La maison, avec ses grands poêles de faïence blanche, ne le craignait pas mais il n’en allait pas de même dans les prisons dont certaines tuaient aussi sûrement que la hache du bourreau, quoique plus lentement et donc de façon plus cruelle. La jeune fille repoussa avec horreur l’image de Philippe enchaîné au fond d’une fosse humide dont l’eau finirait par geler, sans lumière et sans espoir. L’évocation fut cependant la plus forte et lui arracha un sanglot.
- Allons, ne vous mettez pas martel en tête ! fit Ulrica, plus fine que son aspect rugueux ne le laissait supposer et qui, parfois, faisait preuve d’une curieuse clairvoyance. Le comte Philippe est un jeune homme vigoureux et il aime trop la vie. Où qu’il soit il luttera de toutes ses forces pour s’en sortir. C’est « une Koenigsmark2 » de la meilleure trempe !
Elle avait dit ce qu’il fallait. Aurore vint l’embrasser :
- Fasse le Ciel que tu aies raison ! Si seulement nous pouvions apprendre où il est retenu !
- Pour faire évader quelqu’un il faut de l’argent. Et si j’ai bien compris il ne nous en reste guère.
- Il en restera toujours assez ! Dussé-je vendre tout ce que je possède et jusqu’à ma dernière paire de souliers !
Le ton était farouche, pourtant la nourrice se mit à rire :
- Vous auriez bonne mine ! Et je ne crois pas que Monsieur Philippe aimerait vous voir pieds nus et en haillons ! Il est tellement fier de votre beauté et de votre élégance !
Même dans une ville aussi animée que Hambourg, le retour des deux sœurs n’était pas passé inaperçu. D’anciens amis se manifestèrent. Moins peut-être qu’avant le drame mais pas beaucoup. Hambourg, fière de son statut de ville libre, n’avait de comptes à rendre à personne, fût-ce à l’empereur qui se gardait prudemment de contrarier ses édiles : elle était beaucoup trop riche pour cela !
Deux jours après leur arrivée, un jeune homme à la mise modeste mais soignée vint, le chapeau sous le bras, demander si la comtesse de Koenigsmark accepterait de lui accorder un moment d’entretien pour une affaire de la plus haute importance. Le valet qui lui ouvrit alla en référer à Potter qui vint en personne voir de quoi il retournait et demanda à l’arrivant pourquoi il n’avait pas donné son nom.
- Parce que je n’ai pas l’honneur d’être connu d’une si haute dame. Je suis comptable à la banque Lastrop… et j’ai des choses à dire, affirma-t-il avec une poussée d’énergie destinée à masquer son manque d’assurance.
- C’est bon ! Suivez-moi !
Ils trouvèrent Aurore assise dans un salon donnant sur le petit jardin - une charmille autour d’une fontaine avec deux bancs de pierre - qui tenait l’arrière de la maison. Elle lisait un livre, ou plutôt elle tenait un livre ouvert retourné sur ses genoux et rêvassait mais offrit un sourire au jeune homme, visiblement très ému, que Potter introduisait en lâchant du bout des lèvres un nom tellement commun que c’en était presque une gageure :
- M. Hans Müller demande à parler à Mademoiselle.
Ce genre de préambule n’était pas de nature à rassurer le garçon. Il se confondit en salutations accompagnées d’un bredouillement quasi inintelligible. Apitoyée, Aurore lui indiqua un tabouret afin qu’il retrouve une assise au propre comme au figuré, puis demanda avec douceur :
- Qu’avez-vous à me dire ?
Heureux soudain de se voir traiter si gracieusement, il se sentit plus à l’aise :
- Mademoiselle la comtesse, j’ai à vous révéler une chose d’importance. Voilà : je suis comptable à la banque Lastrop et le… hasard m’a permis de découvrir un document qui devrait intéresser…
Tout en parlant, il extrayait du fond de son chapeau, qu’il avait tenu jusque-là plaqué contre sa poitrine, une lettre qu’il déplia soigneusement avant de l’offrir :
- Tenez ! L’auteur en est M. le comte Philippe-Christophe de Koenigsmark, frère de Votre Seigneurie et…
Aurore ne l’écoutait plus… Elle venait de reconnaître l’écriture… et l’orthographe hautement fantaisiste de son frère. C’était un signe distinctif de tous les guerriers de la famille : bien qu’ils aimassent écrire ils n’avaient jamais perdu de temps aux raffinements superflus de l’orthographe dès l’instant où l’on se faisait clairement comprendre ! Mais à mesure qu’elle lisait, l’étonnement d’Aurore se changeait en stupeur : la lettre annonçait au banquier Lastrop l’envoi imminent d’une somme de quatre cent mille thalers3 ainsi que des bijoux d’une grande valeur au nombre desquels était le rubis « Naxos » dont la forme rappelait celle de l’île du même nom. Cette magnifique pierre prise aux Turcs avait été offerte à « Conismarco » peu avant sa mort en Grèce par le nouveau et illustre doge de Venise, Francesco Morosini, le « Péloponnésiarque », sous lequel il servait. En récompense du sang versé au service de Venise. La lettre précisait que Lastrop devait garder ces biens en dépôt après s’être remboursé des dettes contractées par Philippe et mis à part deux sommes de dix mille thalers pour ses sœurs au cas où elles se trouveraient démunies.
La jeune fille lut et relut l’incroyable épître. Où donc son frère avait-il pu trouver une somme pareille alors qu’on le disait ruiné ? Elle releva sur le jeune homme un regard plein d’interrogation :
- Comment se fait-il que vous m’apportiez ceci ? Ne serait-ce pas plutôt M. Lastrop qui… » et comme Müller se contentait de triturer son chapeau en gardant les yeux attachés au tapis, elle ajouta : « Ignorerait-il votre démarche ? »
Soudain, le timide jeune homme se transforma en furie. Dressé sur ses pieds et l’œil flamboyant, il clama :
- Oh ! Lui il l’ignore, mais je compte sur Mademoiselle la comtesse pour lui faire rendre gorge ! C’est un monstre, un véritable monstre que cet homme… et aussi un voleur ! Et un homme sans cœur ni entrailles ! Comme je lui demandais de m’avancer quelques thalers pour venir en aide à mon grand-père malade, il m’a jeté à la porte en disant qu’il tenait pas bureau de charité. Alors…
- Alors vous avez pensé, avec juste raison d’ailleurs, qu’en m’apportant ce document - qui est d’une grande importance pour notre famille, je ne le nie pas ! - vous trouveriez chez moi plus de compréhension ?
- Exactement !
- Je n’en doute pas. A combien se montait la somme que Lastrop vous a refusée ?
- Dix thalers… mais ce n’est pas ce qui importe ! Je ne les lui avais demandés que pour voir ce qu’il dirait. J’ai vu… et comme je savais où était cette lettre, je l’ai prise et me voici… tout à votre service, gracieuse demoiselle !
Aurore ne put s’empêcher de rire :
- A mon service ?? Mais je n’ai guère besoin d’un comptable, Herr Müller !
- Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. J’espère seulement que, lorsque vous aurez réussi à faire rendre gorge à ce voleur, vous vous souviendrez de moi…
- Sans aucun doute… mais qu’allez-vous faire dorénavant puisque vous avez perdu votre place ?
- Un bon comptable n’est pas en peine d’en trouver une autre à Hambourg. Je demanderai seulement à Mademoiselle la comtesse de me garder le secret.
- Cela va de soi. En attendant…
Le laissant seul un moment, elle alla dans sa chambre, prit dix thalers dans la cassette où elle gardait son argent et revint les mettre dans la main du jeune homme mais à sa stupéfaction, il les refusa :
- Mademoiselle la comtesse est trop généreuse… mais je n’en ai pas besoin.
- Cependant… votre grand-père ?
- Se porte à merveille ! Je voulais seulement un prétexte pour quitter cet homme qui est le plus malhonnête que je connaisse. Je suis déjà engagé à la banque Pretzen, à Lübeck. C’est là que Mademoiselle la comtesse me trouvera quand…
Il retrouvait sa timidité et se tortillait en pétrissant son chapeau, ne sachant visiblement comment prendre congé. Cela fit sourire Aurore qui, spontanément lui tendit la main :
- Soyez certain que je ne vous oublierai pas, Herr Müller… et que vous avez droit à mon entière gratitude !
Devenu ponceau, il s’inclina sur cette main qu’il osa à peine toucher et sortit à reculons en manquant de se prendre les pieds dans le tapis. Restée seule, Aurore lut pour la troisième fois mais plus lentement l’étrange papier qui lui posait une foule de points d’interrogation. Son authenticité était incontestable. Seul Philippe pouvait en être l’auteur mais encore une fois, d’où avait-il tiré cette somme fabuleuse dont bien peu de princes allemands pouvaient se vanter de posséder l’équivalent. Et ces bijoux ? D’où Philippe qui n’en portait jamais les sortait-il ? La présence parmi eux du rubis offert par le doge les accréditait. Aurore savait qu’il avait fait partie de l’héritage recueilli à Venise après la mort de l’oncle. Elle savait aussi qu’après avoir songé à le faire monter sur la garde de son épée de parade, Philippe y avait renoncé afin de ne pas indisposer l’Electeur Ernest-Auguste dont il connaissait la cupidité, car c’était vraiment une très belle pierre. N’ayant rien à cacher à sa jeune sœur, Philippe lui avait même montré la cachette, dans une boiserie de sa chambre, où il le conservait, dans le but qu’elle sût où le trouver en cas de malheur. Et à présent la jeune fille se reprochait de n’y avoir plus pensé quand la nouvelle de la catastrophe lui était tombée dessus. Le choc avait été si violent qu’elle en était encore étourdie. Cependant, il fallait songer à se faire restituer ce véritable trésor : il permettrait d’acheter nombre de complicités lorsque l’on aurait enfin découvert l’endroit où Philippe était tenu captif, car elle en était sûre maintenant : on l’avait jeté au fond d’une quelconque forteresse. Quelqu’un avait eu connaissance de cette fortune qu’il avait réunie secrètement. Peut-être pour fuir loin de Hanovre avec Sophie-Dorothée ? Après tout, les bijoux auraient pu être ceux de la princesse ? Toujours est-il que ce quelqu’un, ignorant ce que Philippe avait pu faire de ces richesses, avait dû choisir de l’incarcérer pour le faire parler plutôt que de le tuer bêtement.
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