- Pourquoi m’avoir laissée dormir, Monseigneur ? Ne savez-vous qu’être auprès de vous, partager vos plaisirs fait tout mon bonheur ?

- Vous étiez si belle dans votre sommeil !

- Ne le suis-je plus ?

Il se pencha vers elle, passa un bras autour de sa taille et l’enleva de selle sans le moindre effort pour l’asseoir devant lui :

- Diablesse ! Comme si tu ne le savais pas ? murmura-t-il avant de lui donner un long baiser aux applaudissements des chasseurs rangés autour d’eux. « Messieurs, tonna-t-il ensuite, j’ai pris, vous le voyez, la plus belle des biches et je vous laisse le cerf ! Nous nous retrouverons à la halte pour faire collation ! »

Et, resserrant son étreinte autour de la jeune femme, il piqua des deux et fonça au galop à travers la forêt jusqu’à une clairière où une fontaine chantonnait au milieu des lys d’eau. Ce fut devant elle qu’il coucha Aurore dans une flaque de soleil pour l’éplucher sommairement en pestant contre tous ces jupons dont les femmes jugeaient bon de s’encombrer, ce qui la fit rire :

- Je pensais que franchir ces légères barrières ajoutait au plaisir celui de la découverte et qu’un homme de goût…

- Foutaises ! fit-il sobrement. Il suffit que je t’aperçoive pour avoir envie de toi !

Il le lui prouva à trois reprises presque sans respirer. Plus de mignardises, cette fois ! Il s’en repaissait goulûment sous l’emprise d’une sorte de fureur qui, par instant lui arrachait des cris qu’il étouffait sous ses baisers.

Lorsque le calme revint, la belle amazone noir, vert et or ne ressemblait plus à grand-chose et quand Frédéric-Auguste remit Aurore debout en la tirant par la main, elle ressemblait assez à un arbre qui perd ses feuilles à l’automne. Seuls les bas de soie retenus à mi-cuisse par des jarretières de ruban et de dentelle tenaient bon. Ce qui les fit rire tous les deux :

- Eve au premier matin ! déclara-t-il pour ajouter, d’un ton pensif qui inquiéta sa maîtresse : « Dieu, que tu es belle ! »

- Contenez-vous, Monseigneur ! Ce n’est pas le moment de jouer Adam dans le jardin d’Eden. Il faut que nous rentrions, affirma-t-elle en drapant autour de sa taille un morceau de jupe. Bientôt on va nous chercher !

- Tu crois ? dit-il d’un ton bizarre.

- J’en suis sûre ! Convenez qu’il m’est difficile de rentrer au château dans l’état où je suis ! Avez-vous donc envie que les hommes de votre cour puissent voir à leur aise ce qui n’est que pour vos yeux ?

L’argument porta. Il se secoua comme pour chasser un souci puis, ramassant son justaucorps, il en enveloppa la jeune femme qu’il couvrit jusqu’aux chevilles :

- Vous êtes parfaite ainsi ! Assez convenable même pour aller prier au temple !

- Pas pour affronter les regards mal disposés. Votre force est incroyable, ajouta Aurore en faisant un ballot de son linge et de son casaquin inutilisables pour les fourrer sous un buisson

- N’est-ce pas ? fit-il ravi. Venez à présent, ma princesse, que je vous soustraie aux regards libidineux de mes gentilshommes !… C’est égal, je ne serais pas contre l’idée d’aller jouer à nos premiers parents pendant un ou deux jours ? Il y a près d’ici une petite grotte qui…

Il l’avait replacée sur son cheval et se remettait en selle. Quand il y fut, elle se blottit tendrement contre lui :

- Pourquoi pas ? Un jour où il ferait très chaud par exemple… Retrouver la simplicité biblique !…

Ils partirent au grand galop en riant comme des enfants.

A l’instar des noces princières, les fêtes de Moritzburg durèrent une dizaine de jours : une succession de chasses, de festins, de ballets, de promenades à pied, à cheval ou en gondole, de déjeuners sur l’herbe, de théâtre et de bals. Cela commençait dans les premières heures de la mati née pour durer jusqu’à l’aube suivante. L’amour aussi régnait en maître et le couple Aurore-Frédéric-Auguste n’était pas le seul à pratiquer les escapades pour aller s’aimer là où l’idée leur en venait. La nuit, les violons, les harpes et les flûtes accompagnaient à part égale les pas des danseurs et les soupirs des amants.

De ce joli désordre, Aurore était la reine incontestée. Elle portait des robes fabuleuses, sans cesse renouvelées, des bijoux de rêve. En fait, ils n’ajoutaient guère à une beauté qui, devenue femme, s’épanouissait triomphalement dans l’ivresse de l’amour comblé. Son prince était fou d’elle, ne s’estimant jamais repu, et elle partageait l’ardeur de sa passion, ayant à peu près tout oublié de ce qui n’était pas ces heures divines où elle se donnait à lui.

Pourtant, les plus belles choses ayant une fin, il fallut bien songer à regagner Dresde, assez proche cependant pour que les affaires de l’Etat ne souffrissent pas de l’éloignement. Des courriers arrivaient chaque matin mais Son Altesse Electorale, occupée à ses belles amours, montrait une nette tendance à les négliger. Un jour, apparut le comte de Fleming…

C’était le conseiller le plus écouté de Frédéric-Auguste.

De trois ans plus âgé que le prince - et d’un de plus qu’Aurore ! - c’était à la fois un Prussien, un guerrier et un fort bon négociateur. Depuis sa prime jeunesse, il était auprès de Frédéric-Auguste qui le traitait en ami bien qu’il le trouvât légèrement ennuyeux. Une sorte de rivalité l’opposait alors à l’autre ami, Philippe de Koenigsmark, dont Fleming détestait la fougue, le panache, l’intense vitalité, et enviait les succès féminins. La disparition de son cauchemar l’avait secrètement ravi mais l’arrivée d’Aurore l’avait épouvanté, d’autant plus que la beauté de la jeune femme ne le laissait pas indifférent. Or, elle l’avait à peine regardé, ce qui constituait une grave offense pour un orgueil tel que le sien. Aussi, ayant compris qu’elle s’était vouée à la recherche de son frère et mettait ses espoirs dans la puissance saxonne pour faire plier le Hanovre, s’efforça-t-il de retenir, voire de modifier le sens des messages adressés à l’Electeur Ernest-Auguste. Mais il ne réussit pas à détourner les regards de son maître de celle que l’on disait la plus belle fille d’Europe.

Plus fin qu’il ne le pensait, le prince, avant de monter ce que l’on pourrait appeler l’« opération Moritzburg » contre la vertu d’Aurore, l’avait expédié en ambassade à Varsovie où la santé du valeureux roi Jean Sobieski ne cessait de décliner, dans le but d’y planter les jalons de sa candidature au trône devant la Diète de Pologne.

Fleming était parti rongé d’angoisse. Il était trop intelligent pour n’avoir pas flairé qu’il se passait quelque chose. Rentré de la veille à Dresde, il n’eut pas besoin de demander où était son maître : il n’y était bruit que des fêtes splendides données en l’honneur de la comtesse de Koenigsmark et il ne faisait de doute pour personne que la belle y était devenue la maîtresse du prince.

Il aurait pu se dire que cela ne faisait jamais qu’une de plus - ce n’était pas et de loin la première ! - et que cela ne tirait pas à conséquence, mais son flair lui soufflait que cette fois c'était différent et qu’il pourrait bien avoir affaire à une favorite, dûment établie, et avec laquelle il faudrait compter. Certaine demeure proche du palais que l’on était en train d’aménager pour elle le confirmait. Au matin, après une nuit sans sommeil, il prit un cheval et galopa jusqu’à Moritzburg.

Il y arriva au moment où la petite cour s’apprêtait à partir pour la chasse. Les deux amants étaient en selle et le prince arrêta d’un geste les trompes qui allaient sonner le départ :

- Vous voilà déjà, Fleming ? fit-il en maîtrisant d’une main ferme la fougue de sa monture. Je ne vous attendais pas si tôt.

- Le temps ne dure guère lorsque l’on est heureux, répondit l’ambassadeur avec un rien d’aigreur, et Votre Altesse Electorale l’est de si évidente façon qu’elle me contraint au vilain rôle d’importun…

En même temps son regard glissait sur Aurore, et il frémit. Jamais encore elle n’avait mieux mérité son nom. Le splendide épanouissement de sa beauté l’éblouit et l’atterra. Quelle adversaire il allait avoir en elle ! D’autant plus redoutable qu’elle réveillait en lui, en plus cuisant peut-être, le désir qu’elle lui avait inspiré avant son départ. D’un autre côté, joueur d’échecs émérite, il supputait une partie passionnante… Cependant, Frédéric-Auguste venait de lui dire quelque chose qu’il n’avait pas saisi et s’impatientait :

- Eh bien, vous ne répondez pas ?

- Mille pardons, Monseigneur ! J’avoue n’avoir pas entendu. La faute en est à l’admiration où m’a plongé Mme de Koenigsmark, s’excusa-t-il avec un salut à l’adresse de la jeune femme en prenant soin d’appuyer sur le Madame…

- Je vous demandais la raison de cette hâte ?

- Elle est à Wilanov, Monseigneur. Le roi Jean, le vainqueur des Turcs à Vienne, le géant qui a sauvé l’Europe occidentale de la menace ottomane, s’en va vers sa fin au milieu d’un incroyable tissu d’intrigues menées pour une grande partie par la Reine, cette Française insatiable et rouée qui se soucie d’elle-même plus que de la Pologne1

- Allez au fait ! Que voulez-vous au juste ?

- D’abord que Votre Altesse Electorale rentre à Dresde…

- C’est à deux pas…

- Sans doute, mais l’atmosphère de la Chancellerie et des affaires d’Etat ne fait pas bon ménage avec celle - ô combien délicieuse ! - qui règne en ce château. Sans doute faudrait-il faire, en personne, le voyage de Varsovie…

- Monseigneur, intervint doucement Aurore, je crois qu’il faut écouter M. de Fleming. Nous venons de vivre des jours inoubliables… et Votre Altesse sait bien qu’à Dresde comme ici, je ne cesserai d’être sa dévouée servante !

Le front chargé de nuages du prince retrouva sa sérénité. Il tendit la main pour prendre celle de la jeune femme qu’il baisa :