- En tout cas, je me demande s’il y a quelqu’un là-dedans. Les volets sont fermés.

- Il est encore tôt et votre « secrétaire » ne se lève peut-être pas de bonne heure ? Je vais sonner.

Joignant le geste à la parole, il empoigna la chaîne suspendue près de la porte et l’agita vigoureusement à plusieurs reprises, mais sans faire surgir le moindre signe de vie.

- On dirait qu’il n’y a personne, remarqua-t-il en déclenchant un nouveau carillon qui, cette fois, fit apparaître à la fenêtre d’un logis voisin une tête d’homme coiffée d’un bonnet qui tonna :

- Qu’est-ce que vous avez à faire ce tintamarre du diable ? Vous n’avez pas encore compris qu’il n’y a personne ?

- Je m’en rends compte, fit Nicolas sans se démonter, mais je suis venu de loin pour rencontrer M. Hildebrandt et vous me voyez fort contrarié de son absence. Sauriez-vous par hasard où il est ?

L’homme au bonnet grommela des mots intraduisibles et referma sa fenêtre… qui se rouvrit presque aussitôt pour livrer passage à un visage de femme. Elle cria :

- Patientez un moment ! Je descends !

Un instant plus tard, enveloppée d’un vaste châle et chaussée de sabots, une dame replète dont le capuchon recouvrait un chignon de nattes en cheveux gris surmonté d’un affiquet de ruban noir les rejoignait, arborant une mine compatissante qui fit froncer les sourcils d’Aurore.

- Vous cherchez ce pauvre M. Hildebrandt ? demanda-t-elle en frottant l’une contre l’autre ses mains à demi couvertes de mitaines de laine noire. Vous étiez de ses amis peut-être ?

- Pourquoi « étiez » ? gronda Aurore qui n’aimait pas plus l’air confit de la bonne femme que la rudesse de son époux. Lui est-il arrivé quelque chose ?

- Ça on peut le dire ! Pauvre jeune homme ! Toujours si poli ! On ne le voyait pas souvent, surtout après la mort de ses pauvre parents qui étaient bien les voisins les plus paisibles et les plus obligeants qui soient. Nous en parlons souvent, Herr Acker et moi. Herr Acker est mon mari et il ne faut pas lui en vouloir s’il se montre parfois un peu grincheux. Ce sont ses rhumatismes, vous savez et avec ce temps…

Le discours risquait de durer, Nicolas y mit fin sans trop de douceur :

- Pardon, madame mais si nous compatissons aux douleurs de monsieur votre époux, c’est de Michel Hildebrandt que nous sommes en peine. Que lui est-il arrivé, s’il vous plaît ?

- Il est mort, mon pauvre monsieur…

- Mort ? lâchèrent simultanément Aurore et Asfeld. Mais comment ?

- Oh, bien vilainement ! Il ne méritait pas ça mais vous savez…

Refrénant difficilement l’envie de prendre cette femme aux épaules pour la secouer comme un prunier, Aurore s’écria :

- Mais enfin comment est-il mort ? Dites-le, par tous les diables !

Son dernier mot lui valut un regard horrifié et la femme se signa précipitamment :

- Il a été assassiné !… Là, devant sa porte ! On l’a trouvé hier matin dans la neige, un grand couteau planté dans le dos, juste en travers du seuil. Même que son corps empêchait de fermer la porte… Vous vous sentez mal, jeune homme ? ajouta-t-elle à l’intention d’Aurore. Les jambes fauchées par ce nouveau coup du sort, elle s’était assise sur le montoir à chevaux.

En dépit du froid, la petite scène que jouaient depuis un instant les trois personnages avait éveillé les curiosités. Des gens, rapidement couverts de ce qui leur était tombé sous la main, s’approchaient, mais quelqu’un fut plus rapide qu’eux : le pasteur de l’église voisine. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre ce qui venait d’arriver et il opposa aussitôt sa haute silhouette aux curieux :

- Je vous en conjure, mes frères ! Rentrez chez vous ! Si ces jeunes gens sont de la famille du mort, il ne faut pas que votre indiscrétion ajoute à leur chagrin. Je vais m’en occuper. Quant à vous, allez prier ! Cela sera meilleur pour tout le monde !

Sa voix profonde comme un bourdon de cathédrale, le feu impérieux de ses yeux lui conféraient sans doute une grande influence. Le flot s’arrêta net puis reflua lentement. A regret visiblement, mais il reflua. Telle une meute à l’ordre d’un piqueur. Celui-ci se tourna vers les deux étrangers :

- Je suis le pasteur Cramer, dit-il. Seriez-vous de la famille ? Il me semblait pourtant que le malheureux n’en avait plus.

- Seulement des amis, répondit Asfeld pour laisser à Aurore le temps de se remettre. Nous venons de Hambourg et nous ne sommes que de passage dans cette ville, mon jeune cousin et moi, et l’idée nous est venue de saluer Herr Hildebrandt avec qui nous avons lié connaissance au cours d’un de ses séjours à l’hôtel Wrangel. Or nous tombons sur cette catastrophe à laquelle nous ne comprenons rien et qui nous atterre.

- Comment vous appelez-vous ?

- Je suis Nicolas Asfeld et voici Hugo Mellendorf, répondit-il, avalant volontairement les particules. Auriez-vous la bonté, Monsieur le pasteur, de nous dire pour quelle raison on a tué ce malheureux Michel et aussi ce que l’on a fait de son cadavre ? Les gens de M. le bourgmestre s’en sont chargés je pense…

- Non. C’est moi. Il est dans la crypte de l’église et en souvenir de ses parents qui étaient les meilleurs gens du monde, je compte m’occuper de ses funérailles…

- Mais enfin, coupa Aurore, n’y aura-t-il pas enquête de la police ducale ? Il faut savoir qui l’a tué…

- Le palais a déclaré qu’il laissait ce soin à la police urbaine…

- Ce qui signifie que l’assassin peut dormir tranquille, fit la jeune fille avec une colère dont elle ne fut pas maîtresse… Oh, c’est indigne, indigne ! Ce garçon a-t-il cessé d’être sujet de l’Electeur parce que…

La main de Nicolas lui serra discrètement le bras pour lui faire comprendre qu'elle en disait trop et en même temps il demandait :

- Pouvons-nous le voir afin de nous recueillir ?

- Bien sûr ! Suivez-moi !

Laissant la femme Acker assez perplexe rejoindre des commères que son intervention avait tenues à l'écart mais qui étaient toujours présentes, le pasteur dirigea les deux jeunes gens vers l’église dont, en sortant, il avait pris soin de fermer la porte. Rien dans son visage ne permettait de deviner ce qu’il pensait, mais quand il les eut fait entrer sous la voûte gothique où il faisait plus froid encore qu’à l’extérieur, il referma à deux tours de clé avant de les guider vers l’étroit escalier descendant à droite de l’autel. L’église était sombre mais la crypte l’était davantage en dépit des deux bougies allumées de part et d’autre d’un cercueil en bois rustique posé sur des tréteaux. Un cercueil dans lequel reposait Michel Hildebrandt, les mains croisées sur sa poitrine.

A cette vue, Aurore tenta de retenir un sanglot mais la main de Cramer se posa sur son épaule tandis qu’il murmurait :

- Ne craignez pas de donner libre cours à votre chagrin, Mademoiselle de Koenigsmark ! Vous êtes ici dans la maison de Dieu mais aussi d’un ami…

CHAPITRE VI

ÉTRANGE INCOGNITO !

Trop choquée par ce qu'elle voyait, Aurore ne s’étonna même pas d’avoir été reconnue. Un prie-Dieu était disposé devant le jeune mort. Elle s’y laissa tomber plus qu’elle ne s’agenouilla et, le visage enfoui dans ses mains, essaya de prier. C’était déjà difficile de mettre deux idées sensées bout à bout, alors trouver les mots capables d’attirer sur elle la clémence du Ciel ! En plein désarroi, elle ne savait que répéter :

- Pourquoi, mon Dieu ! Mais pourquoi ?…

Tout en versant des larmes abondantes, elle osait à peine regarder ce visage à jamais immobile, hier encore plein de vie et de projets. Elle revoyait le sourire qu’il avait eu lorsqu’elle lui avait annoncé qu’elle souhaitait le garder auprès d’elle, et c’était un crève-cœur de plus parce qu’il ne faisait aucun doute que ce pauvre garçon était mort pour elle…

Elle aurait pu rester là des heures si la main du pasteur ne s’était posée sur son épaule :

- Venez ! Vous avez besoin de réconfort et aussi de parler. Allons chez moi !

Elle accepta d’un hochement de tête et se releva :

- Quand comptez-vous l’enterrer ?

- Demain auprès de ses parents. Ce soir au prône j’inviterai les fidèles à venir prier pour lui.

- Nous y serons aussi.

- Sûrement pas ! J’espère même que vous allez quitter cette ville au plus vite…

Sans lui répondre, Aurore fit le tour des candélabres et, se penchant sur le corps, posa un instant ses lèvres sur le front du jeune homme pour un dernier adieu. Il lui sembla alors qu’une ombre de sourire passait sur ce visage auquel la mort avait apporté une sérénité qu’elle ne lui avait jamais connue. Puis, sans attendre les autres, elle remonta l’escalier.

La maison du pasteur Cramer, voisine de l’église, n’offrait aucun signe particulier. Austère et peu meublée, comme il convenait à un ministre célibataire, elle était d’une propreté irréprochable par les soins d’une gouvernante déjà âgée dont la vêture réussissait à être encore plus sévère que celle d’une religieuse catholique : rien que du noir avec juste un mince liséré blanc autour de la coiffe et du col remontant jusqu’au menton. Sans demander l’avis du pasteur, elle ouvrit, devant les étrangers, un petit parloir éclairé par une seule fenêtre faisant face à une grande croix de bois où trois bancs et une demi-douzaine d’escabeaux composaient tout le mobilier. Aurore choisit l’un de ceux-ci cependant que les deux hommes restaient debout, et la jeune fille ne put s’empêcher de se demander à quelle sorte de réconfort Cramer avait fait allusion : il n’y avait même pas de feu dans la cheminée !

Il dut deviner ce qu’elle pensait car, avant que la femme n’eût refermé la porte, il lui proposa un peu de lait chaud. Qu’elle refusa. Elle avait hâte à présent de retourner chez Stohlen. Aussi questionna-t-elle : pourquoi son hôte semblait-il si pressé de les voir quitter la ville ?