Grâce à elle, le duché de Celle était devenu une sorte de parenthèse française coincée entre la Hollande et le Brandebourg prussien, et c’était sa fierté. A sa petite capitale teutonne perdue dans les sables de l’Aller Eléonore avait insufflé une vie nouvelle, transformant les douves des châteaux en jardins, construisant un théâtre « où le duc s’amusait tellement à courir de loge en loge et des foyers aux couloirs qu’il ne voyait même pas les spectacles ». A chaque carnaval débarquaient les danseurs de Paris, magnifiquement vêtus, et presque chaque jour quelque nouveauté arrivait de France, à commencer par les poupées des couturières qui, à chaque printemps, faisaient le tour des cours de l’Europe du Nord pour apporter les dernières modes de la capitale. L’époux d’Eléonore adorait d’ailleurs tous ces changements et avait même accepté qu’elle mît un peu d’ordre dans le protocole intérieur du château où les repas n’étaient plus annoncés à la trompette comme dans les casernes et aux mêmes heures. C’était le sénéchal qui s’en chargeait, assisté d’un page, en rappelant - pour les éventuels nouveaux venus ! - qu’il était interdit de s’injurier à table, de se jeter des os, du pain, voire une assiette pleine à la figure et de s’enivrer au point que l’on était obligé de ramener les ivrognes chez eux dans des brouettes. La cuisine elle aussi devint plus raffinée. Débarrassée des sempiternels choux et venaisons plus ou moins bien apprêtées, elle acquit une petite renommée dont le duc n’était pas peu fier. Enfin, Eléonore s’était faite la providence des huguenots français réfugiés, surtout ceux d’Aunis et de Saintonge, qui étaient assurés d’obtenir une place ou un grade dans l’armée. Oui, elle pouvait s’estimer satisfaite, encore que lui manquassent souvent les doux paysages de son Poitou natal…

De temps en temps, la duchesse renvoyait ses femmes afin de pouvoir « rêver en français » à l’écart des rudesses de la langue germanique. C’est ce qu’elle avait fait, ce matin, après le rite de la toilette, mais un coup d’œil à la pendule de parquet en marqueterie précieuse lui apprit que la récréation avait assez duré. D’ailleurs, quelqu’un grattait à la porte et entrait sans attendre la réponse. La baronne Berckhoff, dame d’honneur, fit son apparition. C’était aussi la plus ancienne et la plus fidèle amie de la duchesse dans une cour où elle n’en comptait pas beaucoup. Toutes deux étaient d’âge sensiblement égal. La révérence s’en ressentit : suffisamment profonde mais nettement moins longue :

- Une visite se présente pour Votre Altesse. Ne sachant s’il conviendrait de la recevoir, j’ai fait prier d’attendre.

- Y aurait-il une raison pour qu’elle ne convienne pas ? De qui s’agit-il ?

- La jeune comtesse Aurore de Koenigsmark, Madame.

- Ah !

Le nom résonnait désagréablement aux oreilles de la duchesse. Au bout d’un instant, elle s’enquit :

- Auriez-vous une idée de ce qu’elle veut, baronne ?

- Non, Madame… sinon qu'elle semble émue bien qu’elle s’efforce de le dissimuler. J’ajoute qu’elle ne demande pas : elle supplie que Votre Altesse lui accorde un bref entretien.

- En ce cas, allez la chercher !

Quelques secondes plus tard, Aurore pénétrait dans la chambre et s’abîmait en un profond salut qui étala autour d’elle l’ample mante à capuchon de taffetas brun à reflets dorés doublée de soie blanche et assortie à sa robe. Eléonore eut un léger soupir de soulagement. Dieu sait pourquoi, elle s’attendait à voir sa visiteuse toute de noir vêtue. En outre, celle-ci était habillée comme elle à la dernière mode de Paris mais, quand le ravissant visage se leva vers elle, l’impression de soulagement disparut : l’angoisse y était inscrite dans le cerne des yeux bleus et le pli d’amertume des lèvres fraîches.

- Vous avez demandé à me voir, comtesse, dit Eléonore d’une voix impersonnelle. Me confieriez-vous la raison d’une visite pour le moins… inattendue ?

- Je sais que j’aurais dû écrire à Votre Altesse pour solliciter une audience et je la supplie de me pardonner cette impolitesse, mais les jours que je vis depuis le début de ce mois m’ont poussée à venir jusqu’à elle.

- Je vous excuse d’autant plus volontiers que vous paraissez fort troublée. Remettez-vous et dites-moi ce qui vous amène !

- La disparition de mon frère, le comte Philippe-Christophe. Il a quitté sa maison de Hanovre…

- Il y était donc retourné ? coupa Eléonore en fronçant le sourcil. Il me semble avoir entendu dire que sa présence n’y était plus souhaitée et qu’il avait repris du service en Saxe ?

- En effet. Pourtant il y est revenu, poussé par une force à laquelle il ne pouvait plus résister.

Peu désireuse d’entendre préciser ce que pouvait être cette force, la duchesse se hâta d’enchaîner :

- Quoi qu’il en soit, il est sorti de chez lui…

- Le 1er juillet à dix heures du soir… et il n’y est jamais revenu.

- Depuis quand était-il de retour ?

- Deux ou trois jours, je crois.

Eléonore de Celle se livra à un rapide calcul mental. Ce devait être le 27 ou le 28 juin. Et Sophie-Dorothée était repartie le 28. Difficile de ne pas établir une corrélation ! Mais, bien entendu, elle n’en dit rien, se contentant de reprendre avec un soupir qui suggérait l’ennui :

- Donc votre frère a quitté Hanovre le 1er juillet. C’est un fait mais, ce que je comprends mal, c’est pourquoi vous vous adressez à nous. Pensez-vous qu’il soit venu ici ?

- Non. Je ne le pense pas, mais…

- En ce cas, c’est chez mon beau-frère de Hanovre qu’il faut vous rendre.

- J’en reviens…

- Et alors ?

- Personne n’a pu me dire ce qu’il est devenu. Il semblerait qu’il se soit volatilisé sans laisser la moindre trace. En revanche, sa maison a été fouillée de fond en comble par deux fois, ses domestiques se sont enfuis et la garde du prince a récupéré ses chevaux.

La duchesse se leva, passa près de sa visiteuse - qu’elle n’avait pas invitée à s’asseoir -, alla prendre sur une console un éventail de plumes blanches qu’elle agita mollement devant son visage :

- Et vous n’avez pas compris ? fit-elle avec un dédain signifiant qu’Aurore ne devait pas être fort intelligente. J’ai l’impression pourtant que c’est clair : votre frère est revenu à Hanovre contre le gré de l’Electeur ; il a été arrêté, jeté dans quelque prison où il attend son jugement… à moins qu’on ne l’ait reconduit à la frontière…

- Une arrestation qui ressemblerait à une embuscade ? Cela m’étonnerait, Madame. Ce ne sont pas… façons de prince. Un Koenigsmark, on s’en saisit au grand jour, ajouta la jeune fille avec orgueil. Mais si je suis venue à Votre Altesse c’est parce qu’il s’est passé cette nuit-là ou à l’aube du lendemain un événement grave qui l’intéresse au premier chef.

L’éventail cessa son gracieux va-et-vient et, dans la poitrine de la duchesse, le cœur manqua un battement :

- Et c’est ?

- La princesse héritière est enfermée dans ses appartements de Herrenhausen avec défense d’en sortir ou de recevoir… même ses enfants.

- Elle est… mais quelle sottise avez-vous ramassée là-bas ? Ma fille vient d’être sérieusement malade. Elle est fragile. Une rechute a dû se produire, alors le vulgaire ne perd pas une si belle occasion de fabuler et de clabauder ! Quelle infamie ! Et vous ne craignez pas de me la faire entendre ? Dites carrément que l’Electeur s’est saisi de sa personne !

Sans surprise, Aurore subissait à présent la colère de la duchesse et, chose étrange, plus Eléonore se montait, et plus le calme, à elle, lui revenait. Il lui restait un fait à révéler, elle n’hésita pas. Au point où elle en était !

- Je suis désolée d’apprendre que la princesse est souffrante. Elle doit, s’il se peut, l’être plus encore que ne l’imagine Votre Altesse puisqu’on lui a enlevé le réconfort que donne la présence d’une suivante aussi dévouée que Mlle de Knesebeck : celle-ci a été appréhendée et jetée en prison.

Il y eut un silence. Eléonore de Celle ferma les yeux et porta une main tremblante à sa gorge. Elle était devenue si pâle que sa visiteuse crut qu’elle allait s’évanouir. Elle s’approchait déjà, les mains tendues, prête à lui porter secours, mais elle n’eut pas le temps d’achever son mouvement. Les paupières de la duchesse se relevèrent brusquement, libérant un regard étincelant de fureur :

- Allez-vous-en ! gronda-t-elle. Sortez, vous et vos insinuations malveillantes dont le but n’est que trop clair ! Si vous pensiez nous intéresser à la cause de votre maudit frère, vous vous êtes trompée. Philippe de Koenigsmark n’a fait que du mal ici et s’il lui est arrivé malheur, c’est qu’il y a une justice au ciel ! Il n’a osé rentrer à Hanovre que pour essayer de reprendre sur ma fille sa détestable influence ! Nul n’ignore qu’il l’a poursuivie de ses assiduités durant des années et si elle est enfermée chez elle, c’est afin de la protéger des entreprises d’un aventurier sans scrupules qui a osé lever les yeux jusqu’à une future reine d’Angleterre ! Qu’il aille au diable, si ce n’est déjà fait et vous n’avez qu’à l’y rejoindre ! Berckhoff ! Berckhoff ! Venez !

Cette fois elle avait hurlé et la baronne qui ne devait pas être loin apparut à la seconde près. D’un doigt tremblant de fureur, Eléonore lui désigna la jeune fille qui semblait pétrifiée par cette explosion :

- Appelez la garde ! Faites jeter cette fille hors de chez moi, hors du palais où elle ne devra jamais remettre les pieds sous peine de prison ! Qu’on la ramène à la frontière du duché ! Et qu’elle soit maudite… maudite !

La voix se brisa sur le dernier mot et la duchesse alla s’abattre sur son lit, secouée de sanglots convulsifs qui effrayèrent la dame d’honneur. Celle-ci se tourna vers Aurore :