Peu de jours après, un coup de tonnerre éclata sur le petit monde clos de la cour de Saxe. Le prince était effectivement en train de préparer une fête à Moritzburg, et la reine en serait la comtesse Aurore de Koenigsmark…

Cela fit un bruit énorme. Les Loewenhaupt s’efforcèrent de cacher leur satisfaction bien qu’ils ne fussent pas parmi les invités. Ceux-ci furent triés sur le volet et se recrutèrent en grande partie dans la jeunesse de la Cour et aussi les amis les plus chers du prince. Cela fit pousser bien des soupirs tant était forte la curiosité suscitée par l’événement, mais surtout, cela respectait à peu près les convenances puisque la princesse Anna-Sophia ne serait pas présente et pas davantage sa belle-fille Christine-Eberhardine, n’étant pas encore remise de son accident. Il y eut des murmures, des déceptions mal cachées, mais que pouvait-on contre la condition sine qua non : la jeunesse ?

Peut-être effrayée, du moins inquiète, Aurore voulut savoir ce qu’en pensait celle dont elle était toujours fille d’honneur et demanda un entretien privé. Après l’approbation qui avait résulté de sa défense contre les entreprises de Frédéric-Auguste, cette démarche lui semblait la moindre des choses.

Fidèle à sa manière de parler sans détour, elle exposa franchement son dilemme : devait-elle accepter de se rendre à Moritzburg ou pas ? Pendant un moment, la vieille dame l’observa sans répondre. Finalement, elle hocha la tête et laissa tomber :

- Vous vous trompez en pensant que vous avez le choix. La fête est donnée en votre honneur. Vous devez y aller !

- Votre Altesse Royale ne peut-elle deviner mon inquiétude ?

- En face de quoi ? Vous pensez que mon fils a trouvé ce moyen - dispendieux mais élégant ! - de vous mettre dans son lit ? N’en doutez pas ! Je l’ai déjà vu amoureux - et il n’y a pas si longtemps ! - mais jamais encore possédé de cette espèce de fureur et il n’est pas patient… A la réflexion je me suis trompée il y a un instant en vous disant que vous n’aviez pas le choix. Vous l’avez mais c’est entre partir ou rester. Si vous lui infligez le camouflet public de refuser, il ne vous le pardonnera pas…

- Pourtant, je supplie Votre Altesse Royale de croire qu’en venant à Dresde je n’avais d’autre pensée en tête qu’obtenir une aide puissante afin d’apprendre enfin le sort de mon frère.

- Je sais. Vous êtes une fille honnête, mais faite comme vous l’êtes et compte tenu de la réputation du prince, vous deviez vous douter qu’il ne resterait pas indifférent ?

Aurore planta son regard droit dans celui de la Danoise :

- Non, mais il y a beaucoup de jolies femmes ici. Leur beauté…

- Ne finassez pas ! La vôtre est aussi célèbre que les appétits de l’Electeur de Saxe. C’est à cause d’elle qu’il vous a fait venir et il n’a pas été déçu. Au contraire ! J’admets que vous avez fourni une défense qui vous honore mais à présent, et puisque, ainsi que je viens de vous le dire, vous êtes une fille honnête, il vous reste à montrer votre franchise. Avez-vous peur de celui qui vous attend à Moritzburg ?

- Non, Madame !

- Voilà de la bravoure ! Mais peut-être ne mérite-t-elle pas tant de louange ? L’aimez-vous ?

Cette fois, la jeune fille baissa la tête et cacha son visage dans ses mains :

- Oui, hélas ! Et c’est la première fois que j’aime.

Anna-Sophia laissa retomber le silence mais quand elle se décida à conclure, il y avait de la pitié dans ses yeux :

- Alors prenez garde de ne pas l’aimer trop !

Au matin du jour glorieux dont l’empreinte ne s’effacerait plus jamais de la mémoire d’Aurore et tandis qu’elle hésitait sur la tenue qui conviendrait le mieux, des serviteurs du prince apportèrent une toilette emballée soigneusement et un écrin. La robe de satin, du rose légèrement orangé, irisé et changeant de l’aurore, était toute semée de perles dans de délicats entrelacs d’or. Des petits souliers assortis l’accompagnaient. Quant à l’écrin il contenait une fabuleuse parure de perles, de rubis pâles et de diamants.

Son premier geste fut de refuser mais outre que les messagers étaient repartis, Elisabeth de Mencken arrivait sur leurs talons avec l’un des plus jolis carrosses de la Cour. Devinant que la fierté de Mlle de Koenigsmark pouvait se rebeller contre la magnificence de ces présents, le prince avait décidé qu’elle accompagnerait son amie. C’était une sage précaution : lorsqu’Elisabeth entra dans sa chambre, Ulrica, scandalisée par ce qu’elle appelait « les présents du démon », était déjà en train de remballer le tout. Elisabeth la mit dehors sans plus de façons puis, se tournant vers Aurore :

- Ne me dites pas que les servantes font la loi chez vous ? Que ce soit votre nourrice et qu’elle vous soit entièrement dévouée ne lui donne pas le droit de trancher dans votre vie. Dépêchons-nous ! Nous allons être en retard.

Elle prêta main forte aux chambrières et en un tournemain Aurore se trouva métamorphosée en princesse de conte de fées, surprise elle-même par l’image que renvoyaient les miroirs. Mme de Mencken, elle, en fut frappée :

- Vous êtes belle comme un rêve ! murmura-t-elle en lui tendant les gants et l’éventail assortis à sa toilette. Ne pensez plus qu’à celui qui vous attend… Aujourd’hui vous êtes reine !

A trois lieues de Dresde, le château de Moritzburg était, comme Versailles, un ancien pavillon de chasse que l’on avait agrandi jusqu’à en faire un palais porté sur une terrasse et auquel quatre énormes tours rondes coiffées de coupoles d’un beau corail clair donnaient des airs d’Orient. Il semblait posé sur un grand étang discipliné au milieu d’une verte région de forêts et de marais peuplés de milliers d’oiseaux.

Cependant, ce ne fut pas là que le carrosse déposa les jeunes femmes mais à l’orée du bois devant une construction baroque en forme d’arc de triomphe fait de drap d’or, de branches et de fleurs d’où surgirent de prétendues nymphes qui, en vers galants, saluèrent l’arrivée de l’Aurore. Le dieu Pan se présenta pour l’aider à quitter le carrosse, à franchir cette porte de la forêt où l’attendaient des veneurs avec une légère voiture découverte et fleurie garnie de coussins de brocart rose. Puis on prit le galop pour courre un magnifique cerf aux bois dorés qui après avoir fourni une honorable course dans une parodie de chasse, finit par se jeter comme par hasard dans un étang où on le laissa barboter. Au milieu de l’eau il y avait une île que l’on gagnerait au moyen de gondoles dorées et empanachées rangées près d’une rive. Alors parut le dieu Mercure qui, après quelques pas de danse, remit un billet invitant la « déesse du matin » à traverser l’étang pour rejoindre l’île enchantée3 où l’attendaient des merveilles.

Elle prit donc place sur la mieux ornée des embarcations et, au son d’une barcarolle, on vogua vers un embarcadère d’où partait un chemin couvert de tapis précieux menant à une immense tente à la turque dont l’intérieur était partagé en deux parties. L’une était occupée par un buffet somptueux où la joyeuse troupe accompagnant Aurore la servit tout en y faisant honneur.

L’atmosphère douce, un peu mystérieuse mais pleine de gaieté offrait ceci d’étrange que le prince n’avait pas fait son apparition ni d’ailleurs ceux de sa Cour qui avaient été invités. Seule Elisabeth était là. Encore disparut-elle comme par enchantement quand Aurore monta dans la gondole et poursuivit seule ce chemin peuplé de poèmes, de chansons et de musique émis par des nymphes et des faunes.

La collation terminée, on la mena dans la seconde partie de la tente où se trouvait un théâtre tendu de soie avec scène, rideaux et musiciens mais un seul siège : une sorte de trône doré. Elle y prit place et sa bruyante escorte s’installa autour d’elle sur des coussins posés à même le sol pour assister à un ballet oriental où parurent d’abord des bayadères aux voiles scintillants. Elles exécutèrent des danses qui se voulaient exotiques, bientôt rejointes par des Turcs enturbannés qui avec elles dansèrent un ballet avant de s’immobiliser sur un double rang. Alors d’invisibles trompettes sonnèrent et le Sultan, couvert de pierreries, s’avança, une main sur son yatagan, l’autre jouant avec un mouchoir de soie blanche. Il vint jusqu’à la rampe lumineuse bordant la scène, jeta ledit mouchoir à une Aurore devenue soudain rouge de confusion et ôta son masque. Cette fois, c’était bien le prince…

La jeune femme plongea dans une profonde révérence dont il la releva en cherchant son regard qu’il ne lâcha plus tandis qu’il lui baisait les mains :

- Venez ! dit-il tendrement. Venez prendre possession de votre royaume !…

Sans cesser de la regarder mais sans dire un mot, il la ramena jusqu’à la gondole accompagné par les musiciens et la Cour puisqu’un rôle avait été attribué à chaque invité, homme ou femme. Rôle qu’ils remplissaient avec l’enthousiasme propre à la jeunesse.

Au débarcadère, on retrouva la voiture où les deux héros prirent place pour revenir au château. L’air était plein de douceur, de musique et de parfums. Le soleil illuminait en les caressant les tissus précieux et arrachait des éclairs aux diamants, aux rubis, aux émeraudes et aux saphirs comme pour en composer un fabuleux tableau. La nature entière embaumait et chantait la joie. A l’unisson du cœur d’Aurore, mais celui-ci moins à cause du faste déployé pour elle que pour la simple présence de l’homme qu’elle aimait. Ils gardaient le silence, trop occupés à se regarder pour avoir envie de parler, mais les mots qu’ils ne disaient pas, leurs yeux savaient si bien en exprimer le sens ! Ceux de Frédéric-Auguste brûlaient d’une passion qu’il maîtrisait encore, se contentant de baiser par instants la douce main qui semblait si petite dans la sienne…