« J'ai été chargé de vous retrouver et de vous mettre la main dessus. On m'inflige toujours les corvées désagréables. Mettre la main sur la Révoltée du Poitou ! Pas commode ! Et ce n'est pas ma spécialité d'aller rôder dans une province comme la vôtre... Pauvre province, murmura-t-il, exsangue, ravagée, avec des hommes comme des bêtes dont la bouche se cadenassait dès qu'on prononçait votre nom !... J'ai dû renoncer et m'en suis remis au hasard... Ce fouineur de Baumier a joué le rôle. Il était monté à Paris pour fournir un rapport sur les sempiternelles affaires religieuses et, en même temps, il cherchait des renseignements sur une femme qui... sur une femme que... Qu'est-ce qui a bien pu me mettre dans la tête que cette femme c'était vous ? Je ne sais pas. Et après m'être entretenu dernièrement avec l'aimable gouverneur de La Rochelle, M. de Bardagne, mes derniers doutes sont tombés. J'ai donc couru la poste en toute hâte pour vous revoir, ma très chère. C'est bien vous. Mission accomplie.

« Savez-vous que vous avez rajeuni ?... Mais oui, j'en ai été frappé dès que je me suis trouvé en votre présence. Est-ce à cause de ce petit bonnet modeste qui me rappelle la servante de maître Bourjus, au temps où j'allais boire un verre de blanc de Suresnes à la Taverne du Masque Rouge ? Plus tard, votre nouveau visage en favorite du Roi, harnaché de joyaux, m'avait déçu. Croyez-moi, mais je commençais à y lire les stigmates de mes visages d'empoisonneuses : avidité, ambition, crainte, désir de vengeance. Maintenant, c'est passé. Je retrouve vos yeux candides de jeune femme... avec quelque chose en plus : la lourde expérience. Qu'est-ce qui vous a lavée de tout cela ? Qu'est-ce qui vous a rendu votre joue lisse et pure ? Vos yeux immenses et dévorants qui appellent au secours.

« Je suis entré tout à l'heure et je me suis dit : Dieu ! qu'elle est jeune. Agréable surprise, il faut l'avouer après cinq années de séparation. C'était peut-être à cause de ces larmes sur vos joues ?...

« Est-ce ce vieux rat de Baumier qui vous a fait pleurer, ma chérie ? Pourquoi ? Qu'avez-vous donc fait encore qui vous ramène dans les pattes aux ongles noirs de la Police ?... Quand apprendrez-vous la prudence ?... Allez-vous me répondre, enfin ? Vos yeux sont éloquents certes, comme ils l'ont toujours été, mais cela ne me suffit pas. Je voudrais entendre le son de votre voix.

Il se pencha en avant, très grave, ses prunelles dans les siennes. Elle se taisait, incapable d'articuler un mot. Du fond de son désespoir un appel s'élançait.

« Desgrez, mon ami Desgrez, au secours ! »

Mais pas un son ne pouvait franchir ses lèvres.

Desgrez se tut. Longtemps il l'examina. Trait à trait, détail après détail, il devait reprendre possession d'un visage et d'une forme humaine qui, trop souvent, hantaient ses songes.

Il s'était attendu à tout, à la voir déchue, vieillie, arrogante, amère, haineuse, mais pas à tant de sereine douleur, à l'appel muet et déchirant de ses prunelles vertes qui lui semblaient plus claires et plus limpides qu'autrefois.

« Je te savais belle, pensait-il, mais tu es plus belle encore !... Par quel miracle ? »

Un respect réel se saisissait de lui, pour cette femme qui avait réalisé Un tel « tour de force » : protéger son intégrité spirituelle malgré les années terribles, la guerre, la défaite, une existence qui n’ avait pu être que celle d'une bête traquée et sans cesse en danger.

Il se pencha en avant et devint grave.

– Madame, que puis-je faire pour vous aider ?

Angélique frissonna violemment comme si elle s’éveillait d'un sommeil hypnotique.

– M'aider ! Vous accepteriez de m'aider, Desgrez ?

– Qu'ai-je donc fait d'autre que de vous aider depuis que je vous connais. Oui, même quand j'essayais de vous arrêter à Marseille, c'était encore pour vous aider. Que n'aurais-je pas donné pour vous empêcher de vous lancer dans cette dangereuse escapade que vous avez payée si cher !

– Mais... vous avez ordre de m'arrêter ?

– Certes... et plutôt deux fois qu'une. Cependant, je ne vous arrêterai pas.

Il secoua la tête.

– ... Parce que, cette fois... ce serait terrible pour vous. Vous n'échapperiez plus. Je serais contraint de vous livrer pieds et poings liés, mon agneau. Et je ne sais même pas jusqu'à quel point votre vie n'est pas en jeu. Votre liberté, à coup sûr. Vous ne reverriez jamais la lumière.

– Vous risquez votre carrière, Desgrez.

– Ce n'est pas habile de votre part de me le rappeler juste à l'instant où je vous offre mon concours. Il m'est impossible de vous imaginer emprisonnée à vie, vous qui êtes faite pour les grands espaces... À propos, est-ce vrai que vous alliez vous embarquer pour les Iles avec une trentaine de protestants en fuite ?

D'un doigt négligent, il feuilletait la liste des passagers du Sainte-Marie. Elle voyait danser les noms des Manigault, des Berne, des Carrère, des Mercelot... des prénoms : Martial, Séverine, Laurier, Rébecca, Jérémie, Abigaël, Raphaël... Elle hésita une ultime seconde.

Un policier a cent façons de provoquer l'aveu. La voix alerte de Desgrez, ses propos à l'emporte-pièce avec de soudaines brisures de tendresse avaient-ils d'autre but que d'endormir sa méfiance et de l'amener à composition ? D'un mot, elle pouvait livrer ses amis, ceux qu'elle aurait voulu protéger à tout prix. Ses lèvres tremblèrent. Elle joua son va-tout :

– Oui, c'est vrai, dit-elle.

Desgrez se rejeta en arrière et poussa un drôle de petit soupir.

– C'est bien, fit-il, vous n'avez pas douté de moi. Si vous l'aviez fait, peut-être vous aurais-je arrêtée ! C'est bizarre, dans notre métier, avec l'âge, on devient à la fois plus dur et plus sentimental, plus cruel et plus tendre. On renonce à tout, sauf à quelques petites choses qui valent leur prix d'or. Et plus le temps coule, plus elles semblent précieuses. Votre amitié était de celles-là. Je me permets de vous faire ces confidences, ma chérie, assez peu dans mon style, parce que je sais que si je vous relâche cette fois, je ne vous reverrai jamais.

– Vous allez me relâcher ?

– Oui. Mais cela me semble insuffisant pour vous protéger, car vous êtes une fois de plus dans un très mauvais cas. Que n'êtes-vous partie plus tôt pour les Iles ? C'était la meilleure solution. Je ne vous aurais jamais revue et j'en aurais été bien soulagé. Maintenant, je me ronge les sangs. Ce Baumier vous a gagnée de vitesse. Tous vos complices vont être arrêtés incessamment. Leur bateau est sous surveillance. Rien à faire pour vous de ce côté-là... Quelle idée, ma mignonne, d'avoir été vous fourrer parmi ces hérétiques, alors que vous aviez cent bonnes raisons de vouloir passer inaperçue. On s'en occupe beaucoup trop de nos jours pour que leurs demeures puissent être pour vous un abri sûr... Sans compter qu'ils ne sont guère intéressants. Des « pisse-froid » qui ne savent même pas faire l'amour... Vous me décevez !...

– Vous me dites qu'on doit les arrêter ? demanda Angélique qui n'avait entendu que cela. Quand ?

– Demain matin.

– Demain matin, répéta-t-elle en pâlissant.

Personne ne s'en doutait encore. Demain matin, des hommes noirs, des archers pénétreraient dans la cour fleurie de lilas d'Espagne et de giroflées, où des enfants danseraient autour du palmier. Ils prendraient ces enfants par la main et les emmèneraient à jamais. Ils mettraient des chaînes aux poignets de maître Berne. Ils bousculeraient la vieille Rebecca et l'honorable tante Anna qui protesterait en serrant sa Bible et ses livres de mathématiques sur sa poitrine maigre. Mais on lui arracherait ses livres et on les jetterait dans le ruisseau...

Et, partout, dans les ruelles du quartier sous les murs, on verrait passer des femmes en coiffes blanches, chargées d'un baluchon hâtivement noué, des hommes enchaînés, des petits enfants courant éperdus à la suite des grands soldats bottés qui les entraîneraient.

– Desgrez, vous avez dit que vous alliez m'aider...

– Et vous, vous allez en profiter pour avertir ces gens ?... Pas de ça, mon petit. Assez de sottises ! Je vous laisse à la rigueur le temps d'aller quérir vos nippes, et sous ma surveillance, et ensuite je vous retire de ce circuit dangereux où vous vous êtes bêtement enlisée. Vous oubliez trop vite que vous êtes aussi un gibier de potence et que ce n'est pas votre qualité de papiste qui vous sauvera lorsque quelqu'un d'autre que moi aura fait une petite enquête un peu plus approfondie sur vous.

– Desgrez, écoutez-moi.

– Non.

– Vingt-quatre heures... Je vous demande vingt-quatre heures de sursis. Usez de votre pouvoir pour obtenir que l'on remette jusqu'au surlendemain, ou à la rigueur, jusqu'à demain soir leur arrestation.

– Par le diable, vous êtes folle ! s'écria Desgrez franchement en colère. Vous devenez de plus en plus exigeante. On a déjà bien de la peine à sauver votre tête mise à prix pour cinq cents livres, et cela ne vous suffit pas.

– Vingt-quatre heures, Desgrez... Je vous promets que je me sauverai avec eux.

– Vous prétendez qu'avant demain soir vous parviendrez à escamoter une cinquantaine de personnes en menace d'arrestation et à les emmener assez loin pour qu'on ne puisse les rattraper.

– Oui, j'y parviendrai...

Desgrez l'étudia un instant en silence.

– Quelle est cette étoile qui s'allume dans vos yeux, fit-il avec une douceur subite. Oh ! Je la reconnais ! On ne vous changera pas, marquise des Anges. Eh bien ! soit. Je vous accorderai, pour eux et pour vous, le sursis que vous me demandez. À cause de ce sourire que vous venez d'avoir en disant : « J'y parviendrai. »

Et, comme elle se levait déjà, il la retint d'un geste.