– Attention. Vingt-quatre heures. Pas plus. Le voudrais-je que je ne pourrais l'obtenir. Ici, on a du respect pour moi parce que je suis le bras droit de M. de La Reynie, lieutenant de Police du Royaume. Mais je suis venu ici pour un cas particulier, le vôtre, et je n'ai pas à m'immiscer dans les affaires provinciales. Baumier me verra certainement d'un très mauvais œil intervenir à propos de l'arrestation de « ses » protestants. Cependant, je trouverai bien un prétexte pour que l'opération soit remise à demain soir. Mais, plus tard, impossible. Il est malin. Il sait que la flotte hollandaise va parvenir à La Rochelle. Le charivari qui va s'ensuivre risquerait d'être trop favorable à ceux qu'ils guettent depuis longtemps. Tout le monde doit être sous les verrous avant leur arrivée.

– J'ai compris.

– Passez par ici, fit-il en la touchant au coude pour la guider vers une autre porte, derrière le bureau. Je ne tiens pas à ce qu'on vous voie sortir. J'éviterai ainsi des questions indiscrètes.

Angélique s'immobilisa :

– Et les enfants ? Je ne peux pas partir sans eux.

– Il y a belle lurette que je les ai renvoyés chez eux, grommela-t-il. Cette petite diablesse rousse qui, parait-il, est votre fille, nous massacrait les oreilles avec ses braillements. J'ai dit à l'aîné : Filez chez votre père, ne parlez à personne et attendez le retour de dame Angélique. Pendant ce temps, Baumier vous interrogeait. Mais je savais que mon tour viendrait.

– Oh ! Desgrez, murmura-t-elle, que vous êtes bon !

Il lui avait fait franchir un couloir étroit et obscur et tirait une porte à lui. Au-dehors, la nuit était profonde. Toute proche, une gargouille vomissait des torrents d'eau. Pourtant il ne pleuvait plus. Mais le vent moite, et comme ivre, s'engouffrait dans la ruelle par bouffées violentes.

Desgrez s'arrêta sur le seuil. Il prit Angélique dans ses bras, à sa façon, désinvolte et irrésistible, qui paralysait toute résistance.

– Je vous aime, fit-il. Je peux bien vous le dire maintenant, puisque cela n'a plus d'importance.

Son bras dur lui maintenait la nuque renversée dans le creux de son coude et elle défaillait un peu non pas à cause de l'étreinte, mais parce que, saisie par la nuit et le vent, elle avait cessé de le voir et de le sentir. Il redevenait irréel. Seule, comptait au fond d'elle-même sa hâte d'oiseau captif, à s'échapper pour fuir à tout jamais.

Il comprit qu'il ne tenait dans ses bras qu'un corps absent, un esprit déjà éloigné. Pour cette femme pourchassée, il n'était, lui, le vivant, l'homme solide, ou qui se croyait tel, qu'un revenant du passé qui cherchait à l'attirer dans sa tombe. Elle fuyait vers son destin où il n'avait pas de place.

« Faite pour l'immensité, songea-t-il, pour la liberté... »

Penché sur ses lèvres, il ne les effleura pas.

– Adieu, marquise des Anges, murmura-t-il.

Très doucement, il laissa retomber ses bras. Elle s'échappa, fit quelques pas, parut se raviser. Elle dut se retourner. Il ne la voyait déjà plus. Il entendit sa voix :

– Adieu, mon ami Desgrez... Merci. Merci.

Angélique courait dans la ville nocturne. Le vent lui jetait sur les lèvres un goût de sel. Ainsi devait courir la femme de Loth dans Sodome menacée, alors qu'au-dessus de la ville s'amoncelaient déjà les particules mortelles qui devaient l'anéantir.

En arrivant à la maison, elle n'avait plus de souffle.

Ils étaient tous là : les enfants, maître Gabriel, la vieille Rebecca et tante Anna, Abigaël et le vieux pasteur, et le jeune pasteur, et son petit orphelin.

Ils se jetèrent dans ses bras, l'entourant, la pressant de questions.

– Parlez, exigeait le marchand, on vous a arrêtée. Pourquoi ? Que se passe-t-il ?

– Rien de grave.

Même tante Anna répétait d'une voix chevrotante : « Vous nous avez fait une peur affreuse. Nous craignions qu'on ne vous ait jetée en prison. »

– Ce n'est rien.

Elle s'efforçait de sourire pour les rassurer. Puisqu'ils étaient tous là maintenant, elle était sûre que son projet réussirait et qu'elle parviendrait à les sauver. Escortée jusqu'à la cuisine, elle dut s'asseoir et Rebecca lui apporta du vin. Lequel préférait-elle ? Rebecca proposait d'ouvrir plusieurs bouteilles. Puisque aussi bien on ne pourrait transporter toutes ces belles réserves sur le navire.

– Le navire ? dit maître Gabriel, c'est à cause de cela, n'est-ce pas, qu'on vous a arrêtée. Ils ont eu vent de quelque chose ?

– Ce n'est pas grave.

– Vous répétez que ce n'est pas grave mais vous êtes blanche comme un linge. Qu'y a-t-il donc ? Parlez. Faut-il prévenir Manigault ?

On lui donnait difficilement le change. Il posa sa main sur l'épaule d'Angélique.

– J'étais déjà sur le point de courir au Palais de Justice.

– Vous auriez commis là une grave erreur, maître Gabriel. Je me suis rendu compte que ces messieurs soupçonnaient quelque chose mais ils n'ont pas de preuves et le temps qu'ils en rassemblent, nous serons loin ! Je suppose que Martial et Séverine n'ont pas parlé.

– On ne nous a pas interrogés, dit Martial. Heureusement ! Un grand monsieur est venu tout de suite nous trouver. Il a pris Honorine dans ses bras pour qu'elle ne crie plus et après il nous a dit :

Rentrez chez vous, dame Angélique va vous rejoindre. » Les autres n'avaient pas l'air contents mais il nous a conduits lui-même jusque dans la rue.

– Je crois qu'il venait de Paris, fit remarquer Séverine les yeux brillants. Les autres montraient du respect pour lui.

Angélique approuva :

– Ce monsieur est, en effet, un de mes amis et il m'a promis que nous pouvions dormir cette nuit sur nos deux oreilles.

– Vous avez des amis dans la police de Paris, dame Angélique ? demanda brusquement maître Gabriel.

Angélique passa la main sur son front :

– Oui. C'est un hasard mais c'est ainsi ! Et vous voyez que cela peut être utile. Je vous promets que je vous raconterai tout demain. Mais ce soir je suis lasse et je crois qu'il faudrait coucher les enfants.

Cependant, quand ils se furent retirés, elle demanda à Abigaël de rester : « Il faut que je vous parle. »

Elles attendirent que le silence se fût rétabli dans la grande maison et qu'Honorine se fût endormie. Angélique ouvrit un coffre dans un coin de l'arrière-cuisine et en tira sa plus solide mante ainsi qu'un fichu de laine qu'elle noua énergiquement sous son menton pour maintenir sa coiffe.

– Je n'ai pas voulu parler à maître Berne de mon projet, dit-elle à Abigaël, parce qu'il m'aurait certainement empêchée de le mettre à exécution. Or, il n'y a que moi qui puisse agir. Il faut cependant que vous sachiez.

Et elle dévoila tout, pêle-mêle. On les avait trahis. Qui ? Peut-être un commis des Manigault. Peut-être un des leurs ?... Qu'importait, au fond ! Ce qui comptait c'était que Baumier était au courant de tout. Il savait leurs noms. Des sbires et des archers les surveillaient, surveillaient les entrepôts, le Sainte-Marie. Leurs maisons à tous étaient déjà marquées. L'ange noir des désastres avait posé son invisible main au frontispice des belles demeures ou des modestes échoppes du quartier sous les murs. Demain, on viendrait tous les arrêter.

Abigaël écoutait sans broncher. Plus que jamais, elle ressemblait à une madone flamande avec son long et doux visage aux sourcils pâles, sous sa coiffe blanche. Elle restait calme. Elle avait assez de force d'âme pour se résigner à ce qui devait advenir, mais cela lui était facile, songeait Angélique, parce que Abigaël ne savait pas ce qu'était le malheur. Elle ignorait ce que c'était que d'être en prison, que d'être traquée comme un gibier, que de n'avoir pas une pierre où poser sa tête, que d'appeler vainement au secours, parmi les siens.

– Il nous reste une chance, confirma-t-elle. Je veux la risquer. C'est pour cela qu'il faut que je sorte encore ce soir.

Abigaël tressaillit.

– Ce soir ? Par cette tempête ? Écoutez...

Le vent ébranlait les volets et les vitres. La pluie avait repris et le bruit de ses cataractes se mêlait au mugissement sourd de la mer.

– Les heures sont comptées, dit Angélique. Il faut que, demain, nous soyons tous embarqués, sinon nous sommes perdus.

– Embarqués ? Comment cela serait-il possible ? Vous dites vous-même que le port est gardé. Et aucun bateau ne voudra prendre la mer par ce temps.

– Un seul ne suffit-il pas ? fit Angélique têtue. Il faut courir cette chance, la dernière. Tenez-vous prête, Abigaël. Pendant mon absence, je voudrais que vous prépariez le bagage de chacun. Très peu de choses : un habit de rechange, un peu de linge.

– Quand allez-vous revenir ?

– Je ne sais pas. À l'aube, peut-être. Mais tenez-vous prêts... Je vous apporterai sans doute la nouvelle que le navire vous attend pour appareiller et qu'il faut se hâter.

Elle gagna la porte, s'arrêta comme saisie d'une nouvelle idée :

– Si je ne revenais pas, Abigaël... ma fille Honorine, quoi qu'il arrive, vous essaieriez de la protéger. Mais que je suis bête !... Je dois revenir. Il ne peut pas en être autrement !

Abigaël la rejoignit et lui mit le bras autour des épaules.

– Qu'allez-vous faire, Angélique ?

– Rien que de très simple. Je vais trouver un capitaine de navire que je connais, et lui demander de nous emmener, tous.

La jeune fille la serrait très fort contre elle et, en levant les yeux, Angélique fut frappée par ses traits lumineux.

Une vision naïve de son enfance vint se mêler au réconfort qu'elle éprouvait de découvrir cette amitié. Quand elle était petite et que la tempête passait en sifflant au-dessus des marais de Monte-loup, elle s'imaginait qu'elle était dans les bras de la Vierge Marie et sa peur s'évanouissait. Elle appuya son front contre l'épaule d'Abigaël. Celle-ci dit à mi-voix.