- Simplement parce que vous êtes en danger, fit-il avec un haussement d’épaules. Comme tout ce qui touche ou a touché de près comme de loin à votre frère. Michel Hildebrandt vient de vous en apporter la preuve tragique. Après avoir déménagé la demeure du comte, il n’aurait jamais dû revenir.

- Je ne vois pas pourquoi. Il était du pays, il y possédait un peu de bien et c’était grâce à ses compétences, à son honnêteté et à la sympathie qu’il inspirait que mon frère l’avait engagé en tant que secrétaire. Celui-ci ayant… disparu, il était normal qu’ayant accompli son devoir envers nous, il revienne à son foyer.

- Vous devriez m’accorder autant de confiance que Michel m’en gardait. Je n’ignorais pas qu’il souhaitait quitter définitivement Hanovre pour s’attacher à votre maison. Il n’était là que pour essayer d’en apprendre davantage sur l’absence d’un maître qu’il refusait de croire définitive…

- Comme moi-même, Monsieur le pasteur.

- Je ne peux pas vous le reprocher… encore que je craigne fort que vous n’entreteniez une illusion. Chacun ici est persuadé qu’il ne reviendra plus…

- Que c’est commode ! Cela a permis la hâte indécente avec laquelle on a mis à sac sa maison avant de la vendre avec ses chevaux et je n’arrive pas à comprendre par quel tour de force Michel Hildebrandt a réussi à sauver ses effets personnels.

- Les créanciers ayant été payés, il était difficile de le lui interdire. D’autant qu’il l’a fait au grand jour, au vu et au su de tous, afin d’apporter quelque adoucissement à une famille en deuil…

La patience d’Aurore allait s’amenuisant. Elle n’était pas venue discourir sur les probabilités du sort de Philippe :

- Puisque tout le monde, et vous le premier, êtes persuadé de la fin tragique de mon frère, vous devez bien étayer cette conviction sur une base solide ?

- Comment l’entendez-vous ?

- Oh, c’est élémentaire. Il est mort dites-vous ? Ce qui veut donc dire qu’on l’a tué. Alors moi je veux savoir qui ? Vous devez bien avoir une idée là-dessus ?.. Et ne me parlez pas du comte de Lippe ? Ce n’était qu’un leurre. Alors qui ?

Le maigre visage strictement rasé se contracta un instant comme sous l’empire d’une douleur :

- En vérité, je n’ai aucune certitude. Rien que des doutes. D’ailleurs confirmés par la mort de Hildebrandt… Je suis persuadé que son assassin est le même que celui du comte Philippe.

- Son assassin ? Il en aurait fallu plus d’un pour ôter la vie à mon frère.

- Vous avez peut-être raison, si l’on considère qu’après la mort de ce pauvre garçon, sa maison a été pillée comme la vôtre. La méthode était la même, la main devait l’être aussi.

- Mais enfin, personne n’a rien vu ? lança Nicolas qui, à son tour, perdait patience.

- Peut-être, mais l’on se taira et si j’avais une certitude je la garderais pour moi. D’abord parce que mon ministère interdit la dénonciation…

- Vous préférez laisser courir les meurtriers ? ironisa Aurore avec amertume.

- Non, mais la disparition du comte Philippe est devenue un secret d’Etat. Par conséquent mortel. N’oubliez pas que la Saxe demande des comptes. Et tout ce qui peut rappeler son souvenir sur cette terre de Hanovre doit disparaître. C’est pourquoi je vous supplie de repartir sur-le-champ…

- Avec le respect que je vous dois, Monsieur le pasteur, laissez-moi vous dire que chacun est libre de sa destinée donc de risquer sa vie…

- La vôtre, oui. Pas celle des autres ! Je dois vous préciser que même l’aubergiste chez qui vous devez loger est en danger si quelqu’un vous reconnaît. Et je vous ai reconnue, comtesse Aurore ! Alors partez !… Je parle, croyez-le, dans l’intérêt des gens de ce pays autant que du vôtre !

- Je ne cherche pas mon intérêt, pasteur Cramer, mais la vérité. Puisque vous vous êtes annoncé, dès l’abord, comme un ami, prouvez-le !

- Mais je le prouve en vous implorant de vous en aller sans chercher plus avant : il n’y a déjà que trop de sang versé… sans compter les morts vivants.

- A qui faites-vous allusion ?

- A celle que l’on a affublée de ce titre dérisoire de duchesse d’Ahlden… et à Eléonore de Knesebeck qui ne reverra sans doute plus la couleur du ciel. Ces deux-là, j’en suis convaincu, savent la vérité… mais je ne vois pas comment vous pourriez la leur demander.

Aurore ne sut que répondre. Son regard bleu essayait de percer le secret de ce visage à ce point immobile que ce devait être le résultat d’un long entraînement. Il savait quelque chose… et peut-être encore plus qu’elle ne l’imaginait. Le sort de Sophie-Dorothée et celui de sa suivante n’étaient connus que depuis bien peu de temps. Or il semblait n’en rien ignorer… Pour s’en assurer, elle demanda comme par inadvertance :

- Pauvre Eléonore ! Je ne connais pas les prisons du Leineschloss mais en pleine ville, une aide pourrait lui venir…

- Elle n’y est pas. C’est dans une forteresse du Harz qu’elle a été transportée. Il faut prier pour elle !

Il était tombé dans le piège. Comment ce pasteur de quartier pouvait-il être au courant des décisions d’un tribunal secret qui n’avait siégé que quatre jours plus tôt ?… A moins qu’il n’en ait fait partie ? Mais il serait inutile de le lui faire remarquer. Elle se contenta de lui offrir un faible sourire en quittant son tabouret :

- Eh bien, il me reste à vous remercier, Monsieur le pasteur. A la fois de votre accueil et des soins que vous prenez de la dépouille mortelle d’un ami cher. Soins auxquels vous me permettrez de participer, ajouta-t-elle en tirant de sa bourse une pièce d’or… qu’il refusa :

- Vous n’êtes pas dans une église catholique où l’on fait payer les prières et un apparat hors de saison, fit-il avec un mépris qui empourpra les joues de la jeune fille :

- Vous auriez pu accepter… ne serait-ce que pour secourir des pauvres gens en son nom ? Ou, cette église, qui est la mienne, se contente-t-elle de leur offrir des prières pour apaiser leurs maux ? Quoi qu’il en soit, je vous salue, Monsieur le pasteur.

- Vous allez suivre mon conseil et rentrer chez vous ?

- Je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre…

- C’est la sagesse. Que Dieu vous accompagne !

En se retrouvant dans la rue, Aurore et son compagnon marchèrent pendant un moment sans parler. Ce fut seulement quand on franchit le pont sur la Leine qu’Asfeld émit comme s’il se parlait à lui-même :

- Je commence à me demander s’il n’y a pas un espion dissimulé derrière chaque coin de rue ?

- Pourquoi dites-vous cela ?

- J’explique. Vous êtes ici sous un faux nom, sous des habits de garçon et une apparence qui est loin d’être la vôtre. Si je vous rencontrais quelque part, telle que vous voilà, je ne pense pas que je vous reconnaîtrais. Or, où que vous alliez, il y a quelqu’un qui n’hésite pas à vous appeler Mlle de Koenigsmark. Passe encore pour Hilda Stohlen qui était plus ou moins éprise de votre frère, qui connaît parfaitement la Cour et vous a vue lors de votre séjour à Hanovre. Mais ce ministre d’une église écartée du centre de la ville ? Vous l’aviez déjà rencontré ?

- Non, j’en suis sûre ! Il a une physionomie, une allure que l’on n’oublie pas et, croyez-le, je possède une excellente mémoire, en particulier des visages. Or, il s’est déclaré mon ami. Un ami qui sait des choses et qui refuse dans mon intérêt, comme il se doit, de les partager avec moi…

- Il a tout de même dit que Mlle de Knesebeck a été envoyée dans le Harz, que la princesse Sophie-Dorothée « règne » désormais sur un désert. D’où sort-il ces informations ? Je n’ai vu aucune proclamation placardée sur les murs et il n’est pas d’usage que l’Electeur de Hanovre fasse appel aux services d’un crieur public. Alors ?

- Alors, le mystère reste entier et j’y inclus la mort de Michel Hildebrandt. Il est revenu ici depuis plusieurs semaines, n’a pas répondu à mes lettres, et il est assassiné le jour de notre arrivée… Qu’est-ce que ça signifie ?

- J’aimerais le savoir. L’hypothèse la plus vraisemblable est que vous êtes constamment surveillée. Peut-être même depuis Hambourg.

- Ce qui supposerait une sorte de réseau plutôt coûteux. Et aux ordres de qui ? Dans l’état actuel des choses nous n’avons nul moyen de le savoir encore que je pencherais volontiers pour Ernest-Auguste et ses Platen, mari et femme. Ceux-là ont les moyens alors que nous n’en avons guère. Que conseillez-vous ?

- D’aller raconter ce que nous venons d’apprendre à Son Altesse la duchesse de Celle… et de ne pas nous éterniser dans ce lieu où l’on dirait bien qu’il pourrait pleuvoir des poignards. Et je n’ai qu’un seul dos à mettre entre eux et vous !… Auriez-vous envie d’acheter des tissus ?

Aurore venait, en effet, de s’arrêter devant la boutique d’un drapier, mais c’était pour dévisager son « garde du corps » avec un œil neuf. Elle l’avait pris jusque-là pour un benêt, regrettablement amoureux d’elle sans doute et doté d’un grand courage, mais incapable d’aligner bout à bout trois idées intelligentes. Et voilà qu’elle se surprenait à causer avec lui comme avec un ami dont les avis méritaient au moins l’examen et qui, en outre, n’était pas dépourvu d’humour. En vérité c’était à n’y pas croire.

- Aurais-je dit une stupidité ? s’inquiéta-t-il.

Elle eut un petit rire moqueur :

- Absolument pas ! Je viens seulement de comprendre que je vous avais mal jugé. C’est donc moi qui suis stupide : vous êtes quelqu’un de bien en réalité… et j’ai l’impression que nous allons être amis !

- Je… oh, merci !

Il devint soudain rouge vif et, sous ce regard amusé qui le détaillait, il se remettait à bredouiller. Aurore, alors, glissa son bras sous le sien pour reprendre le chemin comme feraient deux camarades :