Quand la lumière crue de la vérité l’inonda, portée par la zébrure fulgurante d’un éclair, Aurore se laissa tomber à genoux et pria avec des sanglots pour que cet amour défendu n’attire pas sur Philippe et sur elle la malédiction du Ciel…
CHAPITRE IV
UN ÉTRANGE DOCUMENT
A la surprise d’Amélie, Aurore dès l’aube et sans se soucier du mauvais temps - qui se calmait peu à peu ! - fit ouvrir les caisses à l’abri d’une remise et transporter leur contenu dans l’appartement principal : celui du seigneur d’Agathenburg, inoccupé depuis des années puisque le dernier possesseur, son frère aîné, était allé mourir en Morée dans les bras de l’oncle vénitien. Philippe lui-même ne l’avait jamais habité lors de ses - rares et toujours rapides ! - séjours au château, lui préférant sa chambre de jeune homme. Il lui revenait de droit, cependant, comme chef de nom et d’armes de la famille, et, en y procédant à l’installation de ses affaires, Aurore affirmait sa confiance dans sa survie plus encore qu’un devoir pieux. Elle exigea que les nombreux vêtements fussent rangés comme il convenait dans les armoires, les armes disposées en trophées sur les murs, les montres et les ordres militaires souvent enrichis de pierres précieuses enfermés dans des coffres. Tout fut arrangé comme si le maître devait reparaître du jour au lendemain. Elle exigea que les plus beaux draps fussent mis au grand lit à colonnes que l’on recouvrit ensuite de sa courtepointe de brocart. Sachant qu’il aimait écrire, même s’il se souciait peu de l’orthographe, elle veilla à ce que le bureau fût équipé de papier, de plumes, d’encre, de sable et de cire à cacheter - le cachet aux armes se trouvait avec les autres objets - et ce qui pourrait lui être nécessaire. Assise dans un fauteuil, Amélie la regardait faire. Finalement elle soupira :
- Tu ne penses pas que c’est trop ? Je sais que tu crois profondément, comme moi, que nous le reverrons un jour ou l’autre, mais n’est-ce pas vouloir forcer le destin que de mettre ces choses en place comme s’il devait être là demain ?
- Non. Il est désormais le seigneur et, même absent, il faut que chacun ici en ait pleine conscience. Je laisserai des ordres pour que tout soit maintenu dans l’état où je vais le laisser. Ah ! ajouta-t-elle en se tournant vers Potter le majordome, faites préparer de quoi allumer le feu dans la cheminée !
Amélie hocha la tête avec un nouveau soupir :
- Si nous partons après-demain, tu pourrais peut-être emporter un ou deux objets à Hambourg ?
- Mais j’y compte bien puisque que j’ai mis cela de côté, dit-elle en désignant une magnifique épée de cour au pommeau enrichi de diamants que Philippe avait souvent arborée aux palais de Hanovre, une montre en or, très simple, qu’il emportait en campagne et sa plus vieille pelisse en épais drap noir, garni de loutre, celle qu’il avait le plus souvent portée et où s’attardait son odeur. C’était tellement précieux pour évoquer sa présence !
Quand cet agencement fut terminé, Aurore fit refermer volets et portes, remit les clés à Potter et regagna sa chambre pour vaquer aux préparatifs de son voyage.
Le lendemain, les deux sœurs quittaient Agathenburg après le départ de Michel Hildebrandt qui retournait à Hanovre rapatrier ses chariots et mettre ordre à ses affaires personnelles. Celui-là au moins repartait plein de joie : Mlle de Koenigsmark ne l’avait-elle pas engagé à son service en raison de son savoir et de la fidélité dont il avait toujours fait preuve envers Philippe ?
D’accord avec Mme de Loewenhaupt, la jeune fille ressentait le besoin, étant donné la situation, d’avoir auprès d’elle quelqu’un n’ignorant rien de ses difficultés. Une confiance qui avait touché d’autant plus le jeune Hanovrien qu’il était, depuis leur première rencontre, amoureux d’elle. Sans jamais oser, bien sûr, le lui montrer mais la pensée de vivre désormais dans son orbe l’emplissait d’un bonheur dont il s’efforçait de contenir l’exubérance à un moment où elle risquait d’être malvenue. Cependant, il ne rejoindrait pas dans l’immédiat son nouveau poste : Aurore l’avait prié de demeurer encore quelque temps à Hanovre afin d’observer comment les choses allaient se dérouler au palais : il était impensable que Sophie-Dorothée y restât enfermée jusqu’à la fin de ses jours ! Tôt ou tard, il faudrait bien que l’Electeur prenne une décision. A moins qu’il ne choisisse - et cela Aurore le redoutait - de laisser pourrir l’affaire jusqu’à ce que le silence l'étouffe. Un silence qu’une issue fatale pourrait rendre définitif. Il existait pour un potentat sans scrupules tant de moyens de faire disparaître une prisonnière encombrante ! Et pourquoi donc pas un prisonnier ?
Mais cette idée-là, Aurore la repoussait obstinément. Philippe était vivant ! Il fallait qu’il le soit ! Elle était persuadée que s’il lui arrivait un malheur, elle le ressentirait dans sa propre chair.
Sûre d’avoir là-bas un observateur plus que fiable, elle allait continuer à demander l’aide de ceux qui, dans toute l’Europe, pouvaient détenir une once d’influence sur les gens de Herrenhausen. Depuis Hambourg, les communications avec le monde entier devenaient plus faciles. La puissante cité qui, au XIIe siècle, avait fondé avec Brême et Lübeck - cette dernière étant l’initiatrice - la célèbre Hanse des marchands destinée à protéger leurs ports et leurs navires tout en contrôlant le lucratif transport maritime dans la mer du Nord et la Baltique. Elle conservait son statut de ville libre que respectait l’empereur. Le trafic y était intense même après les ravages laissés par la meurtrière guerre de Trente Ans, la prospérité évidente et les bâtiments publics fastueux. On y côtoyait des gens venus des quatre coins du monde1. Pas seulement des marchands mais aussi des artistes, des penseurs et des esprits comme l’étrange reine Christine de Suède qui avait séjourné là quelque temps.
Après la mort de leur père, les enfants Koenigsmark avaient été élevés en grande partie chez leur mère, Christine de Wrangel, dans la belle demeure donnant sur le Binnenalster, le lac intramuros que prolongeait, hors murailles, l’Aussenalster plus vaste encore et dont on pouvait franchir l’entrée par un pont. L’endroit planté d’arbres était magnifique et, en raison des nombreux canaux reliant la ville au port situé sur le profond estuaire de l’Elbe, Hambourg ne craignait pas de se déclarer la Venise du Nord. Une Venise de briques allant du rose au violet. Le gothique tardif de la cité antique se hérissait de clochers pointus et de tours que dominait, telle une souveraine, celle de la Sankt Michaeliskirche dont on disait qu’elle était la plus haute du monde. Ce qui avec ses 132 mètres était bien possible !
L’hôtel Wrangel était l’un des plus vastes et des plus riches du quai. Les deux filles de Christine aimaient à y revenir parce qu'elles s’y sentaient chez elles davantage que dans l’immense Agathenburg dédié à la gloire militaire des Koenigsmark. C’était une demeure aux dimensions plus féminines où elles retrouvaient maints souvenirs d’une mère qui la leur avait donnée dans ses dispositions testamentaires. Christine y avait vécu jusqu’à son mariage et n’avait pas hésité à l’extraire formellement de l’héritage où, généralement, le fils aîné ramassait tout. Sage entre les sages, la filleule d’une reine qui l’était moins pensait mettre ainsi ses filles à l’abri des catastrophes financières inhérentes au jeu et aux dilapidations des hommes : au moins elles auraient un toit…
Aurore y pensait en retrouvant sa chambre ouverte par ses deux fenêtres sur l’eau calme du Binnenalster. L’annonce de l’état des finances de Philippe l’avait secouée. Cela signifiait qu’il ne restait pas grand-chose de l’énorme fortune bâtie par le grand-père, le maréchal Jean-Christophe, et l’oncle « Conismarco » dont le jeune homme était devenu l’unique dépositaire par la force des choses. Elle se demandait même, au cas où elle eût accepté de donner sa main à l’un de ceux qui l’avaient demandée, s’il serait encore possible de lui constituer une dot. Par chance le mariage ne la tentait pas, ne l’avait jamais tentée. Sans nul doute parce que aucun de ses soupirants ne supportait la comparaison avec Philippe. En lui était la perfection et, avec son image au fond des yeux, au fond du cœur, elle se savait incapable de s’émouvoir pour un autre. A moins qu’il ne fût prince régnant, et là ce ne serait pas l’amour qui parlerait en elle, mais l’orgueil du sang. Un souverain ou rien ! Telle était sa devise. Or il y avait fort à craindre à présent que le fléau de la balance ne descendît sur « rien » ! Amélie au moins s’était mariée à temps !
Aurore n’en éprouvait aucune amertume. Revoir ce frère trop aimé et le revoir vivant était désormais le but unique de sa vie.
Tandis qu’Ulrica et une chambrière commençaient à défaire ses coffres et ranger ses affaires, elle ouvrit l’une des fenêtres et s’y accouda. La tempête avait lavé le ciel, ne laissant derrière elle que de petits nuages blancs, voletant comme des plumes contre l’azur léger que rayait déjà un vol d’hirondelles en route vers le sud. Aurore respira avec délices l’air chargé d’iode et de sel dont sa langue chercha le goût sur ses lèvres. La mer était doublement proche à Hambourg, ouverte à la fois sur la Baltique et sur celle du Nord, et elle l’avait toujours aimée.
- Vous allez prendre froid, fit derrière elle la voix bougonne d’Ulrica. En même temps, elle sentit sur ses épaules la douceur d’une écharpe duveteuse qu’elle resserra machinalement autour d’elle, et sourit :
- Merci ! Tu as raison. A cause de cette belle lumière je ne m’en rendais pas compte.
- C’est quand il est trop tard qu’on s’en aperçoit ! Et cette année l’hiver sera précoce.
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