À un moment, la vague qui s'avançait lui parut si haute que, terrifiée, Angélique s'appuya à la paroi comme pour s'y enfoncer.

La lame se brisa à quelques pas d'elle. Dans un affreux clapotement, elle sentit l'eau froide cercler ses chevilles, puis ses genoux. La prochaine fois, elle en aurait jusqu'à la ceinture.

L'eau, en se retirant, l'entraîna avec une telle force qu'elle tomba. Elle se raccrocha où elle put.

Une nouvelle lame risquait de l'emporter au large.

« Il faut remonter », se dit-elle.

Mais comment trouver l'issue de ce piège ? Elle se mit à courir pour fuir le danger, ce galop des vagues acharnées. Ses pieds se tordaient sur les galets. À certains endroits, la grève se rétrécissait dangereusement.

Maintenant, elle n'avait plus qu'une idée : regagner la lande. La marée devait être en train de remonter. En demeurant en bas, elle allait être noyée à coup sûr. Les mains de la jeune femme se crispaient au flanc de la falaise, cherchant une prise, mais dans ces parages la roche était presque surplombante. Cependant, à force de se traîner, elle découvrit une petite baie où devaient parfois mouiller des barques et, vers le fond, le sentier escarpé qu'empruntaient les pêcheurs. Elle se hissa, s'arrachant au cirque infernal.

Lorsqu'elle atteignit le rebord de la falaise, elle se laissa aller de tout son long, épuisée, et demeura un long moment la joue contre la terre humide.

Ce voyage au bout de la nuit devait ressembler à ce que l'on ressent après la mort. Une lente et angoissante recherche dans un pays inconnu.

Osman Ferradji, le grand mage noir, s'expliquait ainsi : « On ne s'aperçoit pas toujours de la mort. Certains se trouvent, sans savoir pourquoi, parmi des ténèbres inconnues et ils doivent chercher leur chemin, guidés par la seule lumière acquise au cours de leur expérience terrestre. S'ils n'ont rien acquis sur terre, alors ils s'égarent une fois encore dans le Monde des Esprits... Ainsi parlent les Sages d'Orient... »

Osman Ferradji ! Il était devant elle, noir, comme la nuit, et il lui disait :

– Pourquoi as-tu fui cet homme... Ton destin et le sien se croisent et se recroisent.

Angélique se redressa sur les mains. « Puisque son destin doit croiser le mien, se dit-elle entre les dents, c'est que je dois réussir !

Le hasard seul n'avait pu amener le Rescator sur ces rivages. Cela signifiait sûrement quelque chose. Cela signifiait qu'Angélique devait le rejoindre. Malgré le vent, la mer, la nuit, elle l'atteindrait donc. Une voix rauque, extraordinairement présente, chuchota à son oreille : « Chez moi, vous dormirez. Chez moi, il y a des roses. » Et la magie de Candie lui revint et de l'instant inexplicable où, près de l'homme masqué qui venait de l'acheter, elle avait eu envie de demeurer à jamais6.

Angélique se remit debout.

Elle s'aperçut que la pluie avait cessé. Mais le vent semblait en avoir pris plus de force. Il la saisissait aux épaules, la jetait en avant, puis se plaçait devant elle et elle devait lutter, pied à pied comme repoussée par une force humaine.

Au bout de quelques pas, elle craignit d'être repartie dans la mauvaise direction. Elle tourna sur elle-même ainsi qu'une marionnette et, cette fois, fut incapable de s'y retrouver. Mais le ciel finit par se dégager. Et, tout à coup, elle distingua vers l'est la flamme rouge de la Tour de la Lanterne. De l'autre côté, une autre lumière plus petite brillait à l’extrémité de l'Ile de Ré.

Angélique sortait des limbes. Elle devinait la plaine autour d'elle, balayée de vent mais dégagée des brumes. Elle put marcher plus vite. Lorsqu'elle arriva aux environs de la baie où, ce tantôt, elle avait aperçu le navire au mouillage, elle ralentit le pas.

« Et s'il avait appareillé ? » se dit-elle soudain.

Puis elle se rassura. Tant de choses dramatiques étaient passées en ces dernières heures – le retour des enfants, leur arrestation, l'interrogatoire de Baumier, celui de Desgrez – qu'elle avait l'impression d'avoir vécu des jours. Quand elle les avait aperçus, les pirates étaient occupés à calfater. C'était admettre que le navire avait besoin de réparations et ils n'avaient pu se décider à appareiller en pleine nuit, devant la tempête montante.

D'ailleurs, voici qu'une lumière plus forte surgissait, comme une énorme étoile, suspendue au-dessus d'elle. Elle comprit que c'était la lanterne accrochée au sommet du mât Gouldsboro.

Malgré leur désir de passer inaperçus, les pirates devaient encore préférer y voir clair, car la baie ils s'étaient réfugiés n'était guère abritée, et le navire à l'ancre tirait durement sur ses chaînes. Sur le pont on distinguait les silhouettes des sentinelles s'abritant tant bien que mal.

Angélique resta un long moment en expectative au bord de la falaise.

Invisible elle contemplait le navire à peine surgi de l'ombre, silhouette de bateau-fantôme, avec ses mâts aux voiles serrées afin de ne pas donner de prise au vent, et qui se balançait dans le bouillonnement de l'écume comme au fond d'un chaudron de sorcière.

Tout à l'heure, en quittant La Rochelle, elle trouvait simple de s'élancer et de courir vers ces lieux comme vers le havre où les attendait le seul se cours possible.

Maintenant, sa folie lui apparaissait évidente : tomber volontairement au pouvoir de ces hors-la-loi, se présenter au dangereux pirate qu'elle avait offensé et bafoué, lui demander une aide difficile et sans contrepartie !... Autant d'actes insensés et qui ne pouvaient que la précipiter dans une catastrophe. Mais la catastrophe était aussi derrière elle. Et elle était déjà allée trop loin.

En contrebas, une autre lueur dansait, celle d'un feu, allumé à l'abri d'une des cavernes de la falaise, et près duquel des matelots faisaient le guet.

La même main, peut-être celle d'Osman Ferradji, qui tout à l'heure avait relevé Angélique, la poussa en avant. « Va ! Va ! Là est ton destin... »

Espérance et terreur se partageaient son cœur. Mais elle n'hésita plus et, retrouvant le sentier par lequel elle avait vu arriver, l'après-midi, les pêcheurs de Saint-Maurice et leurs bêtes, elle commença de descendre.

Elle atteignit la grève. Ses pieds s'enfoncèrent dans le gravier nacré fait de millions de coquillages broyés. Difficilement, elle s'avança.

Par-derrière, des mains la saisirent à la taille, aux poignets et l'immobilisèrent. Une lanterne sourde lui fut mise au visage. Les pirates parlaient autour d'elle dans leur langue inconnue. Elle distinguait leurs faces brunes sous leurs foulards couleur de sang, leurs dents cruelles et le miroitement d’anneaux d'or que certains portaient aux oreilles.

Alors, elle s'écria, projetant un nom devant elle, comme un bouclier :

– Le Rescator !... Je veux voir votre chef, monseigneur le Rescator !...

Chapitre 15

Elle attendait, appuyée à la paroi de bois, dans le balancement brusque du navire.

Les guetteurs de la grève l'avaient fait monter sur un caïque que les vagues secouaient comme une coquille de noix et elle ne savait trop par la grâce de quelle force nerveuse elle avait réussi à se hisser à l'échelle de corde ballottée au flanc du bateau, dans la nuit d'encre.

Maintenant elle était au but. On l'avait fait entrer dans une sorte de cambuse, le domaine du cuisinier, sans doute, car il y traînait des relents d'odeur de graisse.

Deux hommes la gardaient. Un autre entra, masqué sous un feutre à plumes détrempées, et elle reconnut aussitôt sa silhouette trapue.

– Vous êtes le capitaine Jason ?

Elle le revoyait sur le pont de la galère La Royale. Le capitaine Jason, le second du terrible Rescator, donnait ses ordres au duc de Vivonne, Grand Amiral de la flotte du roi Louis XIV. Aujourd'hui il était peut-être moins superbe, mais il gardait l'assurance de celui qui agit pour un maître dont la volonté finit toujours par être la plus forte.

– D'où me connaissez-vous ? demanda-t-il après un moment de surprise.

Derrière le masque, son regard perplexe examinait la paysanne ruisselante, échevelée et en loques qu'on lui présentait.

– Je vous ai vu à Candie, répondit-elle.

Il eut une mimique étonnée. De toute évidence, il ne la reconnaissait pas.

– Dites à votre chef, monseigneur Le Rescator, que je suis... cette femme qu'il a achetée trente-cinq mille piastres à Candie, il y a quatre ans... la nuit de l'incendie.

Le capitaine Jason bondit littéralement au plafond. Médusé, il la regarda encore. Puis il jura à plusieurs reprises en anglais. Enfin, avec une agitation qui ne devait pas lui être coutumière car c'était un homme aux apparences placides, il recommanda dans leur langue aux deux matelots de surveiller plus étroitement la prisonnière. Puis il bondit et elle l'entendit courir sur le pont.

Les deux hommes se crurent obligés de prendre Angélique par le bras. Pourtant elle eût été bien en peine de s'enfuir. Elle était maintenant dans la gueule du loup.

L'effet produit par sa déclaration n'allait pas sans lui inspirer de l'inquiétude. Selon toutes apparences, on ne l'avait pas oubliée. Elle allait devoir affronter le Maître. Ses souvenirs revenaient en foule. Candie illuminée par l'éclat de la fusée bleue. Candie en flammes, l'Hermès du pirate d'Escrainville se détachant, incandescent, tel un monument d'or pur et ses mâts s'effondrant dans une gerbe d'étincelles. Le Rescator courant parmi les nuages de fumée s'échappant de son chébec et ce vieux gnome magicien de Savary dansant à la proue de la barque grecque en criant : « C'est le feu grégeois ! C'est le feu grégeois !7 »

Elle ramena autour d'elle son manteau trempé et qui pesait du plomb sur ses épaules harassées. Dans la nuit de feu de Candie, deux destinées s'étaient rejointes, puis s'étaient éloignées fulgurantes, et en un point différent de la terre, contre toute logique, contre la volonté des dieux même, elles se retrouvaient cette nuit. Était-ce cela qu'Osman Ferradji avait lu dans les astres au sommet de la Tour Mozagreb ?...