu, il y avait un plat de poissons vivants sur lequel deux « satyres » versaient de l’eau, comme s’il s’agissait d’une sauce. De chaque côté étaient des corbeilles remplies de paille où des poules pondaient, puis un âne portant des sacs de salade et d’olives, un énorme pâté contenant des oiseaux vivants, enfin un lièvre rôti portant des ailes d’envergure dans le genre de Pégase.

 » A leur entrée dans la salle, les convives trouvaient un esclave qui leur ordonnait d’entrer du pied droit. Quand tous furent installés, Trimalcion parut, précédé d’un chasseur et suivi de pages déshabillés en esclaves et portant des cierges allumés, l’ensemble accompagné du son des clairons et des tambours. Une fois couché, Trimalcion a ordonné que l’on serve du « vin de Falerne » qui était en réalité du tokay. Naturellement, des tables chargées de nombreuses victuailles étaient disposées devant les lits. Des torches et des pots à feu placés au-dessus des colonnes éclairaient cet invraisemblable festin que les nobles invités, à commencer par l’Electeur et sa famille, parurent apprécier au plus haut point.

 » Et la fête battit son plein. On s’empiffra, on but jusqu’à ne plus y voir clair. Je dois dire que l’Electrice et sa fille eurent le bon goût de. se retirer avant que ça ne dégénère, mais les Platen menèrent cette sarabande de fous. Je m’éloignai, moi aussi, et décidai de rentrer. C’était la dernière nuit que je devais passer à Hanovre et j’avais préparé mon départ. Mais lorsque je quittai le palais, je ne trouvai pas les rues désertes auxquelles je pouvais m’attendre à cette heure tardive. Il y avait un grand concours de peuple massé sur la place… Dans un profond silence il écoutait, ce peuple, le vacarme des convives, il regardait aux fenêtres rougeoyantes du palais s’agiter des ombres frénétiques. Elle était impressionnante, croyez-moi, cette assemblée obscure et muette. Je sentis le malaise des sentinelles dans leurs guérites. Vêtu modestement comme je l’étais je pensais passer inaperçu de ces gens dont les regards étaient fixés sur les vitres illuminées. Cependant, un homme s’approcha de moi. Il était de haute taille, puissant, et à son tablier de cuir roussi, je reconnus un forgeron. Dans son poing il tenait un marteau.

 » - Tu étais là-dedans ? demanda-t-il d’une voix rude.

 » - J’y faisais mon service mais j’en ai assez ! Je m’en vais !

 » - Que se passe-t-il exactement ? D’ici on entend, on voit un peu mais le reste on l’imagine. Alors parle !

 » Je le lui dis sans oublier de mentionner le départ de l’Electrice et de la princesse de Prusse. Dans l’ombre je vis un éclair dans les yeux de l’homme.

 » - Et les Platen ? Ils sont toujours là ?

 » - Ce sont eux qui ont organisé la fête. Bien sûr qu’ils sont toujours là… mais lucides c’est une autre histoire ! Puis-je te poser une question ?

 » - Tu veux savoir ce que nous faisons ici ?

 » - C’est naturel il me semble. A cette heure, les honnêtes gens sont dans leurs lit.

 » - Nous sommes des honnêtes gens ! Seulement nous sommes écœurés ! Ce qui se passe dans ce palais fait déborder le vase. Ce beau monde bâfre, rit, danse, chante et se soûle tandis que dans son lugubre château des marais de l’Aller, notre princesse Sophie-Dorothée est tenue en étroite prison, vouée à la solitude et au désespoir ! On lui a même arraché ses enfants pendant que son époux se vautre avec sa Mélusine. Ça commence à suffire !

 » - Que voulez-vous faire ? Attaquer le palais ? Il y a des gardes et eux ne sont pas ivres…

 » - Non. En dépit des fêtes qu’il ne cesse de donner depuis qu’on a enfermé la princesse, nous n’en voulons pas à l’Electeur. Il est vieux et on le dit malade. Ce qu’il faut, c’est débarrasser le Hanovre des Platen ! Lui il est ministre et elle, cette charogne, achève d’épuiser le prince ! Ce sont eux qui ont le pouvoir ! Alors on va leur faire vider les lieux…

 » A ce moment, un valet sortit du Leineschloss et rejoignit l’homme au tablier de cuir. Il annonça que Platen venait d’avoir un malaise et que sa femme le ramenait chez lui…

 » Le forgeron éclata d’un rire énorme et, se retournant, clama vers la foule :