- Vous voilà à bon port, comtesse… et débarrassée de moi par la même occasion, dit-il. A présent je vais rendre compte..

Il fit volter son cheval et disparut sous la voûte si vite que la jeune fille n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. D’ailleurs, en mettant pied à terre, elle vit la baronne Berckhoff venir à sa rencontre avec un sourire :

- Entrez vite ! fit celle-ci, vous devez être lasse ! Puis baissant la voix tout en glissant son bras sous celui de la voyageuse, elle lui confia : « J’avoue que je ne m’attendais pas à recevoir un jeune seigneur mais l’idée n’est pas mauvaise, au contraire. Son Altesse sera satisfaite. »

- Quand la verrai-je ?

- Sans doute viendra-t-elle bientôt prendre de mes nouvelles. Je suis censée être souffrante, expliqua-t-elle en montrant la canne dont elle étayait une démarche prudente.

- Vous vous êtes blessée ?

- Une chute qui a réveillé une ancienne douleur. Ce qui m’empêche de rester debout durant des heures au palais comme l’étiquette m’y oblige. C’est arrivé il y a quatre jours… quelques minutes après que la duchesse eut dépêché vers vous le jeune Asfeld. C’était le seul dont nous puissions être sûres : vous êtes devenue son idole et il se ferait hacher pour vous. J’espère qu’il vous a bien soignée ?

- Trop ! Beaucoup trop ! Il m’a couvée de l’œil tout au long du voyage comme si j’étais du lait sur le feu…

Sans cesser de parler, les deux femmes étaient arrivées dans la salle principale de la maison où le couvert était mis devant une cheminée de pierre sculptée, digne d’un château et dans laquelle brûlait une pyramide de bûches.

- On peut servir à l’instant si vous le souhaitez, proposa la baronne mais peut-être préférez-vous vous rafraîchir dans votre chambre ?

- Ma foi non, si vous le permettez ! Je suis gelée et je meurs de faim mais j’aimerais me passer les mains à l’eau… Quant aux vêtements, si vous tenez à souper avec une femme il vous faudra me prêter une robe !

- Non, vous êtes parfaite ainsi et ma maison est la plus sûre du duché. Pour tous ici vous êtes une amie de notre pauvre princesse venue secrètement aux nouvelles…

Un voile passa sur l’aimable visage de Charlotte Berckhoff qui d’un doigt rapide essuya une larme indiscrète.

- Mon Dieu ! souffla Aurore. Qu’est-il arrivé ?

Une servante entrait avec une cuvette, un pot à eau et une serviette, obligeant au silence. La voyageuse se lava les mains rapidement puis les deux femmes passèrent à table où la baronne dit les grâces avant de s’asseoir :

- Bénissez, Seigneur, la nourriture que nous allons prendre…

La soupe aux quenelles de foie était épaisse, chaude et réconfortante mais peu propice à la conversation. On l’absorba sans dire mot mais quand on eut servi une oie aux choux et aux pruneaux, la chaleur du plat et le temps requis pour sa dégustation permirent de causer. Ce fut Aurore qui ouvrit le feu :

- Je ne vous cache pas ma surprise en recevant le billet de Son Altesse. Nous nous étions quittées en termes si froids… pour ne pas dire pire.

D’une serviette délicate, la baronne essuya la mousse de bière qui ornait sa lèvre supérieure :

- Elle est comme cela : coléreuse, imprévisible, trop orgueilleuse pour ne pas avoir eu à en souffrir. Entre la chambre des filles d’honneur de la princesse de Tarente à Breda et le palais où vous l’avez vue, la distance est énorme. Il lui a fallu avaler bien des couleuvres avant de parvenir au sommet et elle a parfois tendance à faire payer aux autres ce qu’elle a eu à souffrir, mais elle est bonne au fond… et surtout elle est malheureuse. D’autant plus qu’elle refuse de l’admettre.

- A cause de sa fille ?

- Evidemment. Ceux qui la connaissent peu ne s’en doutent pas tant elle tient à garder les apparences, mais moi qui suis son amie, la seule peut-être depuis des années, je sais lire derrière le fard du visage et la hauteur du maintien. Notre princesse est son seul enfant… et elle en était si fière ! On peut dire qu'elle l’a élevée avec amour. Elle aurait tellement voulu qu’elle soit heureuse !… Hélas !… Elle a commencé à trembler lorsqu’on l’a donnée à son cousin Georges-Louis après qu’on lui eut enlevé votre frère. Le Hanovrien est un porc. Et maintenant, parce qu’elle n’a pu oublier son amour de jeune fille, on s’apprête à la briser.

- De quelle façon ?

- Elle l’est déjà… et de toutes les façons !

La voix de la duchesse Eléonore venait de répondre du seuil obscur de la porte. Vivement relevées, les deux femmes saluèrent cependant que la visiteuse s’avançait vers le feu pour se laisser tomber dans l’un des grands fauteuils de cuir clouté abandonnés par leurs occupantes… Elle avait abandonné sur le tapis sa pelisse de renard noir que la baronne se hâta de ramasser pour la déposer sur un autre siège, mais ses robes de velours et de satin violet sombre brodées de perles de jais comme son collier et ses boucles d’oreilles annonçaient un deuil qui n’osait pas encore dire son nom. Lorsqu’elle tendit vers le feu ses mains à demi couvertes de mitaines noires en dentelles, et celles qui l’observaient purent les voir trembler. Aussitôt Charlotte Berckhoff se jeta à genoux auprès d’elle :

- Madame, Madame !… Vous m’épouvantez ! Qu’est-il arrivé ?

- Le duc et moi sommes rentrés de Hanovre il y a une heure.

- Vous y êtes allés ?

- En hâte. Il nous fallait voir ces misérables sceller le sort de ma fille… Puis, tournant la tête vers Aurore : « Ah, vous êtes là, comtesse ? Merci d’être venue mais j’ai failli ne pas vous reconnaître, ajouta-t-elle avec l’ombre d’un sourire.

- Il m’a semblé qu’il me serait plus facile d’être utile à Votre Altesse sous ce costume qu’encombrée de jupons. A présent, si elle consentait à me dire ce qu’elle attend de moi…

- A dire vrai, je ne le sais trop pour le moment. Ce que j’ai vu et entendu là-bas m’a bouleversée et je me demande quelle aide je pourrais apporter à ma fille…

Elle raconta alors comment les Hanovre venaient de réunir une Haute Cour consistoriale composée de quatre ecclésiastiques et de quatre laïcs sous la présidence du conseiller privé von Busch. Ils avaient invité les Celle à y assister.

- J’ai la conviction que ces hommes étaient de braves gens empêtrés de ce qu’on leur demandait mais attentifs à respecter scrupuleusement le serment d’impartialité et de justice qu’on leur avait fait prêter. Ils savaient qu’ils allaient avoir à examiner puis à prononcer une séparation « équitable » entre Georges-Louis et son épouse. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est qu’en réalité, ils devaient juger une épouse adultère, déjà privée de liberté et à qui il s’agissait doter quelque chance que ce soit de retrouver un jour un mode d’existence au moins acceptable. Ils n’eurent même pas le choix de la sentence !

- La princesse a été interrogée ? demanda Mme Berckhoff.

- Oui. Elle est apparue comme le fantôme du désespoir, entièrement habillée de noir, si pâle qu’elle m’a épouvantée. Elle semblait absente et aussi peu concernée que possible par ce qui se déroulait autour d’elle. Pourtant, alors qu’il était question à l’origine de prononcer sur une mésentente dans le couple héritier, elle a été immédiatement accusée… et convaincue d’adultère avec le défunt comte Philippe-Christophe de Koenigsmark…

Le cri d’Aurore lui coupa la parole :

- Le défunt ?… Il est donc mort ? Où ? Quand ? Comment ?

- Le comte de Platen, premier ministre, qui représentait l’époux outragé, ne l’a pas dit. Il a éludé les questions que posait à ce sujet le président Busch mais il suffisait de regarder le visage de ma pauvre enfant pour sentir qu’on l’en a persuadée. D’où ce deuil sévère qu’elle avait choisi.

- Mais enfin, reprit la baronne, comment Mgr le duc et vous-même, Madame, avez-vous permis que la princesse soit traitée de la sorte ? Ce devait être insupportable…

- Aussi ne l’ai-je pas supporté et j’ai protesté hautement, mais mon époux a exigé que je me taise… Je me suis alors aperçue qu’il épousait entièrement le ressentiment des Hanovre. Platen a produit les lettres de Sophie-Dorothée trouvées chez Koenigsmark et malheureusement il n’y était pas seulement question de son amour. Vous souvenez-vous, ma bonne Berckhoff, de ce séjour qu’elle fit ici après que son mari l’eut à moitié assommée ?

- Dans quel état ! Nous l’avons soignée et réconfortée de notre mieux mais ce ne fut pas facile.

- Vous n’avez pas oublié non plus cette violente dispute qui l’a opposée à son père parce qu’il refusait de lui donner de l’argent. Elle se plaignait d’être quasiment réduite à la mendicité quand elle avait apporté une dot importante. Alors que les favorites croulaient sous les bijoux et le faste, on lui avait pris une partie des siens pour en parer la grosse Mélusine. Elle disait que ce qui venait de se passer faisait déborder le vase. Elle ne voulait plus user ses jours à trotter indéfiniment derrière l’Electrice Sophie sa belle-mère dont le passe-temps favori consistait à arpenter pendant des heures et à vive allure les allées de Herrenhausen et de ses environs. Elle voulait être hautement reconnue et non traitée de petit « tas de boue » - vous savez que le grand tas de boue c’est moi - et, puisque l’on en était là, obtenir de vivre séparée de son époux dans une résidence personnelle avec un statut adéquat.

- Cela m’aurait semblé sage.

- A moi aussi, mais vous connaissez l’avarice de son père. A l’entendre, elle n’avait qu’à s’arranger pour se faire restituer une partie de sa dot. Lui ne donnerait pas un kreutzer de plus… et elle est partie là-dessus ! Par malheur, les maudites lettres disaient bien autre chose ! Ce qu’elle voulait, c’était fuir en France en compagnie de son amant revenu exprès pour la chercher. En outre, elle ne se privait pas d’y railler les mœurs de son beau-père avec la Platen et de s’y plaindre de son père comme de son époux, traitant l’un de « vieux tyran » et l’autre de bourreau. De cet instant mon époux est devenu son ennemi, plus acharné peut-être que l’Electeur Ernest-Auguste. Et je l’avoue, je l’ai rendu furieux en essayant de prendre la défense de mon enfant.