Son ironie méchante lui parut cacher une âpre curiosité.

– Rien de tout cela, dit-elle.

– Mais encore ?

Comment lui expliquer qu'elle voulait le salut de ses amis protestants ? C'était indéfendable aux yeux d'un pirate très certainement impie, et peut-être espagnol, comme elle l'avait entendu dire. Car alors il ajouterait à son impiété les intolérances de sa race.

Il y avait quelque chose d'inquiétant dans la façon dont il semblait fort au courant de sa vie. Il savait certainement beaucoup de choses sur elle. Certes, la Méditerranée colporte les nouvelles avec une précision rarement en défaut, bien que souvent outrancière.

Il insistait, ironique :

– Vous êtes mariée avec l'un des hérétiques, n'est-ce pas ? Décidément, vous êtes tombée bien bas.

Angélique secoua négativement la tête. Les allusions perfides, non dénuées de méchanceté, ne l'effleuraient pas. Elle était toute au souci de voir sa négociation tourner si mal. Quels arguments trouver pour le convaincre ?

– Il y a parmi eux des armateurs qui ont mis une partie de leur fortune aux Iles d'Amérique. Ils pourront vous dédommager si vous leur sauvez la vie.

De la main, il négligea la proposition.

– Tout ce qu'ils m'offriraient ne compenserait pas l'embarras de leur présence. Je n'ai pas de place à mon bord pour quarante personnes supplémentaires, je ne suis même pas sûr de pouvoir quitter la rade et franchir les pertuis sans encombre avec cette damnée flotte royale pour me barrer la route, et de plus les Iles d'Amérique ne se trouvent pas sur ma route.

– Si vous ne voulez pas les prendre, ils seront demain soir tous en prison.

– Bast ! C'est le sort de beaucoup, je crois, en ce charmant royaume.

– Il ne faut pas parler de ces choses à la légère, monsieur, dit-elle en joignant les mains, emportée par son désespoir. Si vous saviez ce que c'est que d'être en prison.

– Et qui vous dit que je l'ignore ?

Elle pensa, en effet, que pour vivre ainsi en marge des lois, il avait dû connaître la condamnation et le rejet de son pays. Pour quel forfait ?...

– ... Tant et tant de gens vont en prison, de nos jours. Tant de vies perdues ! Quelques-unes de plus, quelques-unes de moins !... La mer encore est un domaine libre et certaines contrées vierges de l’Amérique... Mais vous n'avez pas répondu à la question que je vous ai posée. Pourquoi la marquise du Plessis s'intéresse-t-elle à ces hérétiques ?

Son ton était impératif.

– Parce que je ne veux pas qu'ils aillent en prison.

– De grands sentiments, alors ? Je ne crois guère à cela chez une femme de votre morale.

– Oh ! croyez ce que vous voulez, fit-elle, à bout. Je ne peux vous donner qu'une raison. Je veux que vous les sauviez tous !

Tout l'abîme qui sépare le cœur des femmes et celui des hommes, elle le mesurait en ce jour. Après Baumier, Desgrez, le Rescator ! Des hommes dressés, pleins de leur pouvoir, solides, indifférents à des pleurs de femmes ou à des sanglots d'enfants meurtris. Baumier s'en serait réjoui. Desgrez n'avait accepté de les épargner qu'à cause d'elle parce qu'il l'aimait encore. Mais, ayant perdu sa séduction aux yeux du Rescator, il ne lui accorderait plus rien !

D'ailleurs il s'était détourné d'elle et était allé s'asseoir sur un grand divan oriental. Son attitude témoignait plutôt d'un profond ennui, voire d'un découragement. Il étala devant lui ses longues jambes bottées.

– Décidément, les folies des femmes sont variées mais je dois reconnaître que vous dépassez de loin toute la commune mesure. Récapitulons : la dernière fois que je vous ai rencontrée, vous m'avez quitté en me laissant, à titre de souvenir, mon chébec en flammes et trente-cinq mille piastres de dette.

« Quatre années plus tard, vous trouvez tout naturel de venir me trouver, sans craindre nul châtiment, pour me demander de vous prendre à mon bord, avec quarante fugitifs de vos amis. Avouez que votre prétention dépasse l'entendement !

D'un coup de doigt sec, il fit tourner un sablier marin posé sur une table basse, près de lui. L'instrument, grâce à un lourd piédestal de bronze qui le maintenait en place, ne paraissait pas déséquilibré par les mouvements du bateau. Le sable se mit à couler, petit torrent lumineux et rapide, et Angélique le regarda avec fixité. Les heures passaient, la nuit s'écoulait...

– ... Concluons, dit le Rescator. Votre affaire de transport ne m'intéresse point. Vous non plus d'ailleurs. Mais puisque vous avez eu l'imprudence de venir vous jeter dans les mains d'un maître qui s'est promis cent fois de vous faire payer cher tous les ennuis que vous lui avez causés, je vais quand même vous garder à mon bord... Aux Amériques, les femmes sont moins cotées qu'en Méditerranée, mais je parviendrai peut-être, en vous vendant, à récupérer quelque chose.

Malgré la chaleur de la pièce, Angélique sentit un froid glacé l'envahir jusqu'au cœur. Ses vêtements trempés collaient à sa chair, mais jusqu'ici, dans le feu de la discussion, elle n'y avait pas pris garde.

Maintenant, elle grelottait.

– Votre cynisme ne m'impressionne pas, dit-elle d'une voix qui s'enrouait, je sais que…

Une quinte de toux l'interrompit et la secoua. Cela achevait le tableau de sa défaite... À son aspect lamentable, s'ajoutait celui d'une femme maladive perdant le souffle.

Il eut alors, devant cette déroute, un geste qu'elle n'attendait plus. Il revint près d'elle et lui prit le menton dans la main pour la contraindre à relever la tête

– Voilà ce qu'on gagne à courir la lande derrière un pirate, une nuit de tempête, murmura-t-il.

Il approchait son masque de son visage, et c'était un contact étonnant que celui du cuir dur et froid, dans le rayonnement des yeux brûlants qui la paralysaient.

– Que diriez-vous d'une tasse de bon café, madame ?

Angélique ressuscita subitement.

– Du café ? Du vrai café turc ?

– Oui, du café turc, tel qu'on le boit à Candie… Mais débarrassez-vous auparavant de cette houppelande spongieuse... Vous avez inondé mes tapis.

Elle vit, en piteux état, autour d'elle, la moquette moelleuse orientale sur laquelle on croyait marcher parmi la mousse et les fleurs.

Le pirate lui retirait sa mante et la jetait dans un coin comme il l'aurait fait d'un haillon. Il prenait sur le dossier d'un siège son propre manteau.

– Vous m'en devez un déjà, que vous m'avez emporté sans aucun scrupule, sur vos épaules, la nuit de l'incendie. Ah ! jamais on ne vit le Rescator plus ridiculisé...

Et c'était comme en cette nuit d'Orient, deux mains chaudes sur ses épaules et les plis tièdes et odorants du somptueux manteau de velours autour d'elle. Il la menait vers le divan en la tenant toujours contre lui. Lorsqu'elle se fut assise, il alla vers le fond du salon et elle entendit le son d'une cloche retentir au-dehors. La tempête devait se calmer car les mouvements du navire se faisaient moins violents.

Le sable du bel instrument à mesurer le temps continuait à ruisseler, étincelant sous la lumière orangée des lanternes vénitiennes.

Angélique s'évadait de la réalité. Elle était dans l'antre du magicien...

À l'appel un homme était entré, un Maure, pieds nus, en burnous court, sur des culottes rouges de matelot. Avec les gestes souples de sa race, il s'agenouilla, poussa vers le divan une table basse pour y poser un coffret de cuir de Cordoue, orné d'argent. Les deux côtés du coffret rabattus se transformèrent en deux plateaux sur lesquels apparurent solidement fixés tous les ustensiles nécessaires à la préparation du café et à sa dégustation : le samovar en argent, le plateau en or massif avec deux tasses de Chine et un petit broc chinois plein d'eau où nageait un glaçon et une soucoupe de sucre candi. . ,

Le Maure sortit et revint peu après avec un samovar d'eau bouillante. Avec grand soin et sans en répandre une goutte il prépara la boisson orientale, dont l'arôme pénétra Angélique et éveilla en elle un plaisir presque puéril. Ses joues retrouvèrent soudain leur couleur, tandis qu'elle tendait la main vers le gobelet d'argent entourant la tasse de Chine. Assis près d'elle, le regard énigmatique, le Rescator l'observait tandis qu'elle saisissait à deux doigts, selon le rite musulman, la minuscule tasse et y versait une goutte d'eau glacée pour faire descendre la lie, puis la portait à ses lèvres.

– On voit que vous avez été l'hôte du harem de Moulay Ismaël, dit-il. Quelle maîtrise ! On vous prendrait pour une musulmane. Malgré votre déchéance présente, vous avez gardé quelques bons usages qui permettent de vous reconnaître.

Le Maure s'était éclipsé. Angélique reposa la tasse dans le support qui lui évitait de se renverser et le pirate se pencha pour la servir à nouveau. Il remarqua, ce faisant, des traces de sang sur le gobelet.

– Pourquoi ce sang ? Vous êtes blessée ?

Angélique découvrit ses paumes écorchées.

– Je ne sentais rien. C'est arrivé, tout à l'heure, aux rochers de la falaise... Bah ! J'en ai vu d'autres sur les chemins du Rif.

– Votre évasion ?... Savez-vous que vous êtes la seule esclave chrétienne à avoir réussi un tel exploit ! J'ai cru longtemps que vos os blanchissaient sur quelque piste du désert.

Les yeux démesurément ouverts d'Angélique revivaient la dure odyssée.

– Est-ce vrai... que vous êtes allé me chercher à Miquenez ? fit-elle.

– C'est exact ! D'ailleurs, c'était facile : vous aviez laissé derrière vous un carnage.

Les paupières meurtries de la jeune femme se fermèrent. Tous ses traits reflétèrent l'horreur.

L'homme masqué murmura avec un sourire ambigu :

– Là où passe la Française aux yeux verts, il ne reste que décombres et cadavres.