- Mais encore une fois, il est marié !
- Chez nous, par bonheur, on peut divorcer. Faites-moi confiance ! Il faut à présent laisser faire les choses !
- Vous n’en n’oubliez qu’une : Aurore ! Elle a refusé un nombre incroyable de partis dont plusieurs étaient prestigieux et elle a trop d’orgueil pour se contenter d’être une favorite ! Auguste se cassera les dents sur elle.
- Cela ne le rendra que plus acharné. C’est un chasseur… mais aussi un charmeur quand il le veut… et je pense qu’il le voudra. Nous aurons bientôt des nouvelles…
Plus tôt même qu’il ne le croyait. Dès le lendemain, un messager du palais apportait un pli destiné à la comtesse de Koenigsmark : c’était, signé de la main du prince, un brevet lui octroyant l’honneur de prendre rang parmi les dames de Son Altesse Royale la princesse douairière. Un logis dans l’enceinte du palais était mis à sa disposition…
- Que vous disais-je ? chuchota Frédéric à sa femme tandis que la jeune fille lisait les documents à haute voix.
- Attendez ! Elle n’a pas encore accepté…
Aurore, en effet, ne réagit pas tout de suite. Elle s’accorda un instant de réflexion, puis déclara qu’elle était sensible à l’honneur de servir une si noble dame mais ne voyait pas pourquoi elle irait s’installer au château.
- Il est à deux pas et les dames, sauf quand elles sont de quartier, auquel cas on leur dresse un lit dans l’appartement de la souveraine, n’habitent pas le château. Je ne vois aucune raison de créer pour moi une exception.
Ayant ainsi tranché, elle alla se préparer à gagner son nouveau poste et à présenter ses remerciements. Le messager était reparti avec sa réponse.
Une heure plus tard, tirée à quatre épingle dans le style un rien austère convenant à la maison d’une princesse douairière - fontange en tête, satin violet, décolleté discret et parure d’améthystes - elle se faisait déposer par Gottlieb devant l’entrée de l’aile réservée à la veuve de Jean-Georges III.
Celle-ci était à sa toilette dans le désordre mesuré habituel à ce genre de cérémonie. Ses caméristes, sous la direction de la dame d’atour, apportaient les éléments de l’habit choisi pour ce jour tandis qu’assise devant une glace, Anna-Sophia livrait sa tête aux soins de sa coiffeuse. Un peignoir de soie blanche l’enveloppait. Trois dames se tenaient en demi-cercle derrière elle pendant qu’une quatrième, penchée sur un coffre à bijoux, choisissait les parures de la journée selon les indications de sa maîtresse… L’air sentit l’iris et le benjoin accolés à cette odeur particulière des cheveux chauffés au fer à friser.
Invitée à s’approcher, Aurore fit une profonde révérence que les yeux clairs de la Danoise suivirent avec attention. Puis elle eut un sourire :
- Soyez la bienvenue, comtesse ! Je suis heureuse que l’on vous ait détachée auprès de moi car je vous sais cultivée, poétesse, musicienne et donc d’agréable compagnie. Du moins je l’espère…
- Ce que j’espère, moi, c’est donner entière satisfaction à Votre Altesse Royale.
- Fort bien ! En ce cas, commencez par m’apprendre pourquoi vous avez refusé l’appartement que l’on vous offrait ? J’ai peine à croire qu’il ne vous convenait pas puisque vous ne l’avez pas vu. Je vous assure qu’il est des plus plaisants, ajouta-t-elle avec une pointe d’ironie qui n’échappa pas à la nouvelle dame pour accompagner…
- Oh, c’est simple, Madame. En dehors des heures où Votre Altesse Royale requerra ma présence, il me semble naturel de rester parmi les miens plutôt que dans les fastes de la Cour. Sans être vraiment en deuil puisque nous ignorons encore le sort subi par le comte Philippe-Christophe, nous préférons vivre ensemble ce temps d’incertitude et d’angoisse… qui nous rend peu récréatifs. Je n’en remercie pas moins Votre Altesse Royale !
- Je n’y suis pour rien, ma chère. C’est le fait du prince, mon fils. Je ne sais comment il le prendra mais, en ce qui me concerne, j’approuve et apprécie votre attitude ainsi que votre modestie.
- Votre Altesse Royale ne cesse de remuer ! se plaignait la coiffeuse qui s’efforçait d’implanter une fontange de dentelle blanche amidonnée. Je n’y arriverai jamais !
- Mais si, ma bonne Mina !… Dès cet instant, je ne bouge plus. Asseyez-vous sur ce tabouret, comtesse ! Je ferai les présentations dès que ce fragile édifice sera en place ! Ensuite nous irons entendre le service à la chapelle et, enfin, nous parlerons…
Aurore retint un soupir de soulagement. Allons, les choses se passaient mieux qu’elle ne l’avait craint ! Mais elle ne pouvait s’empêcher de se demander si l’accueil eût été le même au cas où elle aurait accepté de loger au palais…
CHAPITRE IX
LA NUIT DE MORITZBURG
Aurore devinait que son refus d’habiter le Residenzschloss contrarierait Frédéric-Auguste. Il devait avoir l’habitude des conquêtes faciles et l’installation à domicile de l’élue devait être pour lui le premier acte d’une stratégie simplette - si même on pouvait l’appeler stratégie ! - qui se poursuivrait sans doute par l’arrivée nocturne du prince en pantoufles et robe de chambre chez l’élue éblouie à qui il ne resterait plus, sa révérence achevée, qu’à laisser glisser sa chemise et accueillir le maître des lieux dans son lit… Or ce n’était pas ainsi qu’elle l’entendait, bien qu’elle s’avouât honnêtement l’attirance qu’il exerçait sur elle. Pour obtenir ce qu’elle voulait, il fallait jouer d’autant plus serré qu’elle se sentait troublée…
Deux jours passèrent sans amener de réaction. Aurore accomplissait avec exactitude son service auprès d’Anna-Sophia. Elle avait aussi ébauché une amitié avec la baronne Elisabeth de Mencken, dame d’atour et épouse d’un des proches de l’Electeur. D’âge équivalent, les deux jeunes femmes s’entendirent d’autant mieux qu’elles aimaient l’une et l’autre les lettres et la musique. En outre, elles posaient sur le monde le même regard ironique et clairvoyant.
Au soir du troisième jour, tandis qu’après le souper on écoutait un divertissement à cordes dans l’un des salons de la princesse en présence d’une partie de la Cour, Mme de Mencken agita un moment son éventail sur le mode rêveur puis, se penchant vers Aurore assise à côté d’elle, chuchota :
- Vous n’êtes pas surprise de ce que le prince ne vous ait pas encore fait appeler pour vous demander les raisons de votre refus d’habiter au palais ?
- Mon Dieu, non ! Je suppose que sa mère les lui a exposées. Elles sont bien naturelles, il me semble ?
- A vous, oui, mais certainement pas à lui ! S’il n’a pas réagi, c’est simplement parce qu’il n’est pas là. Il est parti chasser à Moritzburg et rentre demain matin… ou cette nuit ou plus tard. Avec lui on ne sait jamais. C’est l’homme le plus imprévisible qui soit !… Je peux cependant prévoir que, pour vous, les vacances sont finies ! Le jour où vous aurez affaire à lui est proche.
- Vous croyez ?
- Je ne crois pas : je suis sûre ! Vous lui avez fait trop grande impression pour qu’il s’en tienne là !
- Pensez-vous qu’il ait l’intention de… me faire la cour ?
Les branches d’ivoire de l’éventail étouffèrent le gloussement de la jeune femme :
- La cour ? Quelle innocente vous faites ! Il va vous déclarer sa passion et vous donner rendez-vous pour la nuit suivante. Où, je ne sais pas puisque vous avez refusé son hospitalité… mais faites-lui confiance : il trouvera !
- Quoi ? Si vite ? lâcha Aurore très choquée. Mais pour qui me prend-il ?
- Pour la femme dont il a faim, et il a un sacré appétit ! Soyez-en persuadée !
- Eh bien, c’est ce que nous verrons… mais merci de m’avoir prévenue !
Elisabeth ouvrait la bouche pour ajouter quelque chose mais un « chut » énergique lui coupa la parole. Elle se retourna avec un grand sourire d’excuses et l’on s’en tint là.
Or Frédéric-Auguste rentra dans la nuit.
Le lendemain, en arrivant à l’heure prescrite pour le lever de la princesse douairière, Aurore n’eut pas le temps de descendre de voiture. Il y avait là une personne qui lui offrit la main pour mettre pied à terre et la pria de bien vouloir la suivre chez Frédéric-Auguste pour un entretien des plus urgents. Naturellement, elle voulut discuter : il lui fallait assister au lever d’Anna-Sophia…
- Vous serez en retard, ce n’est pas un problème ! fit l’homme avec une désinvolture qui déplut :
- Qui êtes-vous pour me dicter mon devoir ?
- Seulement la voix de mon maître, mais j’ai nom Haxthausen et l’honneur d’être l’intendant de Monseigneur !
- Très bien. Je vous suis.
Elle n’en était pas moins mécontente. Ce coup d’autorité n’avait rien pour lui plaire et, quand elle franchit le seuil du grand cabinet - magnifique comme il se doit - dont les fenêtres donnaient sur la ville et la courbe du fleuve, son attitude s’en ressentit : elle plongea dans sa révérence et ne se releva pas :
- Aux ordres de Votre Altesse Electorale !
Tout de suite il fut près d’elle et se pencha pour prendre sa main :
- Relevez-vous, comtesse, je vous en prie. Vous n’avez que faire de rester à mes pieds.
- Dès l’instant où Votre Altesse Electorale use de force avec moi, l’humilité s’impose, fit-elle sèchement.
- Si l’on a prononcé le mot « ordre », ce n’est pas mon fait. J’ai voulu que l’on vous « prie » de venir jusqu’à moi. J’ai tant de choses à vous dire !…
La tenant toujours par la main, il la fit asseoir dans un fauteuil placé en face de sa table de travail où quelques roses s’épanouissaient dans un cornet de cristal.
- Tant que cela, Monseigneur ?
- Et plus encore ! J’espérais, en rentrant de Moritzburg, vous trouver installée dans l’appartement que j’avais choisi pour vous en ordonnant qu’on le rende aussi agréable que possible…
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