- Vous êtes incomparable, Madame ! Vous êtes ma folie et voilà que vous pouvez être aussi ma sagesse ! Rentrons puisque vous le voulez… d’autant que je vous réserve une surprise au retour ! Nous rentrerons demain matin. Pour l’heure présente, en chasse mes amis ! Le sanglier n’a que trop attendu !
A sa confusion, Aurore regagna la capitale dans la même voiture que son prince. Ce grand honneur la flattait mais officialisait aussi un statut de maîtresse déclarée qu’elle ne souhaitait pas. Ce fut pis encore quand l’équipage, au lieu de rentrer au palais ou de la déposer chez les Loewenhaupt, vint s’arrêter devant l’entrée d’une des plus jolies maisons des bords de l’Elbe, point trop grande et plutôt discrète dans sa sobre élégance, où résonnait d’ailleurs encore le marteau des tapissiers :
- C’est trop, Monseigneur !
- Comment cela, trop ? riposta-t-il d’un ton où pointait l’offense.
- L’amour que m’inspire Votre Altesse souhaite demeurer discret sinon secret. Je crains trop de blesser deux dames que je respecte infiniment.
- Ne comprenez-vous pas, vous qui êtes si intelligente, qu’il serait infiniment plus blessant pour elles que nos amours s’étalent au palais même, sous leurs yeux ? En outre, je me vois mal pénétrant à pas de loup chez Loewenhaupt après avoir escaladé une fenêtre. Céans vous êtes chez vous et je peux vous rejoindre en toute liberté. Cela dit, j’apprécie à leur valeur votre tact et votre bon cœur. Acceptez ce que je vous offre, ma douce ! Cette maison de toute façon ne pourrait convenir à personne d’autre. Sa décoration s’y partage entre la couleur de l’aurore et celle de vos yeux…
Que dire après une telle déclaration sinon remercier ? Sa nouvelle demeure enchanta la jeune femme. Elle y trouva un majordome, quatre valets, un cocher et des palefreniers pour les six chevaux d’attelage blancs et les trois de selle ou de chasse qui peuplaient les écuries, du personnel de cuisine, etc. Côté femmes de chambre, il y avait Fatime avec trois autres jeune filles. Et aussi, au seuil du salon, sa vieille Ulrica, plus raide que jamais dans sa robe noire avec col, manchettes et cornette de fine toile blanche des Flandres. Les mains croisées sur son giron, la bouche serrée et les sourcils tellement froncés qu’ils n’en faisaient plus qu’un, elle offrait une parfaite image de la réprobation, même si un trousseau de clés pendait dans les plis de sa jupe à une bélière d’or attachée à la ceinture, signant ainsi son nouveau rôle de gouvernante.
Quand elle vit arriver le couple, elle plongea dans une révérence aussi profonde que le lui permettait l’arthrose de ses genoux, mais s’arrangea de façon que nul n’en ignore la destination : le prince, un point c’est tout. Aurore dut se contenter d’une vague inclinaison assortie d’un coup d’œil orageux, mais la jeune femme n’eut pas le temps de tirer l’affaire au clair. Frédéric-Auguste l’entraînait par la main à travers la maison afin qu’elle la découvrît avec lui. Il était heureux comme un gamin et, en quittant celle qui était maintenant sa favorite, il lui annonça qu’il viendrait souper avec elle.
Restée seule dans sa chambre aux tentures d’azur et d’or où un soin amoureux avait accumulé tous ces riens ravissants indispensables à la toilette d’une jolie femme : flacons de cristal, boîtes d’or ou d’émaux, peignes et brosses de vermeil et une multitude d’autres objets, elle ne fit cependant que les effleurer du regard, s’assit dans un petit fauteuil de brocart et envoya chercher Ulrica. Qui arriva sans se presser et se tint debout devant elle dans la même attitude que précédemment : la mine toujours aussi butée.
- Quelque chose ne va pas ? demanda Aurore. Tu devrais être heureuse ? De nourrice à la retraite te voilà gouvernante de notre demeure et…
- Là où règne le péché ne saurait être ma demeure ! laissa-t-elle tomber.
La patience n’étant pas la vertu dominante d’Aurore, cette statue de la vertu offensée lui fit l’effet d’une fausse note dans la radieuse symphonie de son bonheur et l’amena aussitôt aux abords de la colère :
- La maison du péché ? Que ne l’as-tu dit au prince tout à l’heure au lieu d’accepter d’en prendre la direction… Sans me demander mon avis, d’ailleurs. Ce qui serait normal puisque je suis ici chez moi !
- Beau cadeau ! Dommage que vous l’ayez payé de votre honneur ! Vos ancêtres doivent se retourner dans leur tombe et votre noble mère la première ! Et aussi le comte Philippe…
Blême de colère, Aurore se leva pour lui faire face :
- Je t’interdis d’en parler ! Le prince est le seul qui ait jamais consenti à m’aider. Il envoie une nouvelle ambassade à Hanovre !
- Il aurait pu le faire sans venir dans votre lit ! Quel effet cela fait-il d’être sa putain ?
La gifle partit, si violente qu’elle imprima les doigts d’Aurore sur la joue couleur de parchemin de la vieille femme. Qui recula sous le choc et porta sa main à son visage :
- Vous m’avez frappée ! gronda-t-elle indignée.
- Et je vais faire encore mieux : rends-moi ces clés et retourne chez ma sœur ! Je ne veux pas de toi chez moi !
- Sûr que je vais y aller ! répliqua la vieille femme en décrochant la bélière d’or d’une main que la fureur rendait malhabile. Elle y parvint cependant et les jeta aux pieds d’Aurore : « Tenez, les voilà, vos clés. Vous allez pouvoir en faire présent à cette infidèle sortie on ne sait d’où. Une esclave sans doute ? Achetée très cher pour ses talents d’entremetteuse. C’est tout juste ce qu’il vous faut à vous qui vous êtes vendue au prince. Vous allez pouvoir vous rouler dans la boue avec elle, mais prenez garde à la colère de Dieu ! »
- Prends-y garde toi-même ! Je croyais à ton affection mais tu n’es qu’une vieille bourrique au cœur sec, bornée et intransigeante ! Tu devrais te mettre au service d’un pasteur ! Vieux garçon de préférence, ajouta-t-elle pensant soudain à la servante du sinistre Cramer. Vous pourriez rancir ensemble ! Mais je ne suis pas certaine que cette odeur convienne au Seigneur !
Aveuglée par la fureur, elle ne s’était pas aperçue du départ d’Ulrica et sa conclusion vengeresse tomba dans le vide. Comme sa colère qui fit place, très vite, à la mélancolie. L’attitude puritaine de sa nourrice n’était-elle pas le prélude aux avanies que réservaient à la nouvelle favorite les courtisans qui n’avaient pas eu droit aux fêtes de Moritzburg et peut-être aussi le peuple qui jamais n’aima ses pareilles ?… Il lui sembla qu’un voile gris venait de tomber sur les joyeuses couleurs de son bonheur…
Heureusement, Amélie arriva quelques minutes après la sortie d’Ulrica. Elle l’avait d’ailleurs rencontrée et, voyant des larmes dans les yeux de sa sœur, n’eut aucune peine à établir la relation de cause à effet. Sans perdre de temps à demander des explications dont elle n’avait nul besoin, elle se contenta de prendre Aurore dans ses bras :
- Tu ne vas pas permettre à cette folle de te mettre la tête à l’envers ?
- Si tu savais comment elle m’a traitée !
- Oh, je sais ! J’en ai vu le résultat sur sa figure, ajouta-t-elle en riant. Je lui ai dit de rentrer à la maison mais je n’ai pas l’intention de l’y garder.
- Tu ne vas pas la chasser ? A son âge et…
- Mais non, bonne âme que tu es ! Je vais seulement la renvoyer à Hambourg. Cela la fera réfléchir et toi tu seras à l’abri de ses sottises.
- Pas si sottes qu’il y paraît ! Il est vrai que j’ai fait bon marché de ma réputation… et de mon honneur !
- Nous ne sommes plus au Moyen Âge ! Dismoi seulement une chose : es-tu heureuse ?
- Je l’étais… ô combien jusqu’à ce que…
- Oublie Ulrica. Tu aimes et tu es aimée ?
- Je le crois !… oh oui, je l’aime. Sais-tu qu’il a même dit qu’il m’épouserait !
- Tu es d’assez grande maison pour cela, mais ce n’est pas à souhaiter. Une épouse, on la relègue dans un coin du palais mais pour la femme que l’on aime c’est différent ! D’autant que tu seras sans doute appelée à jouer un rôle - important peut-être ! - dans la politique de la Saxe.
- Mon Dieu ! Tu ne vas pas un peu loin ?
- Absolument pas et c’est d’ailleurs l’avis de Frédéric. Ton prince est un homme bon, généreux, vaillant et fascinant. Sa stature en impose mais sa volonté n’est pas à la hauteur de sa carrure. Il est trop ami des plaisirs pour qu’il ne lui soit pas nécessaire d’avoir auprès de lui une présence attentive, d’une vive intelligence, capable de lui suggérer les bonnes décisions à prendre. C’est un indécis, tu sais et par cela un faible ! Il a besoin d’un tuteur et jusqu’ici le vieux Beuchling a parfaitement joué ce rôle, mais il est vraiment très âgé et il faut au Conseil, quelqu’un de jeune et d’énergique.
- Tu te rends compte de ce que tu dis ? Jamais je ne siégerai au Conseil !
- Non, mais tu seras là pour l’écouter quand il en sortira comme le fait une épouse digne de ce nom…
- Elle existe, cette épouse !
- Cette pauvre Christine-Eberhardine ? Tu la vois donner des avis à son époux alors qu'elle en est encore à rougir jusqu’à la racine des cheveux quand il la regarde ou lui prend la main ? Toi tu as tout ce qui lui manque et tu sauras t’en servir. Et nous serons toujours à tes côtés pour t’épauler !
Rassurée sur les réactions de sa famille - même si celle d’Ulrica lui laissait un goût amer ! - Aurore s’inquiéta de celles d’Anna-Sophia - pas vraiment, si elle se souvenait de leurs derniers entretiens ! - et de Christine-Eberhardine ! Elle ne pouvait raisonnablement s’attendre que l’épouse aussi fastueusement trompée lui saute au cou. La princesse ne tenait pas beaucoup plus de place qu’une souris, mais elle était si évidemment amoureuse de son gigantesque mari qu’elle ne pouvait qu’en souffrir.
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