Le rude visage du lieutenant n’évoquait en rien une tendre corolle aussi, voyant Aurore esquisser une grimace, l’aimable baronne reprit :

- Si vous pensez trouver mieux je ne vous en empêche pas mais, vu l’urgence, sincèrement, je vous conseille de lui faire confiance. Surtout si on lui dit que votre sécurité, votre vie peut-être, vont dépendre de lui.

- De toute façon, interrompit la duchesse, je ne peux déplacer que lui sans que l’on pose des questions. Maintenant, parlons de l’asile.

- Il ne devrait pas y avoir de difficulté, fit Mme Berckhoff qui semblait avoir réponse à tout. Peter Stohlen qui dirige le théâtre à la Cour possède une vaste maison proche du Leineschloss, où il reçoit les différentes troupes passant dans la ville puisque jusqu’à présent, l’Electeur n’a pas encore réussi à s’en attacher une. Il y a toujours foule chez lui et, n’importe comment, deux étrangers passeront inaperçus. En outre, il a épousé une ancienne femme de chambre de l’Electrice Sophie, remerciée pour ne pas dire chassée à la suite d’une bizarre affaire d’éventail perdu dont la Platen cachait à peine qu’il lui plaisait. Que croyez-vous qu’il advint ? L’éventail disparut et ne fut pas retrouvé. Mais Hilda était responsable de cette partie de la garde-robe ducale et comme il fallait bien trouver une coupable cet honneur lui échut. L’Electeur lui fit comprendre qu’il lui serait agréable qu’elle se sacrifie. En récompense elle épousa Peter Stohlen, ce qui était une façon élégante de s’en débarrasser. Il était d’ailleurs amoureux d’elle et ce fut un bon mariage. Or je connais bien Peter, qui est né à Berckhoff, frère de lait de mon défunt époux. J’ai donc offert un présent lors du mariage, ce dont Hilda m’a été reconnaissante. J’ajoute qu’elle n’a pas pardonné au couple grand-ducal de l’avoir prise comme bouc émissaire…

- On peut la comprendre, remarqua Aurore, mais elle et son époux connaissaient mon frère et je lui ressemble.

- Pas à ce point, et l’on peut toujours ajouter quelque artifice. Au demeurant, elle sera heureuse de vous héberger. Justement parce que votre visage lui en rappellera un autre. C’est une femme très… vraiment très sentimentale !

- Vous voulez dire qu’elle avait un faible pour lui ?

- Elle n’était pas la seule et vous le savez. Je vais vous donner une lettre pour elle. Officiellement vous pourriez être deux amis d’enfance censés rechercher un jeune cousin fugueur, et l’idée vous serait venue d’explorer le milieu des comédiens. Vous n’imaginez pas le nombre de gens que l’on y trouve et qui n’ont rien à y faire !

- Mais pourquoi ?

- Oh, les raisons sont multiples : échapper à une famille trop contraignante, envie de voir du pays, entrer dans des châteaux, changer de personnalité ou même suivre le destin d’un acteur ou d’une actrice en les rejoignant sur les planches afin d’y vivre jusqu’au bout une histoire d’amour.

- C’est vrai ! soupira Aurore devant qui Charlotte venait d’ouvrir des perspectives insoupçonnées. Les comédiens vont partout, entrent partout, et nul ne peut dire ce qui se cache sous leurs masques…

- N’est-ce pas que mon idée est bonne ? Vous pourrez faire entière confiance à Hilda. Et comme elle fait ce qu’elle veut de son époux et de son beau-père qui vit avec eux…

- Reste à savoir si le baron d’Asfeld acceptera ?…

- Cela, j’en réponds, coupa la duchesse. J’admets qu’il ait un air quelque peu empaillé, mais il pourrait vous réserver des surprises. Fiez-vous à lui.

Les choses étant ainsi réglées, la duchesse allait se retirer quand Aurore demanda la permission de poser une dernière question. Ce qui lui fut accordé.

- Votre Altesse sait-elle ce qu’il est advenu de Mlle de Knesebeck ? Je l’ai connue lorsque je tenais la maison de mon frère et… j’avais de l’amitié pour elle.

Elle n’ajouta pas qu’elles avaient servi, l’une comme l’autre, de boîtes aux lettres à ce grand amour que l’on venait de briser, mais il y avait une chance pour que la duchesse s’en doutât. Son regard, d’ailleurs, s’attarda un instant sur la jeune fille avec une immense tristesse :

- Ma pauvre filleule ! C’est bien à vous, comtesse, de vous en souvenir parce que c’est elle qui va payer le plus cher. Les juges de Hanovre l’ont chargée au maximum. Tout est sa faute Alors, détenue jusqu’à présent dans l’une des geôles de Leineschloss, elle doit être en route à cette heure pour la forteresse de Scharfeld où elle est condamnée à finir ses jours au secret.

- Scharfeld ? Où est-ce ?

- Dans le Harz. Non loin du mont Brocken sur lequel on dit que durant la nuit de Walpurgis se rassemblent les sorcières. C’est de cela qu’on a fini par l’accuser. Elle aurait empoisonné l’esprit de ma fille avec ses conseils perfides. Elle est le serpent qui, dans le jardin d’Eden, a incité Eve à la désobéissance fatale…

- C’est idiot ! remarqua la baronne. Jamais fille n’a eu besoin de conseils pour tomber amoureuse d’un beau garçon. Et ces gens ont vu de la sorcellerie là-dedans ? Ce serait à mourir de rire si ce n’était à pleurer !

- Ne riez pas ! Elle a échappé de justesse au bûcher ! Raccompagnez-moi à la voiture, baronne ! Je suis très lasse. Quant à vous, comtesse, j’espère vous revoir bientôt. Peut-être parviendrons-nous, en nous alliant, à adoucir le sort de ma pauvre enfant !

- Il n’y a qu’un seul remède à son mal : retrouver mon frère vivant ! Aidez-moi dans ce sens, Madame, et vous n’aurez pas de plus fidèle servante que moi…

- Dieu nous entende toutes deux !

Elle se signa rapidement puis, reprenant les fourrures qu’elle avait abandonnées en entrant, Eléonore de Celle s’en alla, raccompagnée jusqu’à sa voiture par Charlotte Berckhoff.

Quand celle-ci revint, ce fut pour annoncer à Aurore qu’Asfeld viendrait la chercher peu avant sept heures, lorsque s’ouvraient les portes de la ville. Puis elle demanda à sa visiteuse si elle souhaitait un chocolat chaud avant de se mettre au lit. Aurore refusa :

- En revanche, ajouta-t-elle, il me semble qu’un verre de cette eau-de-vie qui a si bien réussi à Son Altesse me ferait plaisir.

- Combien vous avez raison ! approuva la baronne en riant. Et si vous désirez le savoir j’en bois quelques gouttes chaque soir. Je n’en dors que mieux ! En outre, c’est un excellent moyen de sceller une amitié toute neuve. J’espère en effet que vous voudrez bien considérer à l’avenir cette maison comme la vôtre. En souvenir de cette chère Christine, votre mère !

Cette nuit-là, Aurore dormit comme un ange. Nécessité de réparer sans doute la fatigue d’une longue chevauchée mais aussi par cette qualité de sommeil que procurent la confiance et la certitude de s’abandonner entièrement au confort d’un lit amical… C’était tellement appréciable.

Le soleil levant - si l’on pouvait appeler ainsi la curieuse lumière jaunâtre étendue sur la triste campagne - la trouva trottant au côté de Nicolas sur la route de Hanovre. L’atmosphère, sans être franchement cordiale, s’était détendue entre eux. Visiblement, Asfeld était enchanté de servir de mentor « sine die » à son ami d’enfance Hugo de Mellendorf qui avait entrepris de visiter les diverses cours allemandes pour retrouver un cousin fantôme et se construire un destin convenant à un jeune homme de bonne souche mais de petite santé ce qui, surtout à Hanovre, représentait la meilleure parade contre les recruteurs d’Ernest-Auguste toujours prêts à enrichir leur cheptel d’une nouvelle unité. Aussi, sur le conseil de Charlotte Berckhoff, les belles couleurs d’Aurore se cachaient-elles à présent sous une couche de crème jaunâtre qui avec ses cheveux noirs et ses longs yeux qu’elle tenait à demi fermés lui conférait un curieux air asiatique. Cette fois, elle était à peu près méconnaissable.

Le vent soufflant dans le bon sens et le temps ayant consenti à rester sec, on atteignit Hanovre peu avant l’heure du souper mais, cette fois, Aurore n’hésita pas sur le chemin à prendre et les mena tous deux à la maison Stohlen où l’hiver étaient hébergées les troupes de comédiens assez courageux pour braver le froid, la neige et les mauvaises routes. Le plus souvent des Allemands qui, s’ils avaient l’honneur d’être appelés parfois au château, faisaient en général la joie des gens de la ville dans le théâtre accolé au Leineschloss voisin. Aux beaux jours venaient des comédiens français, très à la mode depuis que la princesse Palatine, Elisabeth-Charlotte nièce de l’Electrice Sophie, avait épousé le duc d’Orléans, frère de Louis XIV, et vivait dans le prestigieux Versailles. Ils donnaient alors leurs représentations dans le théâtre de verdure de Herrenhausen où ils étaient fort prisés. Surtout depuis que l’Electrice Sophie, en personne, s’était donné le plaisir de jouer Médée dans la pièce de M. Corneille.

Contrairement à ce qu’avait dit la duchesse de Celle, la maison Stohlen était vide. Ou à peu près. Il ne s’y trouvait que le couple Stohlen et le beau-père de Hilda, le vieux Thélonius qui, pris par le théâtre sur le tard - il était autrefois caviste au château -, s’y était jeté à corps perdu et faisait encore merveille dans les rôles de vieillard quinteux et atrabilaire. Au demeurant le meilleur homme du monde… Tous trois accueillirent les voyageurs avec un plaisir évident. Ils n’avaient rien à refuser à la baronne mais ne purent confirmer ce qu’avait annoncé la duchesse. Cela faisait des mois que personne n’était venu poser son sac chez eux, et l’hiver guère plus rude que d’habitude n’y était pour rien. La ville et ses princes étaient trop étroitement imbriqués pour que le drame des uns ne déteignît pas sur l’autre :

- Depuis que l’on sait la princesse héréditaire enfermée et son amant disparu, confia Hilda à Aurore tandis qu’elle la conduisait à sa chambre, celle-ci ayant demandé à se coucher tout de suite, nous n’avons reçu aucune troupe venant de France ou même d’Italie. En outre, cela fait maintenant deux mois que l’on ne voit plus non plus l’Electeur. Il est malade au point de ne plus assister aux revues militaires qu’il aime tant. C’est « Groin de… », je veux dire son fils, qui s’en charge et comme il passe ses nuits à boire avec sa Mélusine, il a toutes les peines du monde à se tenir à cheval… Ce qui fait d’autant plus mauvais effet sur les troupes qu’ici personne - et surtout pas les femmes ! - n’arrive à oublier le beau colonel de la Garde qui transformait ces revues en une véritable fête. Rien qu’à le voir dressé sur son splendide cheval noir dont les jambes fines dansaient sous lui, avec son sourire à belles dents blanches et les plumes de son chapeau que le vent ébouriffait, on se sentait fondre le cœur. Et maintenant il n’est plus là…