- Cette réponse a mis le prince hors de lui, expliqua l’époux d’Amélie. Il faut avouer qu’on n’est pas rustre à ce point ! Aussi a-t-il envoyé à Hanovre l’un de ses conseillers, le général Banner, pour exiger en son nom le « général de cavalerie saxonne comte de Koenigsmark » sous peine de représailles. Nous en sommes là pour l’instant. Banner est toujours à Hanovre où il se fait de plus en plus menaçant, réclamant au moins une enquête poussée sur une disparition aussi inexplicable.

- Dieu soit loué ! soupira Aurore en se laissant tomber dans un fauteuil. Nous avons enfin un défenseur !

C’était un tel soulagement que famille et serviteurs se rendirent ensemble à la chapelle pour chanter des psaumes à la gloire du Seigneur. Il ne restait qu’à attendre, avec confiance, le résultat de l’intervention saxonne. Frédéric-Auguste n’était-il pas, avec l’Electeur de Prusse et celui de Bavière, le plus puissant des princes allemands ? Et de tous il était le plus riche. Le spectre de la future couronne britannique ne l’impressionnait pas.

Une semaine durant ce fut la détente, le retour aux occupations préférées. Aurore retrouva son écritoire, mais pour le seul plaisir de laisser courir son imagination. Son clavecin aussi dont elle jouait en artiste. Un automne précoce s’installait, charriant des nuages et de la pluie, mais les deux sœurs n’en firent pas moins de longues promenades à cheval dans la campagne ou à pied dans le parc et au bord de la rivière. Puis le froid vint et des feux flambèrent dans les grandes cheminées de marbre auprès desquelles il faisait bon s’attarder, un ouvrage ou un livre dans les mains, en écoutant crépiter les bûches et en savourant ces derniers jours à Agathenburg où les Koenigsmark séjournaient seulement l’été. La mauvaise saison, les deux sœurs la passaient à Hambourg dans la belle demeure que leur avait léguée leur mère. Ses dimensions moins imposantes que celles du palais de Stade permettaient d’y vivre plus confortablement. Les fils d’Amélie y étaient nés et y avaient passé leur enfance avant d’être envoyés, avec serviteurs et gouverneurs, dans les domaines paternels de Suède selon la coutume des grandes familles. D’où ce désir de leur mère d’avoir une fille qu’on lui aurait laissée. Quant à Dresde, la comtesse de Loewenhaupt n’y séjournait pas souvent, son époux, comme presque tous les soldats au service d’un prince étranger, n’y possédant qu’une sorte de pied-à-terre convenant aussi bien à son besoin de se sentir libre qu’à une avarice certaine. Marié à une Koenigsmark fortunée, il trouvait normal qu'elle vécût les trois quarts du temps sur les domaines de la famille et en compagnie de sa sœur.

La bienheureuse semaine s’achevait à peine quand, un soir, alors que les deux sœurs s’apprêtaient à passer à table, le majordome vint annoncer qu’un cortège de quatre chariots bâchés et de trois cavaliers se présentait à la porterie du château, mais il n’eut pas le loisir d’en dire davantage : Michel Hildebrandt trempé comme une soupe surgit sur ses talons. Il faisait en effet un temps épouvantable. Le vent froid de la Baltique proche soufflait en tempête et l’on venait de fixer à un jour prochain le départ pour Hambourg :

- Je demande votre pardon, nobles dames, d’arriver ainsi sans avoir prévenu, mais on m’a contraint de quitter Hanovre dès que tout a été emballé et, vu le temps, j’ai pensé qu’il fallait marcher au plus vite. Nous ne sommes que trois pour protéger le convoi contre une mauvaise rencontre toujours possible.

- Vous n’avez pas à vous excuser, dit Aurore. Nous ramenez-vous les biens de notre frère ?

- Ses affaires personnelles. Heureusement que l’on m’a permis de les enlever avant la mise en vente !

- Comment cela, la mise en vente ? protesta Amélie. En admettant qu’il soit arrivé malheur au comte Philippe, c’est à nous qu’il appartient d’en décider ?

Une boule se noua dans la gorge d’Aurore :

- Cela veut-il dire qu’on le considère comme… mort ?

- Oui et non. Le bruit - discret ! - court d’un duel qui l’aurait opposé à un officier, le comte de Lippe, où il aurait eu le dessous…

Une série d’éternuements lui coupa la parole et apitoya la jeune fille :

- Mon pauvre ami ! Vous coulez comme une gouttière et l’on vous tient là à vous interroger ! Dépêchez-vous d’aller vous sécher, vous changer et boire quelque chose de chaud puis revenez ! Nous vous attendrons pour souper…

- Oh merci, merci infiniment ! Soyez tranquille pour le chargement, vos gens et les miens doivent l’avoir mis à couvert…

Quand il revint, sec et impeccable, les deux sœurs le laissèrent se restaurer avant le jeu des questions. Ce fut Aurore qui commença :

- Cette histoire de Lippe ne tient pas debout. Je le connais parfaitement : il était l’un des amants de la Platen, ce qui ne l’empêchait pas de me faire la cour. Il n’a jamais eu le moindre mot avec mon frère. En outre, un duel n’a jamais été un sujet de mystère. Si Philippe avait été tué on l’aurait rapporté chez lui et son vainqueur n’aurait pas pris la fuite. Et puis à quel propos, cette querelle ?

- Mme de Platen. Le comte Philippe lui serait revenu et la chose aurait déplu à Lippe.

- A cause de cette vieille garce ? s’insurgea Aurore. Mais si tous ceux qui l’ont eue devaient s’entretuer, la population mâle du Hanovre serait diminuée de moitié !

- Quoi qu’il en soit la cour de Herrenhausen s’en tient à cette explication. Le comte de Lippe a tué son adversaire et pris la fuite…

- … en emportant le cadavre ? Comme c’est vraisemblable !

- De toute façon, le comte Philippe n’aurait jamais dû revenir à Hanovre où il n’était plus souhaité. Ce qui est étrange, c’est que l’on ait su ce retour tant il a été discret : j’en suis témoin. Mais il fallait bien répondre quelque chose au général Banner qui montrait les dents au nom de l’Electeur de Saxe en train de perdre patience.

- Et il s’en est contenté ? s’étonna Amélie à son tour. Il aurait pu exiger que l’on cherche… et que l’on trouve Eberhardt de Lippe. Ce n’est pas un homme à se cacher. Surtout pour un duel.

- On s’en occupera plus tard, coupa Aurore. La maison maintenant ! De quel droit l’avoir vendue sans nous prévenir ?

- Les créanciers, Mademoiselle ! Et Dieu sait s’il y en avait !

- A ce point-là ? Mais enfin mon frère était… est riche ! C’est notoire !

Visiblement embarrassé, Hildebrandt but quelques gorgées de bière, essuya la mousse de ses lèvres et toussota deux ou trois fois pour s’éclaircir la voix :

- Je le pensais. Pourtant - et c’est un fait - j’ai trouvé dans ses papiers de nombreuses créances, souvent lourdes. Monsieur le comte était un grand seigneur : il dépensait sans compter pour son faste personnel, l’éclat de sa maison et le bien-être de ses hommes. En outre, il était extrêmement généreux avec qui le sollicitait. Enfin… enfin il y avait le jeu !

- Il jouait ? s’étonna Amélie. J’étais persuadée qu’il détestait cela ?

- Je le croyais aussi, fit sa sœur en écho.

- Je ne peux dire que ce que je sais, Mesdames. Toujours est-il que le duc Ernest-Auguste a ordonné la vente de la maison, des chevaux et des meubles. Heureusement, la somme retirée a suffi à éteindre les dettes et j’ai pu récupérer tous ses effets personnels…

- Nous nous en occuperons demain, soupira Aurore. Pouvez-vous nous dire ce que devient la princesse Sophie-Dorothée ?

- Personne ne l’a revue depuis la fatale nuit de juillet. Elle est enfermée dans son appartement gardé militairement. Un médecin et deux servantes veillent à son entretien. Des servantes de Mme de Platen !

Aurore bondit :

- De cette femme ? Mais de quel droit ? C’est à n’y pas croire ! N’y a-t-il pas assez de domestiques au palais ?

- Toutes sont plus ou moins attachées à la princesse héritière. Elles pourraient l’aider à fuir. Rien à craindre avec les gens de…

- La Platen ? gronda la jeune fille. J’aurais dû y penser plus tôt ! Elle était folle de mon frère et il n’est revenu que pour Sophie-Dorothée ! Malheureusement, elle fait ce qu’elle veut du vieil Ernest-Auguste…

- Oh, elle est plus puissante que jamais. Son époux a même été nommé premier ministre !

- Beau choix en vérité ! Un pantin dont la tête porte une forêt de cornes. J’en suis sûre à présent : cette femme sait ce qu’il est advenu à mon frère. Elle est capable de le retenir captif ! N’est-ce pas la meilleure manière de l’avoir enfin pour elle seule ?…

Elle s’était levée et arpentait la salle, les bras croisés sur la poitrine et l’œil flambant. Et sa colère allait croissant au rythme de ses pas :

- Il faudra bien qu’elle me le rende ! Dussé-je la faire enlever comme elle a enlevé Philippe et la mettre à la question jusqu’à ce qu’elle parle ! Je n’aurai plus trêve ni repos avant de savoir la vérité ! Philippe ! Je te le jure, j’arriverai à te retrouver !…

Inquiète de la voir s’enfiévrer de la sorte, Amélie la rejoignit et la freina en la prenant dans ses bras :

- Oui, nous y parviendrons ! Et je t’aiderai de toutes mes forces mais pour l’amour de Dieu, calme-toi. L’agitation ne sert à rien et nous avons plus que jamais besoin de sang-froid et de réflexion. Si cette femme a enlevé Philippe, elle ne sera pas facile à atteindre car elle doit être fortement gardée. Suffisamment en tout cas pour être sûre de son impunité…

- Je sais. Les obstacles seront nombreux mais, sur ma vie, je l’atteindrai où qu’elle soit !

Rentrée dans sa chambre, Aurore moucha toutes les bougies et, tirant un fauteuil près d’une fenêtre, s’y installa pour la nuit à écouter les déchaînements de l’ouragan. Sa violence orchestrait celle de son cœur. Elle y voyait une réponse du Ciel à son propre bouleversement, un encouragement à la lutte sans merci qu’elle allait entreprendre pour sauver Philippe, son Philippe ! Le seul homme qu’elle eût jamais aimé d’amour. D’un amour dépassant de beaucoup le plus chaud sentiment fraternel. La tempête qui l’environnait, hurlant sous le bas des portes et secouant les hautes fenêtres dont les huisseries gémissaient, était en train de la dépouiller de tous les faux-semblants où elle s’abritait, les lui arrachant l’un après l’autre pour ne laisser qu’une vérité brutale, une vérité aveuglante : si à vingt-quatre ans elle était encore vierge, si, parée d’une exceptionnelle beauté, elle ne cessait de repousser soupirants et demandes en mariage, c’était parce qu’il était le seul à qui elle eût souhaité se donner. En un mot parce qu’elle était follement, éperdument amoureuse de lui…