Il avait moins peur de la mort qu'il avait affrontée maintes fois, au cours de ses navigations, que d'une telle trahison.
« Oh Seigneur, considère ce que nous avons à souffrir en ton nom !... Pourquoi !... Pourquoi !... »
Angélique jeta un regard en arrière. Les voiles des poursuivants grandissaient de nouveau. Dès lors le mouvement de la houle, les crêtes plus écumeuses des vagues semblaient annoncer l'approche du large. La côte s'évasait, s'amenuisait. Le vent prenait un goût amer et se faisait plus âpre. L'horizon voilé se devinait plus vaste.
Le large !... Mais n'était-il pas trop tard ?
Elle regarda Le Rescator et s'aperçut qu'il la fixait aussi entre les fentes de son masque.
Elle crut qu'il allait lui dire de s'en aller, que sa place n'était pas sur la dunette. La chasser avec l'ironie qu'il savait si bien aiguiser à son égard.
Il ne dit rien. Elle eut la sensation qu'il la regardait ainsi parce que les choses allaient très mal et que la minute était pathétique. Elle, qui avait gardé confiance jusqu'alors, eut peur.
– Est-il trop tard ? demanda-t-elle.
À ce moment, Honorine se dressa dans ses bras et, désignant un point vers l'horizon :
– Là, dit-elle d'un air joyeux, des oiseaux.
Les oiseaux... c'étaient des navires.
Ils surgissaient, venant de l'horizon et barrant la sortie de la baie.
En quelques instants, leur nombre parut infini. Coincé entre leur approche et celle de la flotte royale, le Gouldsboro ressembla à un gibier acculé et cerné et qui n'aurait même pas la ressource de pouvoir faire face à tous les adversaires rassemblés pour l'achever.
Une même exclamation incrédule et consternée jaillit des lèvres de l'équipage rassemblé sur pied de guerre. Cette fois, c'était trop. Ils pourraient se battre, mais non vaincre et toutes issues pour échapper leur étaient interdites. Presque aussitôt, le Rescator poussa une exclamation et se mit à rire. Il ne pouvait pas parler, tellement il riait, car il s'étouffait en toussant.
« Il est devenu fou », se dit Angélique pétrifiée.
Mais le pirate réussit enfin à articuler :
– Les Hollandais !
Aussitôt la consternation se changea en délire de joie.
– Hissez le pavillon anglais du commerce au grand mât, hurla en anglais le capitaine Jason dans son porte-voix.
Il répéta son ordre en français.
Les pavillons montèrent et claquèrent au vent, celui à croix rouge, barrant une croix de Saint-André blanche sur fond bleu au grand mât et le pavois de poupe rouge portant en coin le même premier emblème de croix tricolore.
Malmenée par la récente tempête, la lourde flotte marchande s'engageait dans le pertuis breton avec une lenteur solennelle. Deux gros navires de ligne la précédaient avec leurs cinq mâts et trois ponts de batteries de soixante-douze canons. Puis venait une foule de quatre cents navires marchands de tous tonnages, mais dont le plus petit dépassait toutefois trois cents tonneaux. Cette flotte pansue, encadrée de vingt navires de guerre de moindre importance que les gros trois ponts.
Le Gouldsboro se faufilait parmi eux avec l'agilité d'un lièvre se perdant dans une forêt touffue. En quelques instants, une dizaine de navires de l'immense flotte arrivante se trouvèrent entre lui et ses poursuivants. Il était impossible aux officiers de Sa Majesté de tirer le moindre coup de canon, sans atteindre les honnêtes commerçants qui venaient mouiller dans les eaux françaises.
Force leur était de renoncer à punir l'audacieux pirate, qui s'était si bien moqué d'eux.
Au mouvement nouveau de la houle, les fugitifs enfermés dans l'entrepont surent qu'ils avaient atteint le large. De longues heures durant ils avaient guetté les bruits, ils avaient suivi la lutte grinçante du navire contre le vent contraire. La manœuvre en face du Fort-Louis les avait projetés les uns contre les autres, dans la détonation sourde des canons et ils avaient cru leur dernière heure venue. Puis c'avait été la marche lente et comme infirme, le long du chenal. Les arrêts, le branle-bas de combat, la course des pieds nus au-dessus de leurs têtes, l'attente. Des heures de prières, de mots brefs prononcés pour rompre l'angoisse ou pour calmer les enfants inquiets...
Et, comme dans l'Arche, « il n'y avait pas de fenêtre et ils ne devaient pas savoir ce qui se passait au-dehors ».
Puis le bateau s'était mis à rouler à grands balancements réguliers, comme en paix, ils avaient senti la tension des voiles orientées enfin sans contrainte, gonflées, tendues, et tout l'élan libérateur qui passait dans la coque faisait frémir les bois d'une allégresse de pur-sang auquel on a lâché les rênes.
Et Le Gall apparut sur le seuil, harassé, avec une expression à la fois triomphante et désespérée dans son regard bleu de Celtique :
– Nous leur avons échappé, dit-il. Nous sommes au large. Nous sommes sauvés !
Alors leur cœur à tous se déchira.
Adieu ville de La Rochelle, notre ville ! Adieu, notre Royaume ! Adieu, notre Roi !...
Ils tombèrent à genoux, les yeux pleins de larmes.
– La terre est encore visible, dit Le Rescator, en s'approchant d'Angélique, la fixant durement par les fentes de son masque. Ne vous retournerez-vous pas pour jeter un dernier regard à ces rivages que vous quittez à jamais, madame ?
Angélique secoua la tête :
– Non, dit-elle.
– Vous avez peu de sentiments pour une femme. Il ne doit pas faire bon encourir vos haines. Vous ne laissez donc aucun regret là-bas, aucun souvenir, aucun être cher ?
« Un enfant mort, songea-t-elle, une petite tombe à l'orée de la forêt de Nieul... C'est tout. »
– J'emporte tout ce qui m'est cher, dit-elle, en serrant Honorine sur son cœur. Mon seul trésor.
Et, comme chaque fois que la curiosité insinuante du Rescator se manifestait, la prenant de court, elle eut l'impression d'être guettée et que l'intérêt qu'il lui portait la menaçait.
Une incommensurable fatigue lui tomba sur les épaules. C'était le poids des heures qu'elle venait de vivre, c'était le poids de toute sa vie à l'instant où le destin refermait derrière elle une porte qui ne se rouvrirait plus. Elle sentit la douleur de ses bras raidis, qui n'avaient cessé, depuis un temps infini, de serrer Honorine contre elle.
– Je suis fatiguée, dit-elle d'une voix mourante. Oh ! tellement fatiguée. Je voudrais dormir...
Angélique n'eut plus conscience de ce qui se passait entre le moment où elle prononça ces paroles et celui où elle s'éveilla, dans la lumière propre du couchant. Un soleil couleur de rubis emplissait sa vue, se détachant comme une énorme lanterne sur le fond d'argent terni de la mer et du ciel.
Il toucha l'horizon, s'engloutit avec une rapidité déconcertante, laissa traîner encore pendant un bref moment une lueur rose plus éblouissante que l'aurore qui, peu à peu se mit à pâlir.
Angélique sentit autour d'elle le mouvement du navire, ce balancement rythmé et incessant qui la replaçait, quelques années en arrière, en Méditerranée. En ce temps-là, même lorsqu'elle était captive sur l'Hermès, il arrivait qu'une sensation d'immensité gonflât son cœur, comblât l'insatisfaction de son âme passionnée. C'étaient de tels souvenirs qui lui avaient laissé d'un voyage où elle avait souffert mille morts, une impression de regret et d'enchantement.
Ce soir, elle retrouvait la mer. Par la fenêtre vitrée du château arrière, le crépuscule lui offrait son bref incendie, puis le mystère solennel de la pénombre avant la nuit.
Elle entendait rebondir contre la coque l'éclaboussure des vagues. Et, par intermittence, le claquement sec des voiles, et le chant éolien de la brise dans les haubans.
Elle se redressa, s'assit à demi sur le divan oriental où on l'avait étendue, se soutint du bras, la tête vide, sans pensées, mais avec la perception aiguë du bonheur qui l'envahissait. Elle était libre.
Honorine dormait à ses côtés, abandonnée, rose, épanouie, dont le couchant avivait la carnation joufflue.
Angélique se pencha sur elle avec une tendresse infinie.
– Je t'emmène, trésor, murmura-t-elle. Chair de ma chair, cœur de mon cœur.
La joie surhumaine devenait presque douloureuse. Un rêve ancien qui avait hanté sa vie se réalisait.
Elle s'en allait sur la mer.
Sa poitrine s'emplit d'air salin. Ses yeux se voilèrent, sa tête vacilla, renversée sous la griserie d'une ivresse qui n'avait pas de nom. Un sourire d'extase errait sur ses lèvres.
Là, seule dans la clarté du jour finissant, Angélique offrait à l'Océan, comme à un amant retrouvé, son visage tendu et ravi d'amoureuse...
FIN
1 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».
2 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».
3 Cf. « Angélique et le Roy ».
4 Mot d'argot ancien désignant les policiers.
5 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».
6 Cf. « Indomptable Angélique ».
7 Cf. « Indomptable Angélique ».
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