- Toi ? Une comtesse de Koenigsmark ?
- Eh oui ! On dirait que nous nous dévaluons de jour en jour, soupira la jeune fille. La duchesse se ronge d’inquiétude pour sa fille et semble trouver commode de charger notre Philippe de tous les péchés. Sans lui, Sophie-Dorothée n’aurait jamais dévié de sa morne ligne de princesse héritière, mais ce qu’elle n’a pas l’air de vouloir comprendre c’est que ce n’est plus une enfant mais une jeune femme de vingt-sept ans, mère de famille, d’esprit vif et délié, douée en outre d’une volonté propre et d’un caractère pas toujours facile. Rien de la douce agnelle qui se laisse mener par son maître au bout d’un ruban de satin bleu. Elle a seulement un an de moins que Philippe. Ce dont j’enrage, c’est que ces deux-là sont faits l’un pour l’autre et qu’on a brisé leurs fiançailles par un moyen franchement infâme. Les responsables, ce sont les gens de Celle qui ont commis le crime ! Seule la mort peut briser un tel amour ! Et encore !…
- Calme-toi !… Si je t’entends, tu n’as pas appris grand-chose ?
- Rien… Sinon un détail. A l’hôtellerie, en bavardant avec la patronne, Ulrica a appris que Sophie-Dorothée a passé tout le mois de juin dernier chez ses parents, qu’elle a même été malade, mais qu’elle serait partie brouillée avec son père et en claquant les portes ! Les gens de Celle ont toujours aimé leur petite princesse et ils se soucient d’elle parce que, pour eux, ceux de Hanovre ne sont rien d’autre que des demi-sauvages… Et ici ? Hildebrandt est revenu ?
- Pas encore mais Frédéric est parti pour Dresde avertir le nouveau prince de la disparition de son général… De toute façon, il devait retourner en Saxe, son congé étant achevé.
- Espérons qu’il réussira ! En attendant…
Un véritable hurlement lui coupa la parole :
- Ne me dis pas que tu vas encore repartir ?
- Qu’est-ce qui peut te le faire croire ?
- Je te connais, tu sais ? Depuis que nous sommes sans nouvelles de Philippe, tu ne tiens pas en place.
Un instant, la jeune fille garda le silence, puis, relevant sur sa sœur son regard mouillé, elle murmura avec une tristesse infinie :
- C’est vrai. Cet universel silence dans lequel on veut enfermer Philippe m’est intolérable. Il faut que je sache ! Tu vois, j’ai constamment l’impression qu’il m’appelle, qu’il attend de moi le secours. Alors je cherche, dans l’espoir qu’un vent favorable m’apportera un signe, une piste. Peut-être que si je faisais le tour de toutes les forteresses de ce maudit Hanovre, les pierres me parleraient ? Au temps jadis, le trouvère Blondel, cherchant son maître, le roi d’Angleterre Richard au cœur de lion, a parcouru l’Autriche en long et en large jusqu’à ce qu’enfin une voix s’élève des profondeurs d’une tour…
- Tu t’épuiserais en vain. L’époque des chevaliers n’est plus et à errer ainsi comme un oiseau affolé, tu n’y gagnerais qu’un peu plus d’amertume et moi je me rongerais d’inquiétude.
Aurore regarda sa sœur sans songer à dissimuler son étonnement. La calme… on pourrait presque dire la froide Amélie cuirassée par ses certitudes, cacherait-elle plus de tendresse qu’elle ne voulait l’admettre ? Elle sourit d’ailleurs à l’interrogation muette de sa cadette et serra un peu son bras contre elle :
- Reste avec moi ! pria-t-elle en conclusion. A deux on se sentira plus fortes.
Un nouveau silence mais, cette fois, ce fut la jeune fille qui le rompit :
- Dismoi le vrai de ta pensée ! Tu le crois… mort ?
- Le vrai ? C’est que je n’en sais rien. Il me paraît impensable qu’un prince - quel qu’il soit ! - ait osé attirer un homme tel que Philippe dans je ne sais quel traquenard. Mais ça, c’est l’orgueil de notre nom qui le souffle et, au fond, plus j’avance dans la vie et plus je pense que la brutalité des premiers âges est toujours bien vivante. Sous la soie, le velours et les joyaux changeant au gré des modes, il y a toujours le même homme de chair et d’os avec ses faiblesses, ses terreurs et ses haines. Alors qui peut savoir ?…
En rentrant au château, Aurore décida de se ranger, au moins pour l’instant, à l’avis de sa sœur et d’attendre les nouvelles qui pourraient lui parvenir. Son entrevue avec la duchesse de Celle lui laissait un goût amer. Elle n’avait pas envie, pour le moment tout au moins, d’essuyer d’autres rebuffades inhérentes sans doute à son sexe. On en userait de façon différente si elle était capable de mettre l’épée à la main pour se faire rendre raison, dans cette Allemagne qui n’avait pas fini de lécher les blessures de la guerre de Trente Ans et dans laquelle on s’entretuait volontiers entre princes « souverains » quand il ne s’agissait pas de repous ser l’envahisseur danois ou suédois. Le bruit des armes retentissait toujours dans un endroit ou dans un autre.
Cependant, à une faible femme il restait un instrument non négligeable à condition de savoir s’en servir : la plume. A ces jeux-là Aurore était experte, parlant et écrivant plusieurs langues dans un style plein d’élégance que pouvait même ennoblir encore le souffle poétique né d’une imagination vive et féconde1. Elle s’installa donc à son petit bureau placé devant sa fenêtre ouverte sur le cours paisible de la Schwinge, tailla une demi-douzaine de plumes d’oie et, les trempant dans l’encre de l’indignation, se mit à l’ouvrage. En variant le ton, toutefois : on n’écrit pas à l’empereur comme à l’un de ses vassaux ! Le premier sur la liste fut naturellement Ernest-Auguste de Hanovre à qui elle demanda, purement et simplement, compte du sort de son frère en se gardant d’évoquer Sophie-Dorothée de quelque manière que ce soit. Ensuite, elle appela au secours le chef de nom et d’armes de la maison de Brunswick à laquelle appartenaient l’Electeur de Hanovre ainsi que le duc de Celle : le duc Antoine-Ulrich de Brunswick-Wolfenbüttel qui avait jadis demandé la main de Sophie-Dorothée pour son fils. Celui-là, elle en était certaine, avait d’autant moins digéré l’affront de la rupture. En outre, il était catholique et des plus lié à la cour de Versailles. Elle fit vibrer la corde émotionnelle sur le sort d’une princesse toujours regrettée avec l’espoir que, par ce truchement, le bruit en irait jusqu'aux oreilles de Louis XIV. Ensuite, ce fut le tour du duc de Mecklembourg-Schwerin, important s'il en fut parmi les proches voisins. Plusieurs autres princes passèrent ainsi sous sa plume. Pas tous : il y en avait trop2 et certaines maisons ne s'intéressaient en aucune façon à ce qui se passait dans les Etats du Nord. Elle finit cette première série par le roi de Suède et l’empereur Léopold Ier, rappelant au Wasa de Stockholm comme au Habsbourg de Vienne l’éclat des services rendus par les siens à leurs couronnes respectives et suppliant que l’on voulût bien obliger le Hanovre à remettre son frère en liberté. Elle se refusait, en effet, à croire que l’on eût osé attenter à la vie du dernier des Koenigsmark. Le seul à qui elle n’écrivit pas fut le nouveau maître de la Saxe puisque son beau-frère s’était chargé de l’avertir…
Il ne restait plus qu’à attendre…
C’était le genre de situation qu'elle supportait le moins facilement, la patience ne faisant pas partie de ses vertus. Pendant plusieurs jours on put la voir errer à travers l'immense demeure et ses jardins, dont elle ne rentrait jamais sans passer par la chapelle. Pas pour prier Dieu, encore qu'elle n'omît jamais les oraisons quotidiennes, mais, comme elle l'avait fait au premier jour, pour s’adresser aux mânes de ses impétueux ascendants : son père, son oncle et son grand-père dont elle ne doutait pas que leur vaillance leur eût valu une place de choix dans un paradis guerrier plus proche de l’antique Walhalla peuplé d’impétueuses walkyries que d’un Ciel perpétuellement limpide et pur où des théories d’anges et de bienheureux gravitaient autour du trône de l’Eternel en célébrant ses louanges… En fait, Aurore sommait plus ou moins ces souverains qui avaient fait trembler l’Europe de s’occuper plus activement d’un descendant en tous points digne d’eux…
Les premières réponses qui arrivèrent à Agathenburg étaient décourageantes. Des chefs-d’œuvre d’hypocrisie ! On plaignait beaucoup la comtesse de Koenigsmark atteinte si cruellement dans ses affections mais on ne voyait pas comment on pouvait agir dans une affaire privée de la famille de Hanovre et sur le développement de laquelle un apaisant silence semblait désirable. Aurore et sa sœur les lisaient avec des larmes de rage :
- Des lâches ! Ce sont tous de lâches ! s’indignait la jeune fille. Ces gens auraient-ils peur du vieil Ernest-Auguste et de son abominable fils ?
Plus lucide et plus froide, Amélie traduisait autrement :
- Ils n’ont pas peur de ce qu’ils sont… mais de ce qu’ils ont à présent une chance de devenir. On meurt beaucoup à Londres ces temps-ci. Que pesons-nous en face de la couronne d’Angleterre ? Personne ne rompra des lances pour nous…
- Pour nous peut-être pas, mais pour la future reine d’Angleterre ? Car si Georges-Louis accède au trône, Sophie-Dorothée l’y accompagnera. Quelques-uns de ces princes pourraient se soucier de son sort ?
Cela semblait logique, pourtant il n’en fut rien. Même l’empereur fit savoir à la comtesse de Koenigsmark qu’il ne souhaitait pas intervenir dans une affaire familiale concernant seulement les duchés de Hanovre et de Celle, autrement dit deux frères. En réalité il n’avait pas la moindre envie d’indisposer le Hanovrien qui lui fournissait de si bons soldats lui permettant d’économiser le sang de ses sujets…
Au fil des jours, l’horizon s’assombrit…
L’arrivée soudaine de Loewenhaupt dans les premiers jours de septembre apporta une éclaircie en ressuscitant l’espoir. Frédéric-Auguste de Saxe, dès qu’il avait été mis au courant, écrivit en personne à son « cousin » une lettre fort sèche, réclamant le retour à Dresde de son major-général… Il en reçut une réponse qui le mit en fureur. Après les formalités d’usage, l’Electeur demandait avec grossièreté « qu’on ne lui cassât pas la tête avec cette histoire, que ledit gentilhomme était un libertin fieffé habitué à vivre dans la débauche et qu’on ne savait pas en somme ce qu’il était devenu ».
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