Dès le surlendemain, il fallut bien reparaître à la lumière du jour et d’abord, expliquer à sa sœur qu’elle se sentait toujours souffrante et lui demandait de faire porter ses excuses à la princesse douairière qui, ne l’ayant déjà pas vue la veille, se posait peut-être des questions. Ou ne s’en posait pas du tout si le bruit de sa sortie tumultueuse lui était parvenu.
Ce fut cette dernière hypothèse qui prévalut quand, dans l’après-midi, alors qu’Amélie s’était rendue chez son tapissier, Elisabeth de Mencken fit une apparition tellement enjouée qu’Aurore, ne voulant pas la garder enfermée, la fit conduire au jardin où elle la rejoignit. La jeune femme rayonnait positivement et, quand son amie vint s’asseoir près d’elle sur un banc de pierre à l’ombre d’une charmille, elle éclata de rire :
- Vous avez la plus belle mine du monde, ma chère ! De quoi donc souffrez-vous ?… Attendez ! Laissez-moi deviner !… Si j’en juge par la marque infamante dont vous avez orné le visage de notre cher prince, je dirai… de vertu offensée !
- Comment le savez-vous ?
- Oh ce n’est pas difficile à deviner. Vous n’avez guère mis votre lumière sous le boisseau et les chats du palais n’auraient jamais l’idée de monter si haut ! En outre, nous vivons dans les courants d’air et le moindre bruit a vite fait le tour des appartements. A plus forte raison une tempête !
- Par pitié ne vous moquez pas ! Je me sens déjà assez… gênée !
- Eh bien, vous avez tort ! Vous êtes l’héroïne du jour et notre princesse vous fait son compliment. Quant à la petite épouse de votre victime, l’on m’a assuré qu’elle avait pleuré d’attendrissement en apprenant votre exploit. Enfin une créature de Dieu qui, lorsque notre sultan lui jette le mouchoir, s’en sert pour le moucher ! Admirable !
- Je ne le sens pas ainsi et, à ne rien vous cacher, mon premier mouvement en revenant ici a été de demander mes malles et ma voiture.
- Fuir ? Normal quand on est prude femme comme l’on disait jadis mais inutilement fatigant ! Monseigneur a les meilleurs chevaux de l’empire et vous aurait vite rattrapée.
- Il ne m’en veut donc pas ?
- Lui ? Sûrement pas ! C’est votre race que vous avez signée sur sa joue et pour cet inlassable chasseur vous êtes devenue le gibier de choix, le phénix qu’il faut conquérir ou mourir !
- Vous dites des folies !
- Pas tant que cela ! Il pourrait accepter de passer de vie à trépas si votre possession était à ce prix ! Sérieusement, Aurore, il faut vous attendre à un siège non pas en règle mais où tous les coups seront permis. Puis-je vous demander… enfin… que pensez-vous de lui ?
Hésitante, Aurore regarda son amie et, sur son charmant visage, ne décela pas la moindre trace d’ironie :
- Qu’il est beaucoup trop séduisant pour la paix de mon âme, soupira-t-elle. Vous voyez bien qu’il me faut fuir, même s’il reste ma seule chance de savoir ce qu’il est advenu de mon frère…
- Non. Il finirait par vous détester et vous risqueriez de tout perdre… Ce qu’il faut c’est lui tenir la dragée haute suffisamment longtemps pour en obtenir ce que vous voulez. Ensuite… et puisqu’il vous plaît - ce que je comprends aisément -, donnez assez de prix à votre reddition pour qu’elle soit inoubliable et accordez-vous à vous-même un peu de bonheur !
- Qu’il me faudra payer du mépris général.
- Certainement pas ! Qui vous attirera, certes, des jalousies, des haines mais ce sera à vous de vous défendre. Quant à la princesse douairière, elle sait que les forces humaines ont des limites et elle préfère une favorite de haut rang et d’âme élevée à d’autres qui rêvent de s’approprier son fils. J’en réponds !
- Répondez-vous aussi de l’épouse ?
- Christine-Eberhardine ? Elle a appris qu’avec un tel homme il faudra partager. N’essayez pas de l’évincer et tout ira bien… Me croirez-vous si je vous dis que, dans une vie, il est stupide de dédaigner les instants de bonheur que le destin place sur notre route ? L’important est d’aimer ! Sachez l’amener à vous aimer avec son cœur autant qu’avec ses sens et vous gagnerez !
Un silence suivit ces paroles où Aurore crut deviner une sorte de nostalgie. Qui ressemblait de très loin à la rieuse comtesse de Mencken. Elle posa sa main sur celles de la jeune femme.
- Elisabeth !… Vous aurait-il aimée ?
Elle détourna la tête, sans doute pour qu’Aurore ne vît pas son regard s’embuer :
- Oui… il y a longtemps. Et puis je me suis mariée et assez heureusement pour n’avoir point de regrets. Peut-être que je lui garde un sentiment qui ne m’empêche pas de souhaiter qu’il s’attache à vous. Il y sera dans de bonnes mains… et le pays ne s’en portera que mieux.
Cette visite laissa Aurore songeuse mais aussi satisfaite. Elle venait de se découvrir une véritable amie. Il fallait, en effet, qu’Elisabeth en fût une pour avoir eu le courage de se confier. En ayant appris davantage sur son adversaire - pour l’heure présente elle ne pouvait le considérer autrement - elle voyait son chemin s’éclairer mais la balle était désormais dans le camp du prince et il ne restait plus à la jeune comtesse qu’à attendre le résultat de sa lettre.
Il vint le lendemain sous les traits aimables, élégants et diserts d’un vieux monsieur légèrement asthmatique qui n’était rien de moins que le chancelier Beuchling. Que le prince l’eût choisi au lieu d’un simple messager portant un plaidoyer était un honneur en soi. Aurore l’apprécia à sa juste valeur. Elle voulut le recevoir dans le grand salon après avoir prié Amélie, rongée de curiosité, de lui en laisser l’exclusivité momentanée mais, désignant la verdure et les roses qui encadraient les fenêtres ouvertes, il demanda en grâce que l’on se rendît au jardin.
- Je respire mal entre les murs d’une maison, comtesse, et je ne manque jamais une occasion de profiter du soleil et des fleurs !
Elle accéda volontiers à sa requête et même accepta son bras pour le conduire jusqu’au banc où Elisabeth, la veille, lui avait délivré une leçon d’amour en forme de confession. Il s’y installa avec un soupir de satisfaction :
- Ah !… Que je me sens à l’aise ici et vous remercie d’avoir accédé si gracieusement à la demande d’un vieil homme blanchi sous le poids des années et aussi de la politique qui en double la charge. Cependant, la démarche qui m’a mené auprès de vous, comtesse, est pour moi d’une extrême importance et je l’ai acceptée avec joie. D’abord parce qu’elle me permet de vous contempler. Ensuite parce qu’elle va marquer la fin de ma carrière…
- La fin ? Qu’est-ce à dire ?
- L’âge, ma chère, l’âge ! J’aspire à profiter enfin, l’esprit libre et dans mes domaines campagnards, du temps que le Seigneur aura la bonté de m’accorder encore. Mais je partirais plus heureux si je pouvais rendre à mon jeune maître la joie de vivre qui l’a quitté…
Aurore ne répondit pas tout de suite pour permettre au valet qui venait de les rejoindre de servir du vin blanc des coteaux de l’Elbe dans des cornets de cristal aussitôt embués de fraîcheur.
- Son Altesse Electorale serait-elle malade ? dit-elle en offrant l’un des verres à son visiteur. Qui se donna le temps d’y goûter, de faire claquer sa langue puis d’en avaler la moitié :
- Ah ! Délicieux ! Absolument délicieux ! Avec cette chaleur qui nous arrive, un vin frais est le meilleur des remèdes. Malheureusement, cet agréable dictame est impuissant contre le mal qui ronge mon prince… sinon un moment d’oubli et un sommeil de plomb quand on en abuse. Et c’est souvent ! Le prince souffre en effet d’un mal d’amour qui ne lui laisse ni trêve ni repos.
- Vraiment ?… Cela ne doit pas être aussi grave que vous le présentez ? fit Aurore en s’emparant de la carafe pour le resservir afin de se donner une contenance, mais un observateur attentif eût remarqué le tremblement de sa main. Et Beuchling était cet observateur-là. Sa voix sombra d’un degré :
- Son entourage et moi-même craignons que ce ne soit pire. Le jour il chasse tel un forcené et il passe ses nuits à écrire des lettres qu’il déchire à l’aube, il mange peu, boit trop, somnole en Conseil et a cessé de fréquenter le lit de sa jeune épouse qui se lamente comme bien vous le pensez. Quand il s’assoit à sa table de travail, il ne prend connaissance d’aucun rapport, d’aucun dossier. Il y reste des heures, accoudé au milieu des papiers, le menton dans ses mains et l’œil perdu dans le vague, rêvant…
- De moi ? fit la jeune fille avec un sourire amusé.
- Et de qui d’autre ? Ma chère comtesse…
Elle l’interrompit d’un geste cependant que le sourire s’effaçait :
- S’il vous plaît, Monsieur le chancelier ! Ce que vous m’apprenez est sans doute préoccupant, mais votre prince n’est plus un enfant. Vous prétendez qu’il m’aime ?
- A la passion ! Une passion qui le dévore…
- Il n’en serait pas là s’il avait daigné écouter la prière que je lui adressai ce matin où il m’a fait conduire à son cabinet de travail. Une pièce, vous l’admettrez, aussi peu propice que possible à… certaines manifestations de la nature. Le sort du comte Philippe de Koenigsmark, mon frère bien-aimé, me tient dans l’angoisse depuis une année. A cette prière douloureuse il a répondu par un geste… un geste immonde dont rougirait le plus humble de ses sujets et que, cependant, il n’a pas craint de m’imposer à moi, la sœur de son ami perdu dont le sang vaut bien le sien ! Et vous voulez me faire croire à son amour ?
- J’ai prononcé le mot de passion, Mademoiselle, et ne m’en dédis pas. J’ignore quel est ce geste qui vous a si fort déplu…
- Dans n’importe quelle langue du monde cela s’appelle une tentative de viol, Monsieur le chancelier ! Vous admettrez qu’il y ait de quoi me « déplaire » ?
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