- Quatre cent mille ? Mon Dieu ! D’où pouvaient-ils venir ? Je sais qu’il rassemblait secrètement des fonds en vue de notre départ commun mais je n’aurais pas imaginé une somme pareille ?

- S’il l’a écrit c’est que c’était vrai, mais le banquier n’a rien reçu.

- Aurait-il osé s’en emparer ?

- Je l’ai cru d’abord mais ne le pense plus. Une circonstance que je n’ai pas le temps de vous expliquer m’a permis de voir le rubis familial au cou de la Platen. L’envoi a dû être détourné par ses gens. Par le truchement du duc, le Hanovre entier est sous la griffe de cette femme…

- Oh, je sais ! Et surtout qu’elle me haïssait autant et plus que ma belle-mère ! Elle était folle de Philippe et le cachait si peu que je n’ai jamais compris la raison pour laquelle son amant en titre et le reste de la famille lui accordaient un tel pouvoir ! Pensez-vous qu’elle aurait pu jouer un rôle dans la disparition de Philippe ?

- Pourquoi non puisqu’elle fait ce qu’elle veut d’Ernest-Auguste ? Elle peut très bien avoir obtenu un ordre d’arrestation pour qu’il soit enfermé dans l’un de ses châteaux… J’ai envoyé…

Elle s’interrompit. Dans le miroir placé au-dessus de la cheminée, elle venait de voir s’entrouvrir la porte sous la main du vieux gentilhomme. Elle comprit que le temps imparti était écoulé et reprit plus haut et en se levant :

- Je suis rassurée, ma chère fille, de vous voir aussi raisonnable ! Mais il faut que vous me promettiez de prendre plus grand soin de votre santé ! Le confinement ne vous vaut rien…

- Ce n’est pas moi qui l’ai demandé, Madame ! J’avoue d’ailleurs que je me sens souvent lasse !

- Je vais en toucher un mot à votre père ! Il vous faut davantage d’exercice… et plus d’air !

Aurore remettait ses coiffes en place quand Sophie-Dorothée demanda :

- Ne m’embrasserez-vous pas, ma mère ? Votre visite m’a réconfortée et je vous demande excuses de vous avoir si mal accueillie au début de notre entretien.

Emue aux larmes, Aurore ouvrit les bras. Les deux jeunes femmes restèrent un instant serrées l’une contre l’autre :

- Ayez confiance, ma princesse ! chuchota Aurore. Je reviendrai.

- Au fait, avez-vous reçu « ses » lettres ?

- Absolument !

- Si vous revenez… apportez-m’en une ou deux… s’il vous plaît !

- Promis !

- Prenez garde à vous ! Et… remerciez ma mère !

En traversant la chambre, Aurore n’eut pas à faire d’efforts pour dissimuler son visage. Le mouchoir qu’elle tira pour essuyer ses larmes suffit amplement. Répondant d’un signe de tête au profond salut du vieux couple, elle se jeta dans l’escalier au bas duquel le gouverneur Wackerbach l’attendait. Elle eut l’audace de lui demander :

- Qui sont ces gens qui vivent avec ma fille ? Je ne les connais pas.

- Oh, ce sont des personnes de qualité ! Le comte et la comtesse von Neudorf. La cour de Hanovre les a recommandés pour leur venir en aide parce qu’ils sont ruinés !

Des Hanovriens ! Elle aurait dû s’en douter !

- Ne pouvait-on trouver mieux pour tenir compagnie à une jeune princesse ? Ils ont chacun un pied dans la tombe, lâcha-t-elle avec une rage dont elle ne fut pas maîtresse.

L’autre se mit à patauger :

- C’est… c’est possible mais… je n’y suis pour rien ! Votre Altesse devrait savoir… ce sont les ordres et…

- Il suffit ! Essayez de vous rappeler à l’occasion que vous êtes aux ordres de mon seigneur époux !

Et, se mouchant une dernière fois avec vigueur, elle s’engouffra dans la voiture dont un laquais lui tenait la portière ouverte. Le cocher fit faire demi-tour à ses chevaux, cependant qu’à l’intérieur, la duchesse et Aurore changeaient à nouveau de personnalité. Ce qui permit à Eléonore de remettre la tête à la portière au moment où l’on franchissait le pont-levis sur lequel Wackerbach était accouru pour un ultime salut :

- Souvenez-vous de mes paroles, major ! Je reviendrai !

Après quoi elle ferma la vitre et se rejeta en arrière :

- Alors ? Comment l’avez-vous trouvée ? Et qu’a-t-elle dit ?

- Ses derniers mots ont été pour Votre Altesse. Elle m'a demandé de la remercier… et de l’embrasser !

- C’est ce qu’elle a dit ?… Vraiment ?

- J’en fais serment !

- Oh, mon Dieu !… Merci… merci !

Sous le choc de l’émotion, la carapace de froideur dont s’enveloppait Eléonore se fissura pour laisser voir la mère. Une mère bouleversée qui étreignit soudain Aurore en pleurant.

- Il faudra revenir, Madame la duchesse, chuchota-t-elle. Je le lui ai promis. Elle a tellement besoin de se sentir aimée.

- Je m’en souviendrai. Racontez maintenant !

Elle n’en eut pas le loisir. Le capitaine commandant l’escorte fit faire halte au carrosse et vint, chapeau bas, demander les ordres :

- Nous ne pourrons pas rentrer à Celle cette nuit, Madame la duchesse. Il recommence à neiger : le chemin va se faire plus difficile et les hommes comme les chevaux doivent se reposer !

- Arrêtez-vous au prochain village digne de ce nom. Il y aura bien une auberge que vous réquisitionnerez. J’avoue qu’à moi aussi une soupe chaude et une chope de bière me feraient plaisir. Pas vous, baronne ?

- Oh, sans aucun doute, Madame. Avec un peu de chance, Votre Altesse trouvera peut-être un verre de vin !

Elle savait, en effet, qu’Eléonore détestait la bière et n’en buvait que quand il lui était impossible de faire autrement ou encore pour complaire à son époux…

La voiture repartit.

- Pensez-vous, comtesse, que la chance soit avec nous aujourd’hui ? demanda Eléonore au bout d’un instant.

Celle-ci lui offrit un sourire éclatant :

- J’en suis certaine, Madame. Nous avons pu faire du bon travail. J’espère qu’il en est de même pour Nicolas d’Asfeld…

Elle avait raison. Non seulement l’auberge que l’on investit littéralement était propre mais sa cave contenait quelques fûts de vin. Quant à Nicolas, du temps allait s’écouler sans apporter de nouvelles…

DEUXIÈME PARTIE

LES FLAMMES DE LA PASSION

1695-1696

CHAPITRE VIII

UNE LETTRE DE DRESDE

La duchesse Eléonore rendue à ses obligations, son palais et son époux… ne se priva pas de faire entendre à celui-ci quelques vérités premières tant l’avait mise hors d’elle le fait qu’il se fût abaissé à autoriser que sa fille soit « confiée » à des Hanovriens sur les terres des Brunswick-Lunebourg :

- C’est tout bonnement intolérable à moins que vous ne me disiez dans quel placard se trouve le cadavre qui vous livre pieds et poings liés à Ernest-Auguste ? Ce n’est pas, je l’espère, celui de Koenigsmark ?

A sa surprise, elle le vit pâlir, ce qui n’était pas un mince exploit pour cette face perpétuellement empourprée par les abus de la table.

- Qu’allez-vous chercher là ? grommela-t-il en choisissant un fruit confit dans un drageoir placé à portée de sa main. Ses dents n’étant plus ce qu’elles avaient été, il le grignota avec autant de prudence que de délectation. Cet exercice lui procura les quelques secondes de réflexion rendues nécessaires par l’attaque brutale de sa femme.

- Eh bien ? s’impatienta celle-ci.

- Un moment, s’il vous plaît ! Nous sortons de table et vous devriez savoir qu’une digestion harmonieuse est indispensable au bon état de ma santé. Si vous étiez une épouse attentive, vous auriez à cœur de vous en soucier davantage ! Ce que ferait une honnête Allemande mais c’est notre très grande faute, à nous autres souverains, d’aller nous enticher de ces filles du Poitou français nourries au lait de la sorcellerie…

Il essayait de noyer le poisson mais, sachant qu’elle le rattraperait quand elle le voudrait, la duchesse entra dans son jeu :

- Vous autres souverains ? A qui faites-vous allusion ?

- A cet abominable Bourbon, Louis le quatorzième, empêtré entre sa Montespan qui voulait l’enherber et sa Maintenon qui le noie dans l’eau bénite ! Notez que vous m’en voyez ravi ! Plus elles le maltraiteront et mieux je me porterai…

- Quand vous vous livrez à des comparaisons vous n’y allez pas de main morte ! Entre vous et le Roi-Soleil, j’aperçois une légère différence. Mais revenons à notre propos ! Pourquoi notre fille est-elle servie chez nous par des Hanovriens ?

Il essaya de s’extraire de son fauteuil mais Eléonore avait, d’un geste, renvoyé les laquais et il n’y avait plus personne pour l’aider à en sortir. Il se résigna :

- Mon frère m’a fait observer - avec justesse il faut bien l’admettre ! - qu’un entourage fourni par lui serait plus apte à faire respecter les termes du divorce. Les gens de chez nous sont trop attachés à leur princesse. Elle aurait tout obtenu de leur indulgence. Peut-être même serait-elle déjà en fuite…

- Avec qui ? Un fantôme ? Philippe de Koenigsmark est le seul homme avec qui la liberté aurait du prix…

- « Etait » le seul homme. Grâce à Dieu, il est mort !

- Vous en êtes sûr ? Si c’est le cas, vous devriez en informer sa famille et aussi vos pairs que la comtesse Aurore appelle à son aide, sans compter le plus puissant : le jeune Electeur de Saxe qui pourrait venir chercher les armes à la main une réponse que l’on n’a pas encore eu le courage de lui donner. Quant à notre fille, elle est brisée par la douleur et n’a pas besoin d’une collection de bourreaux attachés à elle avec la bénédiction de son propre père ! Vous devriez penser qu’un jour vous aurez des comptes à rendre ! Pas à votre maudit frère mais à Dieu !