Il lui fallait encore, pour avoir accès au grand large, franchir les « pertuis », passages entre les îles. Le fort vent de nord-ouest, qui soufflait ce jour-là, leur interdisait l'accès du pertuis d'Antioche, au sud, situé entre les Iles de Ré, d'Aix et d'Oléron. Mais pour gagner le pertuis breton, voie de sortie plus étroite et plus abritée, entre le continent et la côte nord de l'Ile de Ré, il fallait encore franchir un étroit chenal, celui de La Pallice et de la Pointe des Sablonceaux.
Ce fut à cette dernière solution que parut se décider le Rescator. Le porte-voix du capitaine Jason lança :
– Hé ! Ceux des voiles ! Carguez les hautes voiles ! Larguez civadière, brigandine et voile d'étai.
Sous basse-voilure, le Gouldsboro s'engagea dans le passage, entre les deux promontoires.
Angélique respirait à peine. Elle savait la traîtrise du chenal rocheux invisible et peu profond, dont les matelots du port s'entretenaient avec souci. Le vent court, projetant sur le flanc du bateau de petites lames dures et violentes, risquait à chaque instant de le faire sortir de l'étroite ornière au-delà de laquelle un navire de fort tonnage s'échouerait fatalement.
– Êtes-vous déjà venus par ce passage ? demanda-t-elle à son gardien.
– Non, nous sommes entrés par le sud.
– Alors il faudrait un pilote. Parmi mes amis il y a le pêcheur Le Gall, il connaît toutes les embûches du pertuis.
– Bonne idée, s'écria l'homme au bonnet de fourrure.
Il la quitta soudain pour aller communiquer le renseignement aux deux capitaines.
Peu après, Le Gall parut à son tour, guidé par un matelot. Angélique ne put se retenir de le suivre, sur la dunette.
Le Rescator était à la barre, toujours masqué. Tout son être tendu semblait chercher à deviner, au moindre frémissement du navire, la passe difficile. Il échangea quelques mots avec le navigateur rochelais puis lui céda la place.
Angélique demeurait aussi immobile que possible et Honorine aussi. La petite fille semblait comprendre que la place d'une femme et d'une enfant n'était pas sur une passerelle de navire à l'heure du danger, mais pour rien au monde elle n'aurait voulu être ailleurs.
Le Gouldsboro avançait plus sûrement.
– Et si le fort du Grand Sablonceaux nous tire dessus, dit Le Gall en regardant dans la direction de la pointe extrême de l'Ile de Ré où se devinait la forteresse.
– À Dieu vat ! répondit Le Rescator.
Le temps devenait moins limpide. Avec la chaleur du jour, une brume dorée se levait, estompant les rivages.
Une voix tomba de la hune.
– Navire de guerre en proue. Il vient à notre rencontre.
Le capitaine Jason jura et parut fortement découragé.
– Nous sommes faits comme des rats !
– Il fallait s'y attendre, dit Le Rescator, comme s'il constatait la chose la plus naturelle du monde. Donnez l'ordre de ralentir la marche...
– Pourquoi ?
– Pour m'accorder le bénéfice de la réflexion.
Le navire de guerre qu'ils n'avaient pas encore aperçu apparaissait au détour de la pointe des Sablonceaux et ses voiles déployées avaient une blancheur de craie sur le ciel embrumé.
Possédant le vent en poupe, il avançait rapidement.
Le Rescator posa sa main sur l'épaule de Corentin Le Gall.
– Dites-moi, monsieur, la marée commence à baisser. Si la passe devient difficile pour nous, n'est-elle pas infiniment dangereuse pour l'adversaire de plus fort tonnage qui s'avance au-devant de nous ?
Les yeux d'Angélique tombèrent sur cette main qui appréhendait l'épaule du marin. Une main à la fois musclée et racée, avec un lourd anneau d'argent ouvragé à l'annuaire de la main gauche. Elle se sentit pâlir.
Elle connaissait cette main nue, à la poigne inflexible et douce. Où l'avait-elle déjà vue ? À Candie peut-être lorsqu'il s'était déganté pour la conduire vers les sofas. Mais il y avait plus. Elle la reconnaissait comme une chose infiniment familière. Elle pensa que, sans doute, l'approche de leur dernière heure brouillait ses facultés. Ce destin qu'Osman Ferradji avait lu dans les étoiles, elle devait en prendre conscience, dans un raccourci dramatique, alors que la mort s'approchait.
Mais, simultanément, elle savait aussi qu'ils n'allaient pas mourir. Parce que c'était le Rescator qui les avait en charge ! Il y avait sur ce personnage énigmatique l'espèce d'immunité des héros antiques. Elle y croyait naïvement, follement, et jusqu'ici, dans sa tentative incroyable, elle n'avait pas été trompée.
Le visage du pilote s'était éclairé :
– Oui-da, s'exclama-t-il, vous avez mille fois raison, monsieur ! Il faut qu'ils aient diablement envie de vous attraper pour se lancer dans le chenal à pareille heure. Sûr aussi qu'ils ont aussi un bon pilote de chez nous. Mais leur position est... délicate.
– Nous allons la rendre plus délicate encore... Et, par-dessus le marché, ils vont nous servir de bouclier au cas où le fort voudrait s'en mêler. Je vais les contraindre à se placer entre lui et nous... En avant toute ! branle-bas de combat.
Et, tandis que les gabiers se précipitaient dans les vergues, le reste de l'équipage, maintenu dans le gaillard d'avant, jaillissait des écoutilles avec vélocité, haches et sabres d'abordage étaient distribués, les bâches dissimulant les couleuvrines contre la rambarde étaient ôtées.
Chacun gagnait son poste.
Des gabiers chargés de mousquets gagnaient les hunes des quatre mâts, hissant également des caisses de grenades, destinées à être projetées tout à l’heure sur le pont ennemi.
– Faut-il sabler les ponts ? demanda le second.
– Je ne crois pas que nous irons jusque-là, répondit Le Rescator, l'œil fixé à sa lorgnette.
Et il répéta ironiquement, souriant sous son masque : « Sabler les ponts. Peuh ! » Angélique se souvenait de ce préparatif suprême, en Méditerranée. On sablait d'avance le pont pour éviter aux pieds nus des combattants survivants de glisser dans le sang répandu.
– Ils échoueront avant d'avoir pu seulement lancer un grappin sur nous, dit encore le pirate, en haussant les épaules.
Il semblait si sûr de lui que la tension de ces minutes où les deux bateaux s'avançaient inexorablement l'un vers l'autre s'atténuait. Et d'ailleurs, très vite, on pouvait se rendre compte que le navire de guerre était en mauvaise posture. Alourdi par ses quarante canons et ayant eu l'imprudence de mettre toute sa voilure, il maintenait difficilement la route. Les vagues le poussaient vers le rivage.
– Et s'il tirait sur nous ? dit Le Gall.
– Un engin pareil !... Il est bien trop embarrassé pour se mettre en position de tir. Et nous nous présentons par le beaupré, la cible est trop étroite.
Le Gouldsboro continua donc d'avancer hardiment. Le navire de guerre luttait de plus en plus pour se maintenir à flot. Soudain, irrésistiblement drossé sur les rochers, on le vit s'incliner et il y eut un craquement sourd.
– Échoué ! crièrent ensemble les occupants de la dunette du Gouldsboro.
L'équipage agitait ses bonnets et manifestait sa joie.
– Prenons garde de ne pas en faire autant, recommanda Le Rescator. La mer baisse dangereusement.
Et il envoya des sondeurs à perche sur le gaillard d'avant.
Continuant sa route, le bateau-pirate passa au large de son adversaire impuissant, d'où leur parvinrent des invectives et des malédictions.
– Leur envoie-t-on une bordée ? demanda le capitaine Jason, nous sommes bien placés.
– Non ! Inutile de laisser de trop mauvais souvenirs derrière nous. De toute façon, nous ne sommes pas encore tirés d'affaire.
Angélique pensait aussi que d'autres navires pouvaient surgir pour leur barrer la route.
Mais ils réussirent à déboucher sans encombre hors du chenal, dans le pertuis breton.
Le Gall se redressa, les mains sur le gouvernail :
– Le plus dur est fait, maintenant, monsieur, je proposerais de forcer la voilure et de suivre la côte nord jusqu'à la sortie, à la Pointe du Grouin du Gou.
– Entendu.
La manœuvre devenait plus aisée. Le pertuis offrait une rade abritée où le vent moins violent et mieux orienté se faisait l'allié des fugitifs. La brume légère permettait de discerner la courbe du continent et sa dentelle neigeuse de marais salants.
Mais, de l'autre côté, c'était Saint-Martin-de-Ré, et bientôt, une à une, comme des silhouettes de rêve, les navires de la flotte royale s'en détachèrent et cinglèrent vers eux. La meute se mettait en chasse.
Ils observèrent sa progression dans un silence tendu.
– Si près du but, murmura Le Gall. Nous venons de dépasser la pointe d'Arçay.
– Forçons l'allure ! Le vent a légèrement tourné. Il nous aide.
– Eux aussi.
– Mais nous avons de l'avance.
Paroles brèves, qui leur servaient à faire le point, à peser leurs chances et à n'en pas perdre une once.
Après avoir paru grandir avec une rapidité inquiétante, les navires avant-coureurs de la flotte conservaient maintenant la même distance. Le Gouldsboro était encore hors de portée de leurs canons.
À nouveau, Le Rescator posa la main sur l'épaule du Rochelais.
– Parvenons au large, l'ami, et alors, foi de Rescator, je vous promets que nous nous mettrons sous le vent et qu'aucun des navires de Sa Majesté ne pourra jamais nous rattraper.
– Nous y parviendrons, monsieur, répondit le pilote, comme galvanisé.
Les yeux fixés sur la route qu'il devait suivre, il en auscultait les moindres courants, les moindres brises, pour donner au navire qu'il guidait toutes ses possibilités de vitesse. Ah ! comme il connaissait ces parages, où tant de fois il avait jeté ses filets et relevé ses casiers à homards en chantant et en regardant, avec amour, autour de lui les lignes nettes et dorées d'eau, de terre et d'îles qui formaient le paysage familier de sa vie. D'origine bretonne, sa famille était rochelaise depuis trois générations ce qui expliquait qu'il fût Huguenot et qu'il apportât à sa foi le même entêtement qu'un Breton catholique à la sienne. Il pensait à cette heure qu'aujourd'hui il parcourait les lieux de son bonheur passé pour les fuir, qu'il y avait dans la cale de ce bateau pourchassé sa femme et ses enfants et que ce serait une chose horrible que de mourir là, couché au large de ses îles et de sa ville par les boulets du roi de France !
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