Un carillon s'égrena et, presque simultanément, des sons de cloche étouffés par la brume scandèrent l'appel de l'angélus. Un remue-ménage commençait à se pressentir. Des artisans retiraient les vantaux de leurs échoppes.
Se dirigeant, une fois de plus, vers l'escalier des remparts avec la famille du boulanger, Angélique s'immobilisa.
On courait sur les remparts. Des voix d'hommes s'interpellaient. Puis quelque chose d'écarlate se pencha au-dessus de la ruelle.
La brume n'était pas encore assez dissipée pour que le soldat pût apercevoir les fugitifs. Ils se retirèrent doucement et tinrent conseil sous un porche avoisinant.
– La relève a pris son poste et ils se sont aperçus de la disparition du garde, dit Angélique.
– Ils doivent l'accuser d'avoir filé par la poterne d'angle. Mais, de toute façon, ils vont la fermer ou mettre devant une sentinelle.
La vue devenait de plus en plus nette et les uniformes écarlates se devinaient nombreux, là-haut.
– Les casaques rouges, les dragons, murmura le boulanger. Pourquoi ce déploiement de force ?
– Peut-être à l'occasion de l'arrivée de la flotte hollandaise...
La femme du boulanger se mit à pleurer.
– C'est bien notre chance ! Si tu t'étais dépêché, un peu plus, Antoine, nous aurions pu passer par là. Comment allons-nous sortir, maintenant.
– Mais par l'une des portes de la ville, la rassura Angélique. On doit être en train de les ouvrir.
Elle leur expliqua qu'ils ne pourraient en rien attirer l'attention plus que d'autres artisans ou marchands, se rendant dès la première heure à La Pallice ou à l'Ile de Ré.
– La ville n'est pas en état de siège, et la police nous laisse encore une journée de répit. Vous passerez avec vos paniers de pain à livrer. Si l'on vous interroge, vous donnerez vos noms.
Elle sut les rassurer et ils s'éloignèrent parmi les premiers passants. Maître Romain s'était nanti d'une bonne réserve de sa dernière fournée. On aurait au moins cela à se mettre sous la dent, en attendant le biscuit de mer.
Ce matin-là, aux yeux de ceux qui le voyaient passer, ce n'était qu'un boulanger de La Rochelle parmi ses concitoyens, et pourtant, tandis qu'il se dirigeait le cœur lourd vers la porte Saint-Nicolas, il se sentait déjà un exilé.
La précipitation avec laquelle ce départ avait lieu engourdissait sa douleur. Il n'y croyait pas encore tout à fait.
Angélique trouva les Manigault attablés dans leur salle à manger somptueuse et Siriki occupé à leur verser le chocolat bouillant.
Elle était pour le moins aussi essoufflée que le jour où elle était venue chez eux pour la première fois chercher M. de Bardagne.
Car le soleil était déjà haut. Une journée splendide s'annonçait après la tempête de la nuit. Les brumes achevaient de se dissiper. La ville grouillait de vie. La nuit retirait sa complicité. Il fallait maintenant affronter les dangers à la lumière du jour.
Aussi brièvement qu'elle le put, Angélique leur fit part des derniers événements. Leur complot était découvert, leur arrestation imminente, une seule ressource leur restait : s'embarquer immédiatement sur un navire qui acceptait de les prendre à son bord et qui mouillait aux environs de La Rochelle. La difficulté était de sortir de la ville sans attirer l'attention. Les Manigault étaient fort connus et, sans doute, des ordres avaient déjà été donnés à leur sujet. Il faudrait sortir par groupes séparés, sous de faux noms. Une fois hors de la ville, on se regrouperait au hameau de Saint-Maurice...
Maître Manigault, sa femme, ses quatre filles, son gendre et son jeune fils demeurèrent médusés, la tasse à mi-chemin des lèvres.
– Mais elle est folle, cette fille ! s'écria Mme Manigault. Comment ? Elle prétend que nous partions ainsi pour les Amériques ?... En laissant tout en plan ?...
– Comment s'appelle le navire en question ? interrogea l'armateur sévère.
– Le... Gouldsboro.
– Connais pas. Ces hommes qui vous accompagnent font-ils partie de son équipage ?
– En effet.
– Si j'en juge à leurs trognes, ce doit être un navire peu recommandable et même suspect.
– Il l'est en effet, mais il accepte d'embarquer ces autres suspects que nous sommes. Tant pis pour vous si vous préférez à celles-là les trognes des gardes de Baumier qui vont venir vous arrêter ce soir et vous jeter en prison.
– La prison, on en sort, j'ai de l'influence.
– Non, monsieur Manigault, vous n'en sortirez pas, cette fois.
L'un des matelots qui l'accompagnaient lui toucha le bras.
– Madame, dit-il, dans un français au lourd accent, le chef nous a recommandé de ne pas nous attarder dans la ville quand le jour serait levé. Il faut nous hâter.
Angélique enrageait devant cette famille paisiblement attablée parmi la riche vaisselle et dégustant des friandises comme si le ciel n'était pas sur le point de leur tomber sur la tête. Laisser Manigault derrière eux, c'était se priver d'un négociant avisé qui tenait en main les principales richesses de la petite communauté. Elle avait promis au Rescator qu'il serait payé. Et il y avait surtout ce bel enfant blond qui ressemblait à Charles-Henri, le petit Jérémie.
– Tant pis pour vous et pour votre fils, dit-elle. Je regrette seulement d'avoir risqué ma vie pour venir vous prévenir. Si je n'avais pas été obligée de courir jusqu'ici j'aurais déjà rejoint le hameau de Saint-Maurice. Chaque minute qui passe diminue nos chances. En vérité, vous aviez décidé de partir, mais vous ne le vouliez pas. Vous attendiez le miracle qui vous permettrait de tout garder : votre situation, votre argent, votre foi, votre ville. Vous qui méditez les Écritures, vous auriez dû vous souvenir qu'il a été recommandé aux Juifs, prisonniers en Égypte, de manger la Pâque debout, les reins ceints et le bâton à la main, prêts au départ, afin de pouvoir fuir dès que le signal en serait donné... avant que le Pharaon ne se ravise.
L'armateur Manigault la regarda fixement. Il devint très rouge, puis presque pâle.
– Avant que le Pharaon ne se ravise, murmura-t-il. J'ai fait un songe, cette nuit. Toutes les menaces qui nous entourent prenaient forme. Je savais qu'un énorme serpent allait venir m'étouffer moi et les miens. Il s'approchait et sa tête, c'était celle...
Il s'interrompit, se leva, le regard toujours fixe, et après s'être essuyé posément la bouche avec sa serviette, la posa près de sa tasse de chocolat inachevée.
– Viens Jérémie, dit-il, en prenant la main de son fils.
– Où allez-vous ? cria Mme Manigault.
– Nous embarquer.
– Vous n'allez pas croire les folles histoires de cette femme ?
– J'y crois parce que je sais qu'elles sont vraies. Cela fait déjà plusieurs jours que je soupçonne qu'on nous trahit. (Il s'adressa au vieux nègre.) Va chercher mon manteau et mon chapeau et ceux de Jérémie.
– Prenez de l'or, lui souffla Angélique, tout ce que vous pouvez dans vos poches.
Mme Manigault se répandait en gémissements :
– Mais il perd la tête ! Mes filles, qu'allons-nous devenir ?...
Les jeunes filles regardaient tour à tour leur père et leur mère.
L'officier, gendre de l'armateur, se leva à son tour.
– Viens, Jenny, dit-il en prenant sa jeune femme par les épaules.
Il la regarda gravement, avec tendresse.
– ... Il faut partir.
– Comment cela ? Maintenant ?... balbutia-t-elle effarée.
Déjà elle s'était effrayée du voyage prévu sur le Sainte-Marie, car elle attendait un enfant.
– Tu avais pourtant préparé un petit bagage pour le départ. Prends-le. C'est le moment.
– J'ai aussi un sac, dit Manigault. Il est assez important, mais Siriki le portera.
– Il ne faut pas que Siriki nous suive, conseilla Angélique à voix basse. Il est trop connu comme étant votre nègre dans la ville. On nous repérera tout de suite. Vous êtes très surveillé.
– Abandonner Siriki, protesta l'armateur, mais c'est impossible ! Qui va s'occuper de lui ?
– Votre associé, le sieur Thomas qui devait soutenir vos affaires après votre départ et se remettre en correspondance avec vous lorsque vous seriez parvenu aux Iles.
– Mon associé ?... C'est justement lui qui nous a trahis. Maintenant j'en suis certain. Sans doute rêve-t-il de tout s'approprier.
Il ajouta, sombre :
– ...La tête du serpent que j'ai vu dans mon rêve, c'était la sienne.
Dans le vestibule son regard embrassa avec amertume les voûtes solides et ouvragées. Des portes vitrées s'ouvraient sur les allées d'un grand jardin. D'autres sur la cour, plantée de son inévitable palmier.
Manigault reprit la main de Jérémie et traversa la cour. Un des matelots le suivait, portant son sac.
– Où partez-vous ? glapit Mme Manigault. Moi, je ne suis pas du tout prête. J'ai encore deux ou trois plats de la collection, les plus précieux, à emballer...
– Emballez ce que vous voudrez, Sarah, et rejoignez-nous quand vous pourrez, mais dépêchez-vous quand même, pour une fois, répondit l'armateur avec philosophie.
Le jeune ménage le suivait. Puis une de ses filles le rattrapa en courant comme ils atteignaient la rue.
– Père, moi aussi je veux partir avec vous.
– Viens, Deborah !
C'était sa préférée, avec Jérémie.
Il eut le courage de franchir le seuil et de traverser la rue sans tourner la tête.
Aux abords de la porte Saint-Nicolas, le groupe formé par l'armateur, son fils et sa fille, son gendre et sa femme, ainsi que par Angélique et les trois matelots du Gouldsboro, décidèrent de se séparer. Joseph Garret, l'officier, passa le premier avec Jenny et Jérémie, puis M. Manigault mêlé au groupe des trois marins. Aux questions qu'on leur posa, le porte-parole du navire-pirate répondit en anglais. Il se trouvait que la sentinelle n'en connaissait pas un traître mot, mais savait qu'un navire anglais mouillait dans le port, arrivé de la veille. D'un air entendu, il laissa le passage libre aux étrangers en promenade. Deux belles filles du pays – Angélique et Deborah – semblaient les accompagner. Sitôt l'autorisation accordée, elles franchirent la porte gaiement sans prendre la peine de décliner leurs noms et qualités et les soldats n'osèrent les rappeler.
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