Des bruits de pas retentirent au-dehors. Angélique se redressa prête à Le voir. Mais ce fut le capitaine Jason qui reparut. Il eut un geste bref. Angélique fut entraînée. Elle retrouva, en traversant une passerelle, le souffle coupant du vent et le mugissement proche des flots. Elle dut monter les degrés d'un court escalier de bois.

Derrière les vitres du château-arrière des lumières rouges brillaient. Elles évoquaient, immobiles, ces lueurs diaboliques qui luisent parmi les cornues des alchimistes, serviteurs de Satan. Pourquoi une telle pensée traversa-t-elle le cerveau d'Angélique tandis qu'on la poussait à l'intérieur, dans une suprême rafale de vent ? Peut-être se souvint-elle qu'on appelait le maître qui régnait là, le Magicien de la Méditerranée...

Sa première sensation fut celle d'avoir posé les pieds sur un parterre de mousse et de fleurs et, tandis qu'on refermait la porte derrière elle, elle enregistra la chaleur bienfaisante de la pièce. Après les douches glacées de la pluie et les gifles de la bise, elle en ressentit presque un malaise. Elle dut faire appel à toute sa volonté pour demeurer debout et ne pas s'évanouir.

Peu à peu, elle se remit. Ses yeux s'habituèrent à la clarté insolite. Elle distingua un homme debout qui paraissait emplir le salon de sa présence.

C'était l'homme de la lande, c'était le Rescator. Elle ne se souvenait pas qu'il fût si grand. Il touchait le plafond bas. Elle ne se souvenait pas qu'il eût une stature aussi imposante. Parce qu'elle l'avait vu s'avançant d'une allure nonchalante et comme féline parmi les Orientaux du batistan de Candie, il ne lui avait jamais paru si dur. Il lui sembla taillé en angles dans une sorte de roc noir, les épaules carrées, la taille sanglée par une haute ceinture de cuir et d'acier à laquelle pendaient les étuis de deux pistolets ouvragés, les muscles longs et secs des cuisses accentués par une culotte de peau qui les moulait. Son attitude, jambes écartées pour résister au mouvement du roulis, mains derrière le dos, était celle d'un justicier. Froide, observatrice, méfiante.

Il demeurait dans l'expectative. Il semblait très différent du prince de la Méditerranée.

Elle reconnaissait seulement sa tête étroite, entourée d'un foulard de satin sombre, noué à l'espagnole, le masque de cuir, inhumain, au nez modelé, tombant très bas sur les lèvres, la barbe noire et bouclée qui prolongeait cette face obscure et, à travers les fentes du masque, les diamants d'un regard indéfinissable, insoutenable.

C'était bien lui, le Rescator, mais empreint d'une autre magie plus âpre, celle de l'Océan, et alors qu'elle avait longtemps rêvé à l'énigmatique personnage comme à quelque héros des Mille et Une Nuits, elle s'apercevait qu'elle avait devant elle un pirate.

Deux lanternes de Venise, aux verreries rouges et or, l'encadraient et ne contribuaient pas à le rendre plus rassurant.

Un coup de mer fit trébucher Angélique et la rejeta contre le panneau de la porte où elle dut s'appuyer. Alors la statue noire s'anima. Les épaules furent secouées spasmodiquement. Sa tête se rejeta en arrière.

Et elle s'aperçut que le Rescator riait de son rire étouffé qui se terminait en accès de toux.

– La Française de Candie, s'exclama-t-il.

La voix rauque et voilée, avec parfois des intonations grinçantes, produisit sur les nerfs d'Angélique la même sensation qu'autrefois. Une émotion déchirante, douloureuse. Quelque chose d'insupportable et, pourtant, le désir de l'entendre à nouveau !

Elle le vit s'avancer vers elle d'un pas mesuré. Ses dents traçaient une ligne blanche dans sa barbe noire.

Ce rire la déconcertait bien plus que des invectives.

– Pourquoi riez-vous ? demanda-t-elle d'une voix blanche.

– Parce que je m'interroge sur le phénomène qui, de la plus belle captive de la Méditerranée, payée par moi une fortune, a fait aujourd'hui une femme dont je ne donnerais pas cent piastres !...

On ne pouvait être plus méprisant, plus insolent. Angélique se vit, telle qu'elle était, en effet : trempée, déchirée, dans ses vêtements sombres de femme du peuple, la figure marbrée, sous son fichu noir et ruisselant, avec peut-être des mèches de cheveux qui lui collaient aux tempes : une vraie sorcière.

Loin de l'abattre, ce nouveau coup d'estoc lui donna soudain la force de réagir.

– Oh ! vraiment, fit-elle, sarcastique. Tant mieux. Cela vous ôtera des regrets, si vous en eûtes jamais, pour le mauvais tour que je vous ai joué à Candie.

Appuyée à la porte, le front baissé et le regard brillant, elle considérait l'homme masqué et s'apercevait qu'il ne lui faisait pas peur. Elle avait décidé qu'il les sauverait parce qu'ils étaient, lui et son navire, leur seule et dernière chance. Il fallait donc le circonvenir, l'atteindre. Or, il lui paraissait démesuré et hermétique, terriblement lointain, pas tout à fait réel, une apparition à mi-chemin entre le cauchemar et le rêve éveillé. L'impression s'accentuait dans le silence.

Elle souhaitait qu'il parlât de nouveau. Le son de sa voix l'aidait à échapper à l'emprise du regard magnétique.

– Vous ne manquez pas d'audace de me rappeler vos exploits, fit-il enfin. Comment avez-vous su me trouver ici ?

– Je vous ai aperçu tantôt, alors que je traversais la lande. Vous étiez au bord de la falaise et vous surveilliez la ville.

Elle le vit tressaillir, comme touché au vif.

– Décidément le sort se joue de nous, s'écria-t-il. Vous êtes passée non loin de moi, encore, et je ne vous ai pas vue.

– Je me suis aussitôt cachée dans les buissons.

– J'aurais pourtant dû vous voir, fit-il avec une sorte de colère. Quel génie possédez-vous donc d'apparaître et de disparaître, de me filer entre les doigts ?...

Il se mit à marcher de long en large. Elle préférait encore cela à son immobilité hostile.

– Je ne féliciterai pas mes hommes sur leur façon de faire le guet, reprit-il. Avez-vous parlé à quelqu'un de ce que vous aviez vu, de notre présence ici ?

Elle secoua négativement la tête.

– C'est encore heureux pour vous... Donc, m'ayant aperçu, vous vous enfuyez une fois de plus, puis vous vous représentez à moi, sur la minuit… Pourquoi ? Pourquoi êtes-vous venue ?

– Pour vous demander de prendre à votre bord des personnes qui doivent avoir quitté La Rochelle dès demain matin, au plus tard, pour se rendre aux Iles d'Amérique.

– Des passagers ?

Le Rescator s'arrêta de nouveau. Il se mouvait avec une extraordinaire aisance, malgré le balancement interrompu de la houle. Angélique se souvint de sa silhouette de jongleur, à l'avant du beaupré de son chébec, lorsqu'il lançait l'ancre qui devait sauver la galère Dauphine. Tandis qu'elle était là, présente dans ce salon marin, une partie de son esprit continuait à projeter en elle des visions arrachées au passé. C'était comme une recherche souterraine, dont le but était toujours cet homme noir et fascinant. Comme jadis, lorsque pour la première fois il s'était approché d'elle dans la salle des ventes du batistan, il requérait aussitôt toutes ses forces et son attention.

Les confidences d'Ellis, la jeune esclave grecque, voletaient dans sa mémoire ainsi que des papillons étranges : « Toutes les femmes !... toutes les femmes il les séduit... aucune n'échappe à son pouvoir, mon amie... » Mais, pourtant, elle entendait sa propre voix répondre, lucide :

– Oui, des passagers. Ils vous paieront bien.

– De quelle sorte peuvent bien être ces passagers singuliers qui ont tellement besoin d'un bateau-corsaire ? Sûrement pour fuir La Rochelle...

– Fuir est bien le mot, monseigneur. Il s'agit de familles appartenant à la religion réformée. Le roi de France ne veut plus d'hérétiques dans son royaume. Ceux qui ne consentent pas à se convertir, n'ont d'autres ressources que de quitter leur pays pour échapper à la prison. Mais les côtes sont surveillées et il est difficile de sortir du port clandestinement.

– Des familles... avez-vous dit ? Il y aurait des femmes parmi eux ?...

– Oui... Oui...

– Et des enfants ?...

– Oui... des enfants, surtout, fit Angélique d'une voix sans timbre.

Elle les vit, dansant autour du palmier, avec leurs joues roses et leurs yeux pleins d'étoiles. C'était comme si elle avait entendu, derrière le grondement de la tempête, le bruit rythmé de leurs petits sabots.

Mais elle savait aussi que son aveu les condamnait presque à coup sûr à un refus. Un capitaine de navire de fret ne prend qu'à contrecœur des passagers à son bord. Quant aux femmes et aux enfants, ce ne sont là que marchandises bonnes à n'attirer que des « palabres ». Ça se plaint, ça meurt, les hommes se battent à bord à cause des femmes.

Angélique avait assez longtemps vécu dans un port comme La Rochelle pour mesurer l'outrecuidance de sa demande. Comment oser parler à un pirate de l'avocat Carrère et de ses onze enfants ?... Son assurance faiblissait.

– De mieux en mieux ! apprécia le Rescator.

Le ton était persiflant :

– ... Et à combien se chiffre ce peu intéressant contingent de chanteurs de psaumes dont vous voulez encombrer mes cales ?

– À peu près... quarante personnes.

Elle en escamotait une bonne dizaine.

– Hein !... Vous plaisantez, ma belle. Je pense d'ailleurs que la plaisanterie n'ira pas plus loin. Mais une chose m'intrigue cependant. Par quel autre phénomène la marquise du Plessis-Bellière – car c'est bien sous ce titre que je crois vous avoir achetée ? – s'intéresse-t-elle soudain au sort d'une poignée de pâles parpaillots ?... Auriez-vous parmi eux de la famille ? Un amant ?... bien que la chose ne me semble guère inspirante pour une ancienne odalisque... ou bien, qui sait, auriez-vous choisi chez les hérétiques un nouvel époux, car vous aviez me semble-t-il, la réputation d'en faire grande consommation ?...