- Qu’avez-vous pu lui dire pour la mettre dans cet état ? chuchota-t-elle. Venez vite ! Je vais vous faire raccompagner et vous quitterez Celle sur l’heure.
Après avoir tiré sur le cordon de la sonnette pour appeler les femmes de la duchesse, elle conduisit Aurore jusqu’à l’antichambre dont la porte était gardée par deux sentinelles… Il y avait là un officier qui faisait les cent pas avec l’agitation de qui attend depuis un moment. La baronne l’arrêta :
- Monsieur d’Asfeld, j’ai un ordre pour vous de Son Altesse…
- C’est que justement j’attendais d’être reçu par elle. Je voulais…
- Plus tard, lieutenant, plus tard ! Vous devez d’abord accomplir la mission dont on vous charge. Voici la comtesse Aurore de Koenigsmark. Vous devez l’accompagner à sa voiture et, ensuite, prendre deux hommes et la ramener sous votre responsabilité à la frontière du duché.
- Laquelle ? Nord, sud, est ou ouest ?
- Nord. Mlle de Koenigsmark retourne chez elle à Hambourg, je crois ? Vous prendrez grand soin d’elle…
- C’est promis mais, auparavant, est-ce que Son Altesse ne pourrait pas me recevoir juste un petit instant ?
- Son Altesse est souffrante et votre petit instant vous ne pouvez guère l’espérer avant demain… ou après, bien après au cas où vous n’exécuteriez pas ses ordres ! J’ajoute qu’elle n’est pas d’humeur !
- Tant pis ! Mais cela m’ennuie beaucoup…
Aurore qui observait la scène à travers le masque qu’elle avait remis en même temps qu’elle relevait son capuchon de soie, se mêla au débat :
- Est-il indispensable de déranger les projets de Monsieur ? Je vous promets de quitter Celle sans tarder, baronne. Rester serait mal vous remercier d’avoir quelque peu… adouci la volonté de la duchesse !
La dame d’honneur sourit pour la première fois et ce sourire était plein de chaleur :
- L’important est que l’on vous voie partir sous escorte. Inutile d’y ajouter une brutalité… que votre défunte mère ne me pardonnerait pas !
- Vous l’avez connue ?
- A Hambourg où je suis née, et longtemps avant mon mariage. Nous avons été inséparables pendant plusieurs années… Allez maintenant, ma chère, reprenez courage !… et pardonnez-lui, ajouta-t-elle tout bas. Depuis que notre princesse est repartie vers son époux, Son Altesse se tourmente énormément !
- Non sans raison, j’en ai peur. Ces Hanovre sont des brutes…
- Pauvre enfant !… Allons, lieutenant ! Faites ce que l’on vous commande !
Résigné, l’interpellé rectifia la position, claqua des talons en relevant le menton :
- Aux ordres de Son Altesse !
Puis se mit en devoir de précéder Aurore dans l’escalier.
Quelques instants plus tard, le carrosse enveloppé de quatre cavaliers reprenait la route de Hambourg après un bref arrêt à l’hostellerie où l’on avait passé la nuit, pour régler la dépense et reprendre les bagages. Ce dont Gottlieb se chargea. Nicolas d’Asfeld, raide d’un mécontentement qu’il n’osait pas exprimer, galopait à la portière d’Aurore, ce qui permettait à celle-ci de l’observer. C’était, en effet, un spécimen peu courant. Long, sec et maigre, il était roux comme une carotte avec des mains et des pieds interminables. Quant à son visage à la peau déjà tannée en dépit de son jeune âge - il ne devait guère dépasser vingt-deux ou vingt-trois ans ! - c’était à lui seul une sorte de gageure grâce à deux balafres qui lui tailladaient les joues : rien n’avait l’air d’y être à la bonne place, pourtant il trouvait le moyen de dégager un certain charme. Sans doute à cause de ses yeux d’un azur candide qui forçaient la sympathie. En outre, il devait aimer rire, cela se devinait au pli naturel de sa grande bouche.
Le train qu’il imposait à ce cortège restreint était rapide : il devait être pressé de retourner auprès de la duchesse. Dans la voiture, Aurore et Ulrica étaient secouées comme pruniers en août. Heureusement le poste-frontière n’était pas très éloigné et elles le virent venir avec soulagement. Asfeld s’arrêta pile à l’aplomb de la séparation des deux territoires et, ôtant son chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, vint à la portière :
- Vous voilà hors du duché de Celle, Madame, et c’est ici que nous nous quittons. Il me reste à vous saluer en vous souhaitant un bon voyage.
Le ton était raide, à la limite de la politesse. Visiblement, il avait hâte d’en finir avec cette corvée ; il s’agissait finalement de renvoyer chez elle une indésirable, même si Mme Berckhoff y avait mis les formes. Sensible aux nuances et au moins aussi mécontente que lui, Aurore décida de le retenir un moment :
- Il n’aura pas de mal à être meilleur, lieutenant… d’Asfeld ? C’est bien cela ? Ou ai-je mal compris.
- Du tout, c’est bien cela et si…
- Grâce à vous nous arriverons couvertes de bleus. Qu’est-ce qu’il vous a pris de mener ce train d’enfer ?
- C’était normal, Madame, dès l’instant où il s’agissait de vous… expulser en quelque sorte ? Les choses eussent été différentes… oh !
L’interjection stupéfaite saluait le geste de la jeune fille qui venait de rejeter son capuchon et d’ôter son masque. Asfeld la regarda comme une apparition. Saint Paul sur le chemin de Damas devait avoir eu ce regard ébloui.
- Dites-moi ? fit-elle acerbe, les choses eussent été différentes si ?…
- Si… je vous avais vue, balbutia-t-il comme du fond d’un rêve. Vous êtes… merveilleusement belle !
Elle ne put d’empêcher de rire :
- C’est une habitude chez vous d’accomplir vos missions de telle ou telle façon selon le physique de ceux qui en sont l’objet ?
- Non… Oh non ! Je vous supplie de me pardonner de vous avoir si mal traitée. Mon excuse est…
- … que vous avez hâte de rentrer afin d’avoir avec Son Altesse un entretien ne souffrant aucun retard ? Qu’attendez-vous ? Partez, nous n’avons plus rien à nous dire… sinon que j’espère ne vous revoir jamais… Allons Gottlieb ! enjoignit-elle à l’adresse de son cocher, et tâchez de me mener plus doucement même si moi aussi je suis pressée de quitter une terre à ce point inhospitalière !
- Non !… Non ! Je vous en supplie, Madame !… Encore un mot !
Pour seule réponse, elle referma la vitre, remit son masque et se rejeta dans son coin de carrosse tandis que le cocher enlevait ses chevaux. Alors seulement, elle éclata de rire. Ulrica ronchonna :
- Un de plus !
- Que veux-tu dire ?
- Vous le savez : un amoureux de plus ! N’importe, vous auriez pu vous montrer plus tôt ! Je suis aussi moulue que si j’avais reçu une volée de bois vert !…
Sans répondre, Aurore jeta un coup d’œil par l’étroite vitre arrière. Le jeune Asfeld était toujours là, planté sur son cheval au milieu de la route, la regardant s’éloigner. Il ne songeait même pas à remettre son chapeau.
Elle eût sans doute mieux mesuré l’importance du choc encaissé par l’officier si, par un tour de magie, elle avait pu assister à son retour au palais de Celle. Le hasard voulut qu’au moment où il mettait pied à terre dans la cour intérieure, la baronne Berckhoff y descendait. Elle vint alors à sa rencontre pour lui demander comment les choses s’étaient passées, s’étonnant de l’entendre répondre quelque chose d’inaudible et sans la regarder.
- Dites-moi, lieutenant, vous êtes fatigué à ce point ?
Il sursauta :
- Fatigué, moi ? Pas le moins du monde… Toujours aux ordres de Son Altesse, ajouta-t-il en claquant les talons.
- En ce cas je peux peut-être vous annoncer ?
- Moi ? A Son Altesse ? Pourquoi ?
- Mais voyons ! Avant que je ne vous envoie raccompagner la comtesse de Koenigsmark à la frontière, vous vouliez demander audience pour une affaire qui, selon vous, ne pouvait attendre.
- Ah oui ? En cas pardonnez-moi, baronne, mais je ne m’en souviens vraiment pas…
Il la salua et passa son chemin, un doux sourire aux lèvres et des étoiles dans les yeux.
- De deux choses l’une, murmura Mme Berckhoff, ou il est somnambule ou il est amoureux. J’aimerais mieux la seconde version : elle pourrait avoir son utilité…
Cependant Aurore, en reprenant son chemin, se sentait un peu moins crispée. Avoir usé sa colère sur ce jeune imbécile avait détendu ses nerfs mis à mal par la violence de la réaction de la duchesse Eléonore. Violence qui la révoltait. Quoi qu’ait pu faire Philippe - et son crime, si crime il y avait, était de pur amour - il ne méritait pas tant de mépris, tant de haine de la part d’une femme qui, autrefois, lui montrait toujours beaucoup de grâce au point que l’on pouvait se demander si elle n’était pas tombée sous le charme de l’amoureux de sa fille…
Qu’elle ait peur pour elle se pouvait concevoir, la situation de Sophie-Dorothée était dangereuse, mais était-ce une raison pour refuser de compatir aux angoisses d’une sœur ? Duchesse régnante, Eléonore pouvait obtenir de son époux qu’il interroge l’Electeur de Hanovre, son propre frère, sur ce qui s’était passé dans la nuit du 1er juillet…
Le retour à Agathenburg fut plus morne encore que celui de Hanovre. L’espoir qui venait de s’envoler était de taille. Restait à apprendre ce qui s’était passé durant son absence… Mais de ce côté-là tout semblait aller mieux. A son arrivée, Aurore trouva sa sœur dans le jardin où elle se promenait - à petits pas sans doute mais bel et bien sur ses pieds ! - au bras de Liselotte, sa femme de chambre. L’apparition d’Aurore lui arracha une exclamation de joie :
- Je me faisais tellement de souci pour toi ! dit-elle en l’embrassant. As-tu été convenablement reçue ?
- De prime abord oui, mais ensuite cela s’est gâté et si tu veux le savoir j’ai été reconduite à la frontière par un peloton de cavalerie.
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