- Il est certain que tout ceci est infiniment regrettable mais veuillez considérer l’âge du prince, sa force physique et la violence des appétits qu’elle génère ? Et puis regardez-vous dans un miroir, jeune dame ! Ce que vous y verrez vous fera peut-être comprendre - si vous consentez à mettre de côté une fausse modestie ! - qu’en face d’une telle beauté, l’ardeur du sang puisse aller jusqu’à l’oubli du simple respect de soi…

- Et de l’autre !

- Sans doute… Sans doute ! La faute initiale revient à l’image du miroir dont la réputation s’étend sur l’empire. Il a voulu juger par lui-même et vous a invitée.

- Je pensais qu’il obéissait au souvenir d’une longue amitié ! murmura Aurore avec amertume.

- La mémoire n’en était pas absente mais je le répète, il brûlait de vous contempler de ses propres yeux. Ne lui reprochez pas d’avoir été ébloui jusqu’à la folie ! Au surplus… - Beuchling tira de son justaucorps de satin gris soutaché d’argent une lettre qu’il offrit sur le plat de sa main -, je crois venu le temps de le laisser plaider sa cause. Il saura trouver ces mots venus du cœur que le meilleur des ambassadeurs ne saurait imaginer.

Elle prit le pli cacheté trois fois dont la suscription éveilla sa curiosité :

- Quelle étrange couleur d’encre, Monsieur le chancelier ?

- Ce n’en est pas, comtesse. C’est du sang !

Etendue sur son lit, Aurore laissait son esprit vagabonder, regardant les feux du soleil couchant mourir derrière l’horizon de forêt, encadré par la fenêtre ouverte. L’approche du soir apportait une douce fraîcheur qu’elle ne ressentait pas. La lettre gisait sur la courtepointe de damas bleu, près de la main qui l’y avait abandonnée. Mais parfois elle la reprenait pour la lire et relire encore ces mots, ces phrases qui la troublaient si délicieusement afin de mieux les imprimer dans sa mémoire :

« Vous avez fait couler mon sang et vous aviez raison. Lui seul est digne de laver l’offense que j’ai osé vous infliger. N’est-il pas d’ailleurs tout à vous comme mon âme et ce corps malheureux de vous déplaire qui cependant ne cesse de vous appeler ? Je vous aime… oh oui je vous aime ! Comme un forcené mais je souffre encore plus de votre absence. Ne me privez pas par pitié, du bonheur de vous apercevoir auprès de ma mère, de vous admirer de loin, d’effleurer peut-être votre main… Mon beau tourment ayez pitié d’un malheureux qui rêve de se noyer dans l’eau si pure de vos grands yeux et d’y adoucir les feux de la passion que vous avez allumés en lui… »

Il y en avait deux pages comme cela ! Deux pages où Frédéric-Auguste faisait alterner les serments d’obéissance avec les cris d’amour. Enfin - et surtout ! - il promettait d’envoyer une nouvelle et forte ambassade à Hanovre pour obtenir au moins les restes de Koenigsmark…

Le lendemain, Aurore arrivait au palais à l’heure prescrite par le protocole pour assister au lever d’Anna-Sophia…

Si elle y fit sensation, les marques en furent discrètes. Son Altesse Royale lui sourit en se déclarant satisfaite de constater qu’elle ne souffrait plus du malaise qui l’avait écartée ces derniers jours. Les autres dames eurent un regard approbateur pour les moires prune et les mousselines blanches de sa toilette à la fois élégante et sobre. Elisabeth de Mencken l’embrassa. Quant à l’épouse de Frédéric-Auguste, elle venait de se fouler une cheville et brillait par son absence. Sa belle-mère envoya prendre de ses nouvelles - qui étaient satisfaisantes d’ailleurs ! - et déclara que l’on irait la visiter dans l’après-midi afin de lui porter le réconfort moral dont la pauvre avait besoin. Quant au prince on ne le vit pas davantage. Il s’était rendu, une fois de plus, à son château de Moritzburg qui, décidément, semblait tenir une grande place dans sa vie.

- Il faut avouer que c’est un très bel endroit, commenta Elisabeth en prenant son amie par le bras tandis que la soyeuse escorte des dames accompagnait la lente promenade de la douairière sur la terrasse fleurie d’où l’on découvrait la courbe de l’Elbe. Il y a déjà donné quelques jolies fêtes et je ne serais pas étonnée s’il en préparait une autre… Avez-vous eu de ses nouvelles ? chuchota-t-elle à l’abri de son éventail.

Machinalement, la main d’Aurore glissa au bord de son décolleté comme pour s’assurer que la lettre tant de fois relue à présent était toujours là invisible et rassurante, protégée par les baleines de son corsage.

- Il m’a écrit, murmura-t-elle enfin.

- A merveille ! Et vous lui avez répondu ?

- Pas encore.

- Il le faut pourtant.

- J’espère y parvenir…

Cette réponse, elle ne cessait d’y penser et, chose étrange si l’on considérait la facilité habituelle de sa plume, elle n’arrivait pas à en écrire une qui la satisfît.

Le soir même, Beuchling lui apportait un nouveau message : le prince disait ne s’être écarté d’elle que pour y penser plus librement. Il osait espérer que son « crime » était absous, faute de quoi le désespoir s’emparerait de son âme et il ne lui resterait plus qu’à mourir, seule façon d’échapper à tant de tourments…

Cette fois, il fallait se lancer. D’ailleurs le vieux chancelier avait prévenu qu’il passerait le lendemain.

- Quoi qu’il en soit, je dois rapporter à Son Altesse votre sentiment… Vous ne pouvez la laisser ainsi dans l’expectative. Ce serait trop de cruauté !

Après mûre réflexion - et le sacrifice d’une dizaine de feuilles de brouillon - la jeune fille choisit de laisser transparaître son émotion au travers d’un respect plein de diplomatie :

« Il convient si peu à une particulière de juger des souverains que je ne sais quel parti prendre à l’égard de Votre Altesse Electorale. On ne condamne pas aisément ceux que l’on estime ; à plus forte raison on ne veut point leur mort. Jugez, Monseigneur, si je dois désirer la vôtre moi qui joins à l’estime beaucoup de reconnaissance et de respect2. »

D’aucuns pourraient penser que c’était là une épître bien protocolaire dans laquelle Aurore ne prenait guère de risque mais le mot « estime » en disait plus alors sur les battements d’un cœur qu’il ne le ferait plus tard. C’était en fait un aimable euphémisme permettant tous les espoirs. C’est ainsi que Frédéric-Auguste le reçut…

Cependant, les allées et venues de Beuchling dans leur maison ne pouvaient échapper aux Loewenhaupt mari et femme. Ils n’avaient rien paru remarquer les deux premières fois mais, sous peine de passer pour des complaisants aveugles à leurs yeux, ils réagirent à la troisième. Ce fut, naturellement, Amélie qui fut chargée d’aller aux nouvelles. Ce n’était évidemment pas la place de son époux qui se contentait de se ronger les ongles.

Comme elle n’était pas femme à s’encombrer de circonlocutions, elle employa la manière directe :

- Où en es-tu avec Monseigneur ? demanda-t-elle. Je suppose que le chancelier Beuchling ne vient pas t’entretenir de l’état de l’Europe ?

- Que veux-tu que je te réponde ? Je l’ignore complètement.

- Allons donc ! Ne peux-tu me faire confiance ou bien ai-je démérité ? Il n’est bruit à la Cour et à la Ville que de la trace de tes ongles sur son visage et je suppose que la visite d’un si haut personnage n’avait d’autre but que t’apporter des excuses ?

- En effet.

- Alors pourquoi revient-il ? Aurais-tu omis de répondre ? Je te supplie de ne voir dans ma question que le reflet d’une inquiétude. Je te connais trop pour n’avoir pas remarqué à quel point tu étais troublée ces jours-ci et de troublée à malheureuse il n’y a qu’un pas.

- Malheureuse ? Non, je ne le suis pas. Au contraire je redoute de ne pas l’être assez mais tu as eu raison de penser que je n’avais pas répondu. Simplement parce que je ne savais pas que dire. Mais une autre lettre est arrivée et cette fois j’ai écrit. A présent, advienne que pourra !

- Est-ce que… tu l’aimes ?

- J’en ai peur. Très peur même ! Mais pas de lui : de moi !

- Il ne faut pas ! Il n’arrive jamais que ce qui doit arriver et tu dois suivre ton destin.

- Et me déshonorer publiquement ou peu s’en faut en lui cédant. Tu devrais demander à ton époux de quel œil il me verrait devenir la maîtresse du prince ?

A sa surprise Amélie s’empourpra :

- Je crois qu’il y a déjà pensé, dit-elle la voix curieusement enrouée tout en faisant toute une affaire de chercher son mouchoir dans la manche de sa robe et en détournant les yeux.

- Et alors ?

- Alors, rien !… ou plutôt si, se décida Amélie dans un soudain élan de vérité. Il pense que Frédéric-Auguste a beau être un géant d’une incroyable force physique, il est trop soumis à la recherche de ses plaisirs pour être un grand souverain. Il lui est nécessaire d’avoir auprès de lui une volonté claire et lucide. Beuchling est trop vieux et Christine-Eberhardine n’a guère plus de cervelle qu’un petit pois. Une femme qui saurait attacher à la fois son cœur et ses sens pourrait devenir toute-puissante et lui inspirer les bonnes décisions, les lois justes…

Aurore n’écoutait plus, frappée par la similitude de ces propos avec ceux d’Elisabeth. Pourtant, quand sa sœur ajouta que la comtesse de Koenigsmark était d’aussi honorable maison que la fille du margrave de Brandebourg et que, faute d’enfant, un divorce pouvait amener une favorite au rang suprême comme Eléonore de Celle ou la tsarine Catherine Ire ramassée par Pierre le Grand dans une auberge, elle comprit qu’en cédant au désir du prince - comme au sien propre ! - son histoire d’amour pouvait se changer en affaire d’Etat et elle se laissa envahir par une espérance pleine de joie…

Dès lors elle se prépara en vue de la minute où elle le reverrait. Selon ce qu’elle lirait dans ses yeux, elle savait que ce moment serait décisif.