Amélie et Aurore avaient trop l’habitude des cours pour être impressionnées par ce chemin ouvert devant elles au milieu d’une assistance curieuse et de ses chuchotements. Elles s’avancèrent calmement jusqu’à l’espèce de trône où siégeait la princesse et, côte à côte, plongèrent à la même seconde et à la distance prescrite par l’étiquette dans de parfaites révérences. Dont elles furent remerciées par une inclinaison de la tête et un double sourire.
- Comtesse de Loewenhaupt, comtesse de Koenigsmark, soyez les bienvenues à notre cour, déclara Anna-Sophia d’une voix étonnamment grave pour une femme. Il y a longtemps que nous souhaitions vous y voir. Votre place, Madame de Loewenhaupt, s’y trouve naturellement marquée auprès du général, votre époux, dont nous apprécions la valeur. Mais il était tout aussi naturel que vous demeuriez quelque temps auprès de votre sœur afin de partager de façon plus étroite le deuil qui vous frappe. A présent, il nous est apparu que le moment était venu de réunir sous notre protection une famille si cruellement touchée. Nous avons pensé qu’ici, loin de ce Hanovre qui, de toute façon, fut le théâtre d’un drame, vous trouveriez plus facilement l’oubli.
La voix d’Aurore s’éleva, respectueuse mais ferme :
- Avec la permission de Votre Altesse Royale, je ne cherche pas l’oubli, Madame… mais la vérité et, selon ce qu’elle serait, la vengeance…
- La vengeance appartient à Dieu, comtesse ! Laissez-la-lui et songez à vous-même ! Vous êtes très belle, jeune… Et à ce propos, quel âge avez-vous ?
La question était peu courtoise et il fallait être quasi-reine pour la poser, surtout en public, mais elle fit sourire Aurore :
- Vingt-six ans, Madame.
- Et pas encore mariée ? Auriez-vous vécu parmi des aveugles ?
- Non pas. J’ai eu de nombreux soupirants mais n’en ai accepté aucun.
- Et pourquoi ?
- Que Votre Altesse Royale me pardonne mais aucun ne me plaisait. Ma sœur s’est mariée par amour. J’ai prétendu faire de même et m’en tiens là.
- Bravo ! clama depuis la porte une voix sonore. Grande parole ! Le mariage sans amour doit être une chose horrible !
En même temps, le parquet grinçait sous le pas solide d’un homme de très haute taille en costume de chasse vert, le chapeau sur la tête et une cravache à la main, devant lequel l’assistance se courba comme un champ de blé sous un vent violent. Aurore comprit que le prince-électeur de Saxe effectuait son entrée et s’inclina à l’exemple des autres. En quelques enjambées il eut rejoint sa mère qu’il embrassa après avoir jeté son chapeau à terre d’un geste désinvolte. Il embrassa ensuite sa femme devenue cramoisie avant de revenir aux visiteuses.
- Heureux de vous revoir, Madame de Loewenhaupt ! fit-il en offrant sa main à Amélie pour la relever avant d’en faire autant pour Aurore dont, cette fois, il garda la main dans la sienne : « Voici donc enfin la comtesse Aurore ! »
Un silence soudain s’étala sur une longue minute : celui que l’on appelait déjà Auguste le Fort regardait la sœur de Philippe avec une intensité qui la fit rosir mais elle ne baissa pas les yeux. Pas par défi ou hardiesse malséante, mais parce qu’il la fascinait.
- Comme vous lui ressemblez ! murmura-t-il. Et pourtant aucune des grâces de la femme ne vous manque alors qu’il était la virilité personnifiée !… Je suis infiniment heureux de vous recevoir !
La gorge serrée, elle ne trouva pas de réponse mais il n’en attendait pas. Simplement il leva la main d’Aurore jusqu’à ses lèvres avant de la laisser retomber… et repartit comme il était venu sans rien ajouter. Tous ceux qui étaient présents suivirent une sortie qui les prit de court : il ne leur laissa même pas le temps de saluer mais quand il eut disparu un chuchotement passa sur la salle telle une risée sur un lac… Aurore, elle, n’avait pas bougé. Sentant qu’il fallait faire quelque chose, Amélie se retourna vers les deux princesses et sourit :
- Je sens que le moment est venu de nous retirer, dit-elle d’une voix soyeuse à force de douceur. Ma sœur et moi ne voulons pas abuser du temps de Vos Altesses… ni de leur bonté !
Elle n’aimait pas beaucoup, en effet, le fugitif froncement de sourcils d’Anna-Sophia ni l’air suffoqué de sa belle-fille. Cependant, la douairière retrouva aussitôt un sourire :
- Votre visite nous a fait grand plaisir, comtesses, et nous espérons que vous la renouvellerez souvent ! N’est-ce pas, ma fille ? ajouta-t-elle à l’adresse de Christine-Eberhardine qui approuva d’un signe de tête.
Leur congé étant ainsi accepté, les deux sœurs repartirent sans plus de hâte qu’à l’arrivée et le murmure les accompagna jusqu’à l’escalier où, d’ailleurs, elles ne retrouvèrent pas Loewenhaupt. Et ce fut seulement lorsqu’elle eut repris place dans le carrosse qu’Aurore réagit.
- Que s’est-il passé ? demanda-t-elle en passant la main sur ses paupières comme si elle s’éveillait.
- Il semble que tu aies fait grande impression sur le prince.
- Tu crois ?
- Oh, j’en suis certaine et tout le monde s’en est rendu compte. Je n’ai jamais vu une présentation se dérouler ainsi. C’est pourquoi j’ai préféré écourter. Je ne nous voyais pas vraiment échanger des propos mondains avec les princesses après qu’elles s’étaient aperçues que l’Electeur venait de tomber amoureux de toi !
Le mot fit tressaillir la jeune fille mais elle haussa les épaules :
- Amoureux ?… Ne plaisante pas ! Ce n’est pas possible !
- Oh, que si ! fit Amélie en riant.
- Alors c’est affreux ! Jamais plus je ne vais oser me rendre au palais. Les princesses vont me détester et…
- Tu as vécu deux ans à la cour faisandée de Hanovre et tu es encore aussi naïve ? Il se peut que la jeune Christine te batte froid. Si toutefois elle l’ose ! Mais Anna-Sophia en a déjà vu d’autres et elle connaît parfaitement son fils. C’est le cœur le plus inflammable qui soit ! Souviens-toi de ce qu’en disait Philippe ! Ils ont assez couru le guilledou ensemble ! Cela dit, j’aimerais savoir si tu n’as pas été victime du même coup de foudre ?
- Quelle folie ! J’avoue que je l’ai trouvé… impressionnant ! Oui c’est le mot : impressionnant ! Il doit avoir une forte personnalité… Et puis, tu as entendu : il n’oublie pas son ami et tant mieux si je peux toucher son cœur ! J’espère qu’il va m’aider dans mes recherches et qu’enfin, grâce à lui, nous arriverons à retrouver Philippe ! C’est tout ce que j’attends de lui…
Ayant dit, elle tourna la tête vers la vitre et Amélie n’insista pas. Rendue à elle-même, Aurore essaya de comprendre quelque chose à l’émotion bizarre ressentie quand le regard du prince, à la fois ébloui et dominateur, s’était enfoncé dans le sien. Jamais elle n’avait rien éprouvé de semblable en face d’un homme, fût-ce les plus séduisants. Celui-là était à la limite de la laideur avec sa peau basanée, ses énormes sourcils noirs en surplomb, son grand nez et sa bouche à la fois sensuelle et dédaigneuse, mais quelle laideur puissante sur laquelle le front dégagé d’où tombait une sombre crinière de lion mettait une lumière ! Il n’avait que vingt-quatre ans mais il ne restait rien en lui de la jeunesse. C’était un homme en pleine possession de ses moyens, achevé, complet, un homme dont elle savait qu’il pouvait tordre un fer à cheval entre ses deux mains. De belles mains, puissantes, des mains de prince dont il ne semblait guère prendre soin mais entre lesquelles la sienne avait frissonné…
Cette nuit-là Aurore dormit mal, flottant parfois dans un demi-sommeil peuplé de songes étranges dont le souvenir au réveil lui mit le rouge au front.
Mis au courant par son épouse de la façon dont s’était déroulée ce qu’il fallait bien appeler une audience, Loewenhaupt se contenta de commenter avec un mince sourire :
- C’est un peu de ce que j’attendais…
Sans vouloir s’en expliquer davantage.
Cependant, retiré dans leur chambre avec Amélie qui le pressait de questions, il finit par laisser tomber :
- J’étais sûr qu’Aurore l’éblouirait…
- Qui cela ?… Le prince ? Mais il est marié, Frédéric, et encore jeune marié. J’ajoute que ce fut un mariage d’amour…
- Ce fut. Ce l’est moins ! Regardez la princesse ! A peine dix-sept ans, charmante, je l’admets mais abominablement timide. Elle s’empourpre dès que son époux pose les yeux sur elle et je peux vous assurer que l’amour dont vous parlez n’est plus qu’affection. Il y a déjà quelque temps que lui cherche ailleurs. D’où cette invitation adressée à votre sœur qui passe pour la plus belle fille d’Allemagne. Il a voulu voir. Il a vu… et l’effet produit se révèle indéniable.
Amélie qui buvait un verre d’eau manqua s’étrangler :
- Vous rendez-vous seulement compte de ce que vous êtes en train de dire, mon ami ? Vous, un homme de principes, un chrétien, vous envisagez de mettre votre sœur dans le lit d’Auguste ? Et avec une certaine satisfaction, dirait-on ?
- Ce sont les temps qui le veulent ! Notre prince est un dévoreur de femmes. Il en faut une auprès de lui qui soit à sa hauteur.
- Aurore n’a jamais dévoré personne, que je sache !
- Là où ses pas l’ont portée, ils ont laissé quantité de ravages… dont elle ne s’est pas rendu compte, n’ayant en tête que le malheureux Philippe. Il est temps qu’elle revienne chez les vivants.
- Vous aussi le croyez mort ?
- Cela me paraît l’évidence. On a dû enfouir son corps quelque part et il est possible qu’on ne le retrouve jamais. Nous, nous sommes vivants et si nous ne voulons pas qu’une autre famille s’empare du pouvoir par favorite interposée, Aurore est notre meilleure arme. Elle a largement ce qu’il faut pour faire une souveraine remarquable.
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