Abigaël avait préparé leurs maigres bagages comme elle le lui avait recommandé. Le pasteur Beaucaire était déjà là avec son neveu. Le petit Nathanaël poursuivait son somme près d'Honorine.
– Je vais les lever et les habiller, dit Abigaël, sans poser d'autres questions. Pendant ce temps, Angélique, vous allez vous réchauffer dans ce baquet d'eau chaude que j'ai préparé à votre intention et vous allez passer des vêtements secs.
– Vous êtes une fée, dit Angélique, qui sans perdre une seconde referma la porte qui communiquait avec la cuisine. Elle se glissa dans le réduit, dans lequel la jeune fille, avait préparé l'eau bouillante, rejeta sur le pavé lé manteau du Rescator puis ses loques trempées et frissonna de bien-être en se plongeant dans l'eau. Sans cette halte, elle aurait risqué de s'effondrer, malgré l'espèce d'exaltation qui la soutenait. Et sa tâche n'était pas finie.
Elle entendait Abigaël réveiller doucement les enfants en leur parlant d'un pays merveilleux, plein de fleurs et de friandises où ils allaient partir en voyage. La jeune fille trouvait le moyen de les tirer de leur sommeil, sans heurts, sans leur communiquer l'anxiété de ces moments où chaque seconde avait son poids de plomb.
– Que je vous admire, Abigaël, dit Angélique derrière son paravent. Vous ne vous affolez pas.
– C'est le moins que je puisse faire pour vous, Angélique, répondit-elle aussi calme et preste que lorsqu'elle filait de la laine à la veillée. Mais d'où revenez-vous ? Vous êtes comme transfigurée.
– Moi ?
Tout à coup Angélique s'apercevait nue dans le haut miroir d'acier poli, relégué contre le mur et où elle n'avait coutume que de jeter un regard distrait pour ajuster ses cheveux et sa coiffe.
L'espace d'un éclair, elle reconnut sa blancheur, son image de femme robuste, à la taille bien prise, la poitrine haute, le dos long, les jambes harmonieuses, « les plus belles jambes de Versailles », avec ce sceau rouge de la cicatrice qu'y avait creusée Colin Paturel, pour la sauver du serpent, dans le Rif. Un corps oublié !...
La voix insultante lui revint aux oreilles. « Une femme pour laquelle, aujourd'hui, je ne donnerais pas cent piastres. » Elle haussa les épaules, désinvolte, moqueuse : « Qu'est-ce qu'il lui faut ? Tant pis pour lui. » Elle s'engouffra dans la chemise sèche qu'Abigaël avait déposée sur un tabouret, à sa portée.
Elle secouait ses cheveux d'un air de défi, et, de nouveau, ils déployaient leur auréole ensoleillée.
« Comment expliquer cela ? C'est mon pire ennemi... et mon meilleur ami... »
Il l'avait traitée avec parfois méchanceté et cynisme. Il persiflait. Il avait traité à la légère son angoisse insoutenable de femme traquée. « Et maintenant, chère marquise, avez-vous un plan qui permette de mener à bien vos caprices », comme si le souhait d'obtenir le salut de plusieurs vies humaines relevait d'une fantaisie déplacée ! Mais il acceptait de les prendre à son bord. Le risque qu'aurait refusé un capitaine assuré, bien pourvu en vivres et en escorte, le hors-la-loi l'assumait.
Alors qu'importaient les mots cyniques ! Il y avait beau temps que la susceptibilité d'Angélique s'était émoussée. Le malheur lui avait fait l'échine souple. Pour elle, seuls les actes comptaient.
Et, surpris quand même, il le lui avait fait remarquer au moment où elle quittait son bord.
– Vous avez un affreux caractère, ma chère, c'est certain, et pourtant vous ne vous êtes pas offusquée de mon manque de courtoisie à votre égard.
– Oh ! il y a des choses tellement plus importantes. Sauvez-nous, et vous pourrez me traiter comme il vous plaira.
– Je n'y manquerai pas.
Angélique se retint de rire. Abigaël n'y aurait rien compris.
Mais ce qui la soutenait c'était cette complicité d'adversaires qui se devinent de la même force et savent se donner la réplique.
Elle émergea du réduit en achevant de nouer les aiguillettes de sa jupe, tordit ses cheveux pour les maintenir sous un bonnet propre et s'enveloppa d'un manteau.
– Je suis prête.
– Nous sommes tous prêts.
Angélique jeta un regard sur la belle horloge. Une demi-heure ne s'était pas écoulée depuis son retour. Le temps prenait des proportions élastiques.
Honorine, engoncée dans ses doubles jupes et son manteau à capuchon, dormait debout. Angélique la prit dans ses bras, toute lourde de sommeil.
Rebecca s'avança pour vider le baquet d'eau. Angélique la retint. Le temps pressait. Ensuite, elle voulut encore ranger la maison. Il fallait seulement éteindre les tisons dans l'âtre. Ce fut maître Gabriel qui les écrasa du pied.
Ils descendirent en silence, guidés par une seule chandelle. Chacun tenant à la main un cabas ou un baluchon.
Dans la cour, maître Gabriel demanda ce qu'il fallait faire du soldat ligoté dans le cellier. L'abandonner dans une maison où personne ne comptait revenir, c'était peut-être le vouer à un sort cruel.
Anselme Camisot les avait aidés naguère. Il y eut un moment d'incertitude. Angélique fit remarquer que, même si leur fuite n'était pas signalée auparavant, des hommes d'armes devaient se présenter dans la soirée au domicile des Berne, pour arrêter toute la famille. Ils trouveraient la demeure déserte, la fouilleraient et délivreraient le pauvre militaire, en supposant que celui-ci ne se fût pas débrouillé d'ici là pour se débarrasser de ses liens.
– C'est bon. Allons, dit maître Berne.
La nuit pâlissait lorsqu'ils franchirent le seuil et que la lourde porte se referma sur eux.
Dans la brume épaisse, ils gagnèrent le pied des remparts et bientôt atteignirent la petite porte. Angélique mit Honorine dans les bras d'Abigaël.
– Je ne peux vous accompagner maintenant. Il me faut aller prévenir les autres. Vous allez gagner le hameau de Saint-Maurice. Quand nous y serons tous rassemblés, nous nous rendrons à la place où nous devons nous embarquer. Les pêcheurs du hameau ne doivent rien savoir de votre projet. Dites que vous venez pour enterrer un coreligionnaire, dans la lande.
– Tu connais le chemin, Martial ? dit maître Gabriel à son fils. Guide les femmes jusqu'au hameau. Moi, je dois rester avec dame Angélique.
– Non, protesta celle-ci.
– Croyez-vous que je vais vous laisser seule avec ces lascars étrangers ?
Angélique réussit à le convaincre d'accompagner sa famille. Elle, elle ne craignait rien, elle se sentait immunisée, elle voulait surtout voir le plus possible d’entre eux hors des murailles. C'était une première étape.
– Il y a besoin d'un homme comme vous pour rassurer les gens que je vais envoyer au hameau. Ils quitteront leur maison sans avoir le temps de réfléchir. Mais il se peut qu'arrivés au lieu de rendez-vous, ils s'affolent.
Lorsque enfin le groupe formé par les Berne, les deux pasteurs et Abigaël, portant Honorine, eut disparu, Angélique reprit en hâte son rôle de chien de berger rassemblant son troupeau.
Chez les Mercelot, le ménage, très calme, leur fille Bertille, ne demandèrent pas d'explications. Angélique leur dit qu'il fallait partir sur l'heure ou coucher ce soir en prison. Ils s'habillèrent. Maître Mercelot prit sous son bras le livre qu'il rédigeait depuis de longues années, sur un papier filigrané aux armes du Roi et qui s'intitulait Les Annales des tourments et sacrifices infligés aux Rochelais en ces années de grâce de 1663 à 1676.
C'était l'œuvre de sa vie…
Bertille demanda ce qu'on allait faire des objets déjà déposés sur le Sainte-Marie.
– Nous nous en occuperons plus tard.
La famille Mercelot prit le chemin des remparts, tandis qu'Angélique allait réveiller l'horloger.
Un peu plus tard, elle sonnait chez les Carrère. Cet avocat sans cause, encombré de onze enfants, représentait tout ce que le Rescator pouvait emmener de plus « inutile » dans sa cargaison. Ce fut lui, par contre, qui souleva le plus d'objections. Partir ? Maintenant ? Mais pourquoi ? Parce qu'on allait les arrêter ? Comment le savait-elle ? On le lui avait dit ? Qui cela ? Avait-elle des preuves ?... Angélique, refusant de discuter, allait de pièce en pièce, réveillant toute la maisonnée. Heureusement, les enfants admirablement dressés par leur mère ne présentèrent aucun désordre. Les plus grands habillaient les plus petits, ceux-ci rangeaient leurs petites affaires personnelles. En quelques minutes, chacun fut prêt, les chambres rangées, les lits faits. Maître Carrère était encore à exiger des preuves de son arrestation future en chemise et bonnet de nuit, que sa nichée l'attendait dans le vestibule, équipée de pied en cap.
– Nous voulons partir, mon père, dit l'aîné, un garçon de seize ans. Nous ne voulons pas aller en prison. Les fils de l'horloger ont été emmenés et ils ne sont jamais revenus.
– Allons viens, Mathieu, dit sa femme, puisque nous avions décidé de partir, partons, que ce soit maintenant ou plus tard !...
Elle déposa son dernier-né dans les bras d'Angélique, afin de pouvoir tendre ses hauts-de-chausses à son mari. Après l'avoir vêtu comme un enfant, en le morigénant, elle le poussa dehors sans autre forme de procès.
– Ma tabatière, geignit-il.
– La voici.
La brume devenait translucide. Le jour levant l’imprégnait de lumière. On commençait à sentir le réveil de la ville.
Angélique et les trois matelots attachés à ses pas aidèrent la famille de l'avocat à gagner la petite porte.
En les voyant s'effacer l'un après l'autre par le sentier de la lande, dissimulés aux regards par le brouillard, Angélique éprouvait un soulagement indicible.
Il y avait encore trois ou quatre familles à prévenir et les Manigault, situés dans un quartier plus lointain.
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